L’histoire commence dans une chambre à coucher, celle du président rwandais et de sa femme. Nous sommes le 26 mai 1994, en plein génocide. Juvénal Habyarimana est mort assassiné sept semaines plus tôt, son épouse Agathe a fui en France. A Kigali, la capitale, l’armée et les milices du gouvernement extrémiste cèdent du terrain aux rebelles, qui atteignent le palais présidentiel et l’investissent. Le reporter suisse Jean-Philippe Ceppi est dans leurs pas.
Parvenu à la chambre du couple, le journaliste fait le tour de la vaste pièce. Coup d’œil sur les lectures présidentielles. Rien de très passionnant : Le Vicomte de Bragelonne, d’Alexandre Dumas, Les Mines du roi Salomon… C’est alors qu’il aperçoit, abandonnés sous une table de nuit, des rouleaux de télex classés « secret » ou « confidentiel ». Le plus intriguant, c’est qu’ils proviennent de l’ambassade du Rwanda à Berne. Le journaliste se saisit des rouleaux. Un confrère moins scrupuleux fait main basse sur un flacon d’un litre de Chanel n°5 trouvé dans la salle de bains de la présidente. Il parcourt les télex. Adressés au président Habyarimana, les documents portent tous l’en-tête « A l’attention du colonel Elie Sagatwa ».
Le colonel Elie Sagatwa est le secrétaire personnel du défunt chef de l’Etat, le chef de son cabinet militaire aussi. Mais ces fonctions officielles, il les a doublées par d’autres : responsable des escadrons de la mort rwandais, il s’occupait des achats d’armes et des relations avec les extrémistes.
Les télex portent une signature, celle de Fabien Singaye, deuxième secrétaire d’ambassade. La fonction sans relief est destinée à faire illusion. Dans les faits, Fabien Singaye, 35 ans, est une « moustache », c’est-à-dire un homme des services secrets en république helvétique, et au-delà : « De l’Europe de l’Est jusqu’à la Chine », précise le journaliste et enquêteur suisse Jean Musy. La lecture est édifiante. Amateur de basses besognes, Fabien Singaye raconte comment il repère les opposants au régime. Il dénonce aussi ses collègues diplomates mariés à des femmes tutsies et fait des fiches sur les journalistes étrangers critiques… Mais il y a bien plus intéressant. Au détour d’une phrase, un nom apparaît dans le télex daté du 10 février 1992 : « Voir comment on peut mettre sur pied un plan de travail avec Barril. »
Son nom de code : « Bravo »
Barril, le capitaine Paul Barril en cheville avec un deuxième couteau ? Ce supergendarme qui dirigea le GIGN au début des années 1980 ? Ce nageur de combat, as en arts martiaux et tireur d’élite ? L’homme qui clame avoir « arrêté 115 personnes, participé à la reddition de 61 forcenés, neutralisé à mains nues 17 individus armés, libéré plus de 450 otages » ?… On a d’abord du mal à y croire. Mais la lecture des télex de Berne lève tout doute. Il ne s’agit pas d’une collaboration occasionnelle. L’ancien supergendarme est missionné, il est l’homme de confiance de Fabien Singaye, l’agent des services secrets rwandais en Suisse.
Barril a un nom de code : « Bravo ». Et un ordre de marche : vérifier les informations et rumeurs transmises par Fabien Singaye, lui en fournir aussi. Ce que fait le capitaine, sans état d’âme. Dans un télex daté du 22 janvier 1992, la « moustache » rwandaise rend compte à ses supérieurs des dernières activités de son superespion. « Vous informe que le mardi 2 janvier j’ai eu une longue conversation avec Bravo qui se trouve en Italie pour une visite officielle du président du Qatar. Il m’a confirmé les informations… », écrit-il. Il poursuit : « Bravo souhaite que j’aille le voir à Paris dans le courant du mois de février car il aurait des documents à me confier, des documents qu’il n’aimerait pas m’envoyer par [la] poste. »
Les télex de Fabien Singaye, adressés au secrétaire particulier du chef de l’Etat rwandais, ne laissent place à aucune hésitation : Paul Barril, alias « Bravo », travaille pour l’espion en chef de Kigali. L’ancien gendarme ne recule devant rien. Il informe, par exemple, sa « moustache » rwandaise des échos qui lui parviennent de l’Elysée, où opère son mentor, François de Grossouvre, conseiller pour les affaires privées de Mitterrand.
L’espion, la « taupe » et le juge
Paul Barril est une « taupe », la « taupe » de Fabien Singaye. Fabien Singaye, son contact et deuxième secrétaire d’ambassade, est au cœur du réseau des « grands génocidaires ». Le beau-père de la « moustache » de Berne n’est autre que « le financier du génocide », Félicien Kabuga, un des hommes aujourd’hui les plus recherchés au monde.
Fin 1994, alors que les extrémistes rwandais sont en pleine déroute après avoir commis le génocide, Fabien Singaye use de ses contacts avec l’exécutif suisse. Son beau-père, Félicien Kabuga, s’introduit frauduleusement dans le pays. Quand sa présence sera révélée au grand jour, « le financier du génocide » sera expulsé, pas arrêté. Avant de partir, il aura le temps de retirer sa fortune des coffres suisses.
Pour Singaye, la roue tourne également. Lui aussi est bientôt déclaré persona non grata, pour activités incompatibles avec son statut de diplomate. Mais le 9 août 1994, il frappe à la porte de la maison France. Et obtient aussitôt un titre de séjour.
L’ancienne « moustache » de Berne n’a pas directement de sang sur les mains, mais il a de vraies amitiés avec les extrémistes du génocide.
Singaye coule désormais des jours heureux à Aulnay-sous-Bois, dans la banlieue parisienne. Un homme d’affaires français, qui l’a approché, le décrit comme « travaillant pour le plus offrant ». « C’est avant tout un intriguant placé au cœur de multiples réseaux. Quand il estime n’avoir plus rien à tirer d’un employeur, il peut parfaitement faire alliance avec ses adversaires. »
L’ancienne « moustache » de Berne n’a pas directement de sang sur les mains, mais il a de vraies amitiés avec les extrémistes du génocide et pas de scrupules. Cela tombe bien : Paul Barril, alias « Bravo », n’en a pas non plus. Les deux barbouzes poursuivent leur collaboration.
A Paris, l’espion rwandais se lie d’amitié avec un autre exilé, le Centrafricain François Bozizé. Avec la bienveillance officieuse de Paris, cet ancien militaire prépare un coup d’Etat en son pays, où l’armée française dispose alors d’une base permanente. Quand François Bozizé prend le pouvoir en 2003, Fabien Singaye devient son « conseiller spécial », chargé de sa sécurité.
L’ancien espion approche également Patrick Balkany, le député-maire de Levallois. Par le biais de cet intime de Nicolas Sarkozy, parfois émissaire du président français en Afrique, le Rwandais rencontre le « roi des mines du Congo », le Belge George Forrest. Très vite, Fabien Singaye le rejoint dans l’équipe des « facilitateurs » de la société Areva en République centrafricaine. Areva est le bastion du nucléaire français. La « moustache » de Berne devient en quelque sorte son administrateur local.
Mais il y a encore plus incroyable. L’espion rwandais expulsé de Suisse, le traqueur d’opposants, le dénonciateur de femmes tutsies est également engagé le 27 mai 2002 comme expert et interprète par le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, pour travailler sur le dossier du… génocide des Tutsis du Rwanda ! Lié aux pires extrémistes rwandais, Fabien Singaye va peser sur l’instruction de l’attentat d’avril 1994 contre l’avion présidentiel et son équipage français. Il traduit du kinyarwanda au français les déclarations de témoins. Plusieurs se rétracteront, affirmant ne pas reconnaître leurs propos.
Faut-il voir, là encore, dans cette étonnante collusion, l’influence de Barril ? « Sans aucun doute. Le juge Bruguière a toujours eu confiance dans les gendarmes. Par définition, un gendarme, ça ne ment pas. Et Barril est fils et petit-fils de gendarme », indique un criminologue qui a fréquenté les deux hommes. Contacté, le gendarme confirme ses liens avec le magistrat. Des Emirats où il se trouve, Paul Barril nous recommande à plusieurs reprises de « prendre contact » avec le juge antiterroriste : « Le dossier Bruguière est bien ficelé […]. Il y a tout dedans. »
Logique : la thèse du juge, forgée en quelques semaines, se confond avec celle du gendarme. Tous deux tiennent la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR) pour responsable de l’attentat, qui, le 6 avril 1994, servit de déclencheur au génocide. L’instruction à charge a été menée jusqu’à l’absurde. Les autres pistes, dont celle des extrémistes, ont été purement et simplement négligées, les témoignages sont sujets à caution, les partis pris nombreux… Qu’importe, il s’agit de dédouaner Paris de toute responsabilité dans le génocide commis au Rwanda.
Deux « gloires » françaises
En fait, c’est à la fin 1989 que Paul Barril commence véritablement à travailler pour le pouvoir rwandais. Il dirige une boîte de sécurité privée, dont le nom dit à peu près tout : Secrets, pour Société d’études, de conception et de réalisation d’équipements techniques de sécurité. Sur recommandation de François de Grossouvre, conseiller de Mitterrand à l’Elysée, il est contacté en janvier 1989 par un émissaire du président rwandais Habyarimana, au pouvoir depuis seize ans. Il rencontre secrètement l’homme de confiance à Paris, à l’hôtel Méridien, en compagnie de Groussouvre.
Bientôt, il signe deux petits contrats avec Kigali. L’un, du 15 novembre 1989, porte sur la fourniture de deux portiques de détection et de vingt détecteurs de métaux portatifs à la présidence rwandaise. L’autre concerne la livraison de cinq pistolets mitrailleurs de marque Beretta, avec leurs chargeurs. Passé ces deux tests, les propositions sérieuses suivent. Paul Barril est chargé de réorganiser les services secrets de la garde présidentielle. Le gendarme n’est pas en terrain vierge. Une de ses vieilles connaissances sévit également au Rwanda, un ancien commissaire de la DST, Pierre-Yves Gilleron. Comme le capitaine, le commissaire fut impliqué dans l’affaire des écoutes de l’Elysée. Avec Gilleron, Barril retrouve un amateur d’opérations de basse police et de coups tordus. C’est à ces deux « gloires » françaises, l’ancien flic et l’ancien supergendarme, que le régime rwandais confie le soin d’organiser son système répressif. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg…
Car les deux « gloires » deviennent des ennemis mortels. La férocité de la bataille suinte des télex rédigés par Fabien Singaye. Derrière l’acolyte rwandais, on sent l’empreinte de Barril. Tous deux s’emploient à faire passer Gilleron et ses agents pour des trafiquants de drogue, des gangsters, des agents doubles, des infiltrés de la rébellion… Un télex mentionne « la clique des escrots (sic) faux policiers ». Il donne le ton.
Un ancien de la DST, qui fut un de ses flamboyants agents sous le nom de code « Vulcain » et que Barril chercha à recruter, se souvient de l’affrontement : « Gilleron avait initié Barril aux affaires internationales auxquelles il n’entendait rien. C’est encore Gilleron qui lui a ouvert des portes en Afrique et au Moyen-Orient. Après, le capitaine, qui est tout sauf quelqu’un de structuré, a pensé avoir tout compris et s’est séparé de lui. D’où la lutte féroce. »
Il faut un vainqueur, ce sera Barril. Il gravit enfin les mains libres le perron du pouvoir rwandais. L’ancien gendarme comprend rapidement que plusieurs clans sont en rivalité. D’emblée, « Popaul » se lie avec le plus fort, celui de « Madame », soit la belle-famille du Président. Ce clan, appelé « Akazu » (petite maison), rassemble autour d’elle le noyau dur des extrémistes, dont le secrétaire particulier du président et le supérieur de Fabien Singaye.
Le gendarme a saisi que le président rwandais est en perte de vitesse. Et qu’ils sont nombreux dans son entourage à vouloir sa perte.
Aux yeux du clan, le président rwandais est un modéré. « Malgré son physique de rustre, c’était quelqu’un de relativement éclairé, assez présentable, qui a fasciné François Mitterrand quand ils se sont rencontrés. C’était aussi un homme plutôt honnête, sans doute le seul chef d’Etat africain à avoir ordonné à ses ministres de voyager en classe économique. Mais malgré son regard de saint, il pouvait être aussi un tueur », résume un africaniste français.
Le gendarme a saisi que le Président est en perte de vitesse. Il comprend aussi qu’ils sont nombreux dans son entourage à vouloir sa perte. Il s’allie donc à son épouse, Agathe Habyarimana, et se rapproche d’elle dans la période précédant le génocide.
Ce processus, P., l’ancien patron des services de contre-espionnage helvétique qui fut proche du dossier, le détaille pratiquement : « Barril doit s’acquitter de deux missions. D’une part, il doit protéger les dirigeants hutus. De l’autre, Agathe ne faisant guère confiance à ses services de renseignement, il doit organiser un réseau parallèle afin de savoir ce qui se passe au sein de la rébellion. »
De ces missions, le gendarme convient volontiers lorsque le juge Bruguière l’interroge. Sur procès-verbal, Barril déclare ceci : « Dans les années 1990, j’ai été chargé, sur ordre de Grossouvre, d’infiltrer les structures militaires et politiques de la rébellion rwandaise. » Le gendarme rencontre à Paris, à l’hôtel Sofitel de la Défense, le chef de la rébellion, Paul Kagamé. « J’ai mangé avec lui dans sa chambre, qui était la chambre 623 », dit-il dans un enregistrement. La mission d’infiltration de Barril – supposée plonger « jusqu’à la racine » de la rébellion, selon les mots de Grossouvre – est un échec, total. Les guérilleros du FPR continuent à gagner du terrain.
La deuxième mission de « Bravo », « protéger les dirigeants hutus », se clôt, elle, sur un feu d’artifice. Le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais est abattu par un tir de missiles. Au nombre des « dirigeants hutus » assassinés : le président, son secrétaire particulier (le supérieur de Fabien Singaye), son chef d’état-major, des officiers, des ministres… Quel échec pour Paul Barril ! D’autant que d’insistants bruits alarmants circulaient depuis des semaines. « Depuis fin mars, j’étais au courant qu’il se préparait quelque chose contre Habyarimana », assure la journaliste belge Colette Braeckman, familière du Rwanda. La crainte d’un attentat hantait jusqu’à l’équipage français de l’avion présidentiel : un mois avant, les trois militaires placés à disposition avaient modifié la procédure d’approche.
Impossible pour un homme aussi averti que Barril, placé au cœur des réseaux sécuritaires, d’ignorer qu’il se tramait des événements graves. « On savait que se préparaient beaucoup de choses », reconnaît-il d’ailleurs dans un enregistrement. Alors, où était-il ce 6 avril 1994, jour de l’attentat ? Réponse laconique à notre question : « Je n’étais pas sur place, hélas ! »
Juge peu curieux
Comme le nageur de combat qu’il fut, le gendarme préfère les eaux troubles. Evoquant, dans ses mémoires, le suicide de son ami François de Grossouvre, qualifié au passage de « général en chef d’une nouvelle armée de l’ombre, apte à rétablir la France », Barril affirme avoir appris l’attentat sur « une colline perdue au centre de l’Afrique ». Le Rwanda ? Le Burundi ? Barril se garde bien de toute précision. On sait simplement qu’il est dans la région depuis plusieurs jours, mais le gendarme a soigneusement brouillé les pistes. Une certitude toutefois : peu avant l’attentat, Barril est à Kigali. Jacky Héraud, l’un des trois militaires français tués dans l’attentat, le croise à l’aéroport et en fait part à sa femme. Quarante-huit heures avant l’attentat, l’épouse d’un haut fonctionnaire français le rencontre au même endroit : « Je me suis dit : “Tiens, ce type-là, je le connais. Mais oui, avec ses petits cheveux ras et son physique de faux beau gosse, c’est Barril !” Il était alors entouré d’une flopée d’officiers rwandais venus l’attendre. »
Ces deux témoignages sont confirmés par l’actuel chef des services secrets rwandais, connus sous le nom de Damascène et contacté par téléphone à Kigali : « D’après un collègue du Burundi, il a quitté le Burundi le 4 avril. Je sais qu’il était à Kigali les 4 et 5. Mais le 6 avril, personne ne sait où il était. Nous avons pourtant fait des recherches. Probablement était-il au Rwanda, mais il n’y a aucun fait palpable qui atteste de sa présence ici. » Ce qui est fort curieux, c’est que le juge Bruguière, dans son enquête sur l’attentat, interroge à trois reprises Barril sans jamais lui demander où il se trouve le 6 avril 1994, date pourtant de la plus haute importance. La mission parlementaire française sur le Rwanda s’entretiendra avec des dizaines de personnes, mais pas avec Barril.
L’attentat ne « grille » pas la réputation du gendarme. Bien au contraire. Ses affaires fleurissent. Un mois plus tard, le 6 mai 1994, sa relation avec la veuve du président rwandais est officialisée par la signature d’un contrat qui lui donne mission de « conduire toutes les investigations qu’il jugera utiles à la manifestation de la vérité sur l’assassinat du Président ».
Si Barril repart effectivement de Kigali avec du matériel, ce n’est pas lui qui a garni ses bagages.
Comme enquêteur privé au service de « Madame », le supergendarme français donne sa pleine mesure. Le voilà qui, le 28 juin, surgit dans un grand état d’excitation sur le plateau du journal d’Antenne 2. Il a retrouvé , clame-t-il, la « boîte noire » de l’avion présidentiel abattu dans le ciel de Kigali. Il peut dire qui a tiré les missiles : ce sont les « terroristes du FPR », la rébellion. Devant les caméras, Barril exhibe à l’appui de ses accusations un mystérieux objet qu’il présente comme « la boîte noire ». Cette clé, laisse-t-il entendre, est celle de l’énigme. Le tour du prestidigitateur ne fait illusion qu’un temps. Comme l’établiront les techniciens de Dassault Aviation, la pièce présentée par Barril est un simple « coupleur d’antennes », soit « une boîte permettant la jonction d’une antenne radioélectrique avec le système de navigation de l’appareil ».
Aujourd’hui encore, P., l’ancien chef des services suisses de contre-espionnage, est furieux contre l’intervention télévisée du gendarme : « Barril se foutait du monde. Même s’il s’agissait effectivement de la boîte noire, ce n’est pas elle qui nous aurait dit d’où sont partis les missiles et, surtout, qui les a tirés. » Dans son livre, l’ancien gendarme affirme avoir aussi récupéré sur les lieux de l’attentat « 80 kg de pièces calcinées de l’avion » dont « des boîtiers électroniques, des enregistreurs de vol, des bandes magnétiques ».
« Bravo » assure également avoir payé de sa personne : « Je me suis rendu sous un tir intense de mortier de 120 mm du FPR à l’aéroport de Kigali pour récupérer les dossiers originaux : carnets de l’aéroport, rapport de la météo, fax, télex, ainsi que douze bobines d’enregistrement des vols du jour fatidique. » Il ajoute : « Plus tard, avec l’aide de militaires fidèles, j’ai récupéré les lanceurs des deux missiles meurtriers, trouvés aux alentours d’une zone surveillée par l’armée belge. J’ai aussi les plans des lieux avec l’emplacement présumé des tireurs. »
La réalité est, toutefois, quelque peu différente. Si Barril repart effectivement de Kigali avec du matériel, ce n’est pas lui qui a garni ses bagages. Pour deux raisons. La première : les lieux de l’attentat sont passés au peigne fin. Le commandant Grégoire de Saint-Quentin, du 1er Rpima, un des « réservoirs » des services secrets français, récupère les corps des trois membres français de l’équipage. Il trouve aussi probablement, sinon les missiles, du moins la « boîte noire » de l’avion – même s’il prétend le contraire. La seconde : le gros du matériel exhibé par « Bravo » lui est remis par le ministre de la Défense du gouvernement extrémiste mis en place pendant le génocide.
Ainsi lesté, le gendarme s’empresse de filer vers Paris en prenant surtout bien soin de se faire remarquer. « Une nuit, les forces de sécurité de l’aéroport de Bangui ont été mises en alerte parce qu’un mystérieux appareil approchait sans avoir respecté les procédures d’identification. Il s’agissait de l’avion de Barril qui revenait avec la boîte », se souvient un émissaire français, alors en visite en Centrafrique.
Les mercenaires à la rescousse
D’entrée de jeu, Barril abat ses cartes. Le gendarme veut accréditer à n’importe quel prix sa thèse. A savoir : la rébellion du FPR est responsable de l’attentat, réalisé avec l’appui de la Belgique. Cette version est strictement conforme à celle des extrémistes du gouvernement intérimaire rwandais. Au journal télévisé, « Popaul » se lance donc dans un numéro de haut vol. Après la « boîte noire », il fait apparaître des photos satellite « prises le soir de l’assassinat », qu’il présente comme preuves d’une coordination entre l’attentat et le début de l’offensive de la rébellion. Il raconte avoir eu accès à des enregistrements où l’on entend des voix « d’Européens parlant anglais avec l’accent belge ». Mais « aucune des prétendues “preuves” que Barril a entre les mains ne se matérialise, ni les tubes de lancement, ni les photographies par satellite, ni les enregistrements d’hommes parlant anglais avec un accent belge », relèvera ensuite, dans un livre, Gérard Prunier, du CNRS. Le chercheur s’interroge : « La question demeure : pourquoi Barril a-t-il délibérément fait des déclarations erronées à la télévision ? »
Quand nous l’interrogeons sur le sort des supposés lance-missiles, le gendarme nous répond qu’ils ont « disparu à Goma », terre d’asile des dignitaires du génocide. Tout comme Barril qui, lui aussi, a « disparu » des écrans radars le jour de l’attentat. Pourtant, rapporte le chercheur du CNRS, des mercenaires blancs ont été aperçus sur la colline d’où sont partis les tirs de missiles. « On peut par conséquent présumer que les opérateurs sont vraiment des Blancs », écrit-il.
Gérard Prunier, cité dans le rapport de la mission parlementaire française sur le Rwanda, va plus loin : « On peut supposer que Paul Barril connaît les hommes qui ont abattu l’avion et leurs commanditaires. Ses accusations infondées contre le FPR ne serviraient alors qu’à détourner l’attention d’autres personnes, connues de lui, et capables de recruter des mercenaires blancs expérimentés pour un contrat d’assassinat sur la personne du président Juvénal Habyarimana. »
Le problème pour Barril est que la présence de mercenaires français au Rwanda est confirmée par le témoignage de Georges Ruggiu, un Belge paumé devenu animateur de la radio-télévision des Mille Collines (RTLM), connue comme la « radio de la haine ». Arrêté au Kenya en 1997, ce Belge est le seul non-Rwandais à avoir été condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour complicité de génocide. Interrogé par les enquêteurs, il affirme avoir rencontré à plusieurs reprises « quatre mercenaires » français, d’abord à Kigali, puis à l’hôtel Méridien de Gisenyi. Ces Français étaient venus, dit-il, soutenir les extrémistes hutus. Quand ? « Aux alentours du 20 mai », soit en plein génocide.
L’animateur radio décrit ces mercenaires français : des officiers âgés de 25 à 35 ans, en uniforme, sans identification, bien équipés. Les quatre hommes, précise-t-il, donnaient des ordres aux soldats rwandais et « circulaient par groupes de deux, la plupart du temps avec, soit le général Augustin Bizimungu », le chef d’état-major de l’armée rwandaise, poursuivi pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre par le TPIR, « soit Gratien Kabiligi », le chef des opérations militaires.
Le Belge explique : « Ils partaient avec eux et circulaient dans des véhicules avec forte escorte et camouflés. » Leur boulot : « Organiser des entraînements de militaires au camp Bigogwe. Et pas n’importe quel type d’entraînement, des entraînements de militaires Crap. » Les Crap sont des commandos de recherche et d’action en profondeur chargés d’opérer derrière les lignes ennemies.
Barril est alors dans les parages. Il se promène même en compagnie de Gratien Kabiligi, ce général qui « circulait » avec les mercenaires. Cela, Barril le raconte, dans une interview non diffusée menée par le réalisateur d’un documentaire sur le génocide rwandais, Tuez-les tous.
J’ai combattu avec les Hutus jusqu’au dernier, et j’ai vécu des choses extraordinaires sur place.
Paul Barril
Le récit de « Bravo », le voici. Il débute en avril. Barril est au Rwanda, le génocide a commencé, la panique est générale. « La première chose que j’ai faite, on a repris l’ambassade de France. Tout a été abandonné, les documents, les machines étaient cassées […] et j’ai eu beaucoup de mal à remonter les couleurs parce qu’en partant les militaires français avaient coupé la corde du bas. » Le supergendarme ne se contente pas de hisser le drapeau français : « J’ai combattu avec les Hutus jusqu’au dernier, et j’ai vécu des choses extraordinaires sur place. »
Le « pro » ne fait pas mystère d’avoir formé des commandos Crap à des actions sur l’arrière de la rébellion : « Je n’ai pas honte de vous dire : la France avait formé soixante-sept commandos de recherche et d’action en profondeur. Sur soixante-sept, il en restait vingt-cinq de vivants. Les vingt-cinq de vivants, c’est la première chose que j’ai faite quand je suis arrivé : “Sortez des rangs, vous venez avec moi.” » Il se dit méritant : « On a retardé certainement d’un mois, de trois semaines, la prise de Kigali. On était les seuls à faire des opérations sur les arrières de Kagamé », le chef de la rébellion.
Barril fait deux séjours à Kigali. Le second se prolonge jusqu’à la chute de la capitale, qu’il assure avoir quittée, le 4 juillet 1994, parmi les derniers. « On était terrés dans les trous. Et j’ai dit : “Ce coup-ci on est perdus”, parce qu’on ne pouvait plus décrocher à pied, on était encerclés. Donc, j’ai dit : “On va attendre la nuit et on va tenter.” […] On pouvait même pas se laver, il n’y avait plus d’eau et des cadavres partout, on était obligés de se doucher à la bière. Je ne sais pas si vous savez ce que c’est des obus de mortiers de 120, mais même s’ils tombent à cent mètres, vous décollez de ça du sol. »
Paris ne s’émeut de rien
Quand il n’est pas à Kigali, le capitaine est en Europe où il recrute des mercenaires. Il s’y est obligé : le 28 mai 1994, il signe avec le Premier ministre du régime génocidaire aux abois un « contrat d’assistance » de 3 millions de dollars auquel s’ajoutent 130 000 dollars, reliquat d’une précédente mission. Les termes du contrat sont clairs : « Le capitaine Barril s’engage à fournir vingt hommes spécialisés. » Il est chargé « de former et d’encadrer sur le terrain les hommes mis à leur disposition ».
Barril devient aussi fournisseur d’armes : il s’engage à livrer deux millions de cartouches, onze mille obus de mortiers, cinq mille grenades M26 et six mille grenades à fusil… Le contrat viole ouvertement l’embargo sur les livraisons d’armes entériné par les Nations unies onze jours plus tôt, le 17 mai 1994. Ce n’est pas pour gêner Barril. Dans une lettre datée du 17 juin 1994 et adressée à l’ambassade du Rwanda à Paris, le ministre de la Défense du gouvernement extrémiste indique que « Bravo » va recevoir 1,2 million de dollars en supplément, sans doute un premier versement. Le lendemain, un certain Robert Martin, un lieutenant de Barril, vient retirer le chèque à l’ambassade.
Mais la situation des extrémistes, lancés dans l’extermination, est catastrophique. L’armée, les miliciens, une bonne part de la population sont tout occupés à assassiner, jour après jour, heure après heure. Très peu ont le temps ou l’envie de se battre contre la guérilla, qui progresse. Que peuvent donc faire vingt mercenaires ? Peut-être tuer Paul Kagamé, le chef de la rébellion ? La mission est impossible : ce dernier est bien protégé.
La France officielle ne peut plus livrer d’armes à ses « alliés » génocidaires en raison de l’embargo des Nations unies.
L’argent versé à Barril n’est donc pas entièrement dépensé. Et le solde, le capitaine le conserve. Attaché militaire de l’ambassade du Rwanda à Paris, le colonel Sébastien Ntahobari s’en plaindra plus tard amèrement à… Paul Quilès, président de la mission parlementaire d’information sur le Rwanda.
De son côté, Paris ne s’émeut de rien. Les autorités sont, pourtant, parfaitement au courant. Et depuis longtemps. Une note de synthèse du 2 juin 1994 du service français de renseignement, la DGSE, en témoigne sans ambages : « Il semble que le capitaine Barril, dirigeant de la société Secrets, exerce, en liaison avec la famille Habyarimana, réfugiée à Paris, une activité remarquée en vue de fournir des munitions et de l’armement aux forces gouvernementales. »
En fait, l’ancien supergendarme a pris le relais d’une France officielle qui, techniquement, ne peut plus livrer d’armes à ses « alliés » génocidaires en raison de l’embargo des Nations unies. Une lettre manuscrite du colonel Jacques Rosier, le chef du Commandement des opérations spéciales (COS) déployé pendant l’opération Turquoise, en atteste.
Adressée à son supérieur le général Le Page, le patron du COS, la lettre est datée du 25 juin 1994. Le colonel Rosier, un des officiers les plus décorés de France, y rend compte d’une entrevue qu’il a eue la veille avec les ministres de la Défense et des Affaires étrangères du gouvernement des tueurs. La rencontre, écrit-il, a lieu « dans un endroit discret ». L’officier précise : « Au nord de Cyangugu », soit près de la frontière zaïroise.
Le « crime des crimes »
Les deux ministres, également chefs de milice, se confient sans retenue : « Vos canons de 105 sont toujours là, mais ils sont muets faute d’obus », disent-ils à l’officier français, qui connaît parfaitement le Rwanda. Le colonel Rosier y a longuement séjourné en 1992 et organisé de nombreuses livraisons d’armes, officielles celles-ci. Il a noué des liens, il a des « camarades ». A cet officier de confiance, les ministres rwandais peuvent tout dire. Ils demandent une aide « discrète bien sûr ». Rosier répond par la négative, en raison « du contexte actuel ». Il ne précise pas si le « contexte » est l’embargo international ou le génocide, presque achevé à cette date. Imperturbable, il note : « Ils ont eu l’air dépité de ma réponse et m’ont dit qu’ils comptaient avoir accès à des mercenaires. » Et conclut sur une parenthèse lapidaire : « (capitaine Barril contacté) ».
Ce qui est extraordinaire avec Barril, c’est que, s’il défend corps et âme les responsables des massacres – « Le vrai génocide, c’est un génocide de Hutus, ce n’est pas un génocide de Tutsis », osera-t-il – il ne perd jamais de vue ses intérêts. Dès avril 1994, au début du génocide donc, il est chargé par le gouvernement extrémiste tout juste mis en place de récupérer le trop-perçu d’avances consenties à un nouveau venu sur le marché des fournitures d’armes. La somme est juteuse : 1 647 864 dollars. Trois mois plus tard, le génocide achevé, Barril persiste et signe. Sans vergogne : « Vous n’êtes pas sans ignorer que les sommes dues sont particulièrement importantes pour ce pays qui compte parmi les plus pauvres du monde », écrit-il dans une lettre recommandée du 13 juillet 1994 adressée à un de ses concurrents, Dominique-Yves Lemonnier.
Le 19 août, le tribunal d’Annecy est saisi. Barril est le maître d’œuvre de l’action en justice. Le plaignant n’est autre que le colonel Sébastien Ntahobari, l’attaché militaire de l’ambassade rwandaise à Paris par qui transitaient déjà les paiements à l’ancien gendarme. C’est Ubu au royaume du génocide. Le régime des tueurs, remplacé par un nouveau gouvernement issu de la rébellion, n’existe plus depuis un mois. Les commanditaires de l’action en justice, qui viennent de commettre le « crime des crimes », sont en fuite.
Mais foin de ces détails. Barril n’est pas homme à renoncer. Il sonne l’hallali et dénonce son rival au procureur de la République. Le gendarme raconte la scène à Raphaël Gluscksmann, le réalisateur du documentaire Tuez-les tous : « Le procureur m’a fait entendre par le SRPJ de Paris et, le lendemain, Lemonnier a été arrêté et incarcéré immédiatement. » Pour « trafic d’armes de guerre », le 25 janvier 1995.
Dominique-Yves Lemonnier ne reste pas longtemps en prison. Libéré après l’annulation de la procédure par la cour d’appel, il décède le 11 avril 1997 d’un arrêt cardiaque en sortant d’un restaurant. Commentaire de Barril : « Bizarrement, comme dans toutes ces affaires, il est mort […] L’attaché militaire de l’ambassade (de France à Kigali, ndlr), qui avait été corrompu, qui travaillait avec Lemonnier, est mort aussi d’un arrêt cardiaque. Il n’y a que moi qui suis resté vivant dans toute cette affaire. » Difficile d’être plus cynique. Mais il est vrai que l’on meurt beaucoup autour de Barril, et pas seulement de crise cardiaque. Deux ans plus tôt, en 1995, l’un des « camarades » rwandais du gendarme, le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, un des dirigeants des services secrets, a été assassiné dans un camp de réfugiés de Goma.
Or, il était un personnage clé. Lié au premier cercle génocidaire, c’est lui qui avait été envoyé à Paris, au beau milieu de la tuerie, rencontrer l’état-major français. Le 10 mai 1994, il avait même été reçu par le général Jean-Pierre Huchon, ancien adjoint à l’état-major particulier de François Mitterrand.
L’homme qui savait tout
Dans une note de synthèse qui évoque les activités cachées des militaires français, le colonel Rwabalinda avait rendu compte de la rencontre : « La mission militaire de coopération prépare les actions à mener en notre faveur. Le téléphone sécurisé permettant au général Bizimungu (le ministre rwandais de la Défense, ndlr) et au général Huchon de converser sans être écoutés par une tierce personne a été acheminé à Kigali. » Il concluait : « Ces contacts m’ont permis de sonder combien la coopération française est gênée de nous expliquer sa retenue, en matière d’intervention directe, par souci de solidarité avec l’opinion publique européenne et américaine. »
Rwabalinda savait tout. Au sein des services de renseignements rwandais, le G2, il avait travaillé avec Barril. Mais quinze jours avant sa mort, le Rwandais s’était décidé à prendre contact avec un officier paracommando belge. Rwabalinda avait envoyé un fax à l’officier, le colonel D., pour négocier l’évacuation de sa famille. En échange, il avait promis de dire tout ce qu’il savait. Troublé, le colonel D. s’était confié à un proche, le général André De Smet, attaché de défense à l’ambassade de Belgique à Washington. Lors d’un déjeuner, ce dernier avait rapporté à son tour l’affaire à un homologue français, qui se décomposa.
Quand le colonel D. voulut reprendre contact avec Rwabalinda, le Rwandais venait d’être assassiné d’une balle dans la tête et son cadavre avait disparu. Pas moins troublant, poursuit le colonel belge, fut la déclaration d’un autre officier français, le lieutenant-colonel Maurin, qui expliqua lors d’un briefing la mort de l’officier rwandais par sa « trahison ». Le mot en dit long sur les liens entre certains hauts gradés français et les responsables du génocide.
Les militaires français ont-ils ignoré les activités de Barril ? Difficile à croire. Au début du génocide, cent quatre-vingt-dix parachutistes français ont débarqué à Kigali, officiellement pour quelques jours, le temps d’évacuer les étrangers. Mais certains, du Commandement des opérations spéciales (COS), se sont installés sur place. Le colonel D. est formel : leur centre de liaison était situé au cinquième étage de l’hôtel des Mille Collines. A la mi-mai, ils étaient toujours là. Commentaire de P., l’ancien patron des services secrets suisses : « Barril, c’est pratique. On peut toujours dire : “Il ne travaille pas pour nous, la preuve c’est qu’il a été chassé de la gendarmerie.” Mais un Français qui opérerait en indépendant dans une zone d’influence française se ferait aussitôt remettre à sa place. A moins d’un accord tacite. Il est clair que le DGSE ou la DRM (Direction du renseignement militaire, ndlr) étaient en contact avec lui, ce qu’on ne pourra jamais prouver, bien sûr. »
La France, en tout cas, ne lui en a pas voulu. En juin 1994, soit juste à la fin du génocide, le capitaine Barril est élevé au grade de commandant de réserve.