Pêcheurs malgré tout

Photos par Ciro Battiloro Un récit photo de Nicolas Gastineau
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Pêcheurs malgré tout
En 2022, le photographe italien Ciro Battiloro a été invité en résidence artistique dans le cadre du festival Planches Contact de Deauville. Mais aux riches touristes parisiens, il a préféré la compagnie des autochtones : la communauté des pêcheurs qui, à l’ombre des villes coquettes de Honfleur et de Trouville, perpétue la rude tradition des marins normands.
Publié le 01 septembre 2024
En 2022, le photographe italien Ciro Battiloro a été invité en résidence artistique dans le cadre du festival Planches Contact de Deauville. Mais aux riches touristes parisiens, il a préféré la compagnie des autochtones : la communauté des pêcheurs qui, à l’ombre des villes coquettes de Honfleur et de Trouville, perpétue la rude tradition des marins normands.
La première fois que Ciro Battiloro a rencontré Benoît, « il était en train de réparer un filet à poissons sur le quai de Honfleur, dans une lumière magnifique ». Il noue un lien immédiat avec ce pêcheur, le premier à autoriser le Napolitain au français hésitant à partir avec eux en mer. Benoît pratique la pêche côtière dans la Manche depuis une vingtaine d’années. Son père était pêcheur avant lui et son fils l’est devenu aussi. Il navigue à bord de La Petite Maylis, un navire aux dimensions typiques de cette « pêche familiale », comme la qualifie le photographe : 16 mètres de longueur sur 6 de large. Il en existe une douzaine du genre à Honfleur sur lesquels naviguent une cinquantaine de pêcheurs, témoigne le photographe.
La pêche côtière des marins de Honfleur et de Trouville est artisanale, car elle mobilise des petits équipages de deux à cinq personnes où l'armateur est souvent lui-même marin à bord – quand la pêche industrielle emploie jusqu’à 50 marins sur des navires de plus de 50 mètres. Selon l’édition 2024 des chiffres clés des filières pêche et aquaculture en France, ce modèle de production à petite échelle concerne 73 % des pêcheurs français. Le rythme à bord, a réalisé le photographe, est d’autant plus intense. Ils partent en mer jusqu’à cinq jours, encaissent de longues heures d’attente pour arriver à leur destination quand d’un coup, il faut se mettre en branle en quelques minutes pour déployer les filets dans une impressionnante chorégraphie, comme ici Benoît à bord de La Petite Maylis. « En les observant, j’ai compris que les mouvements des pêcheurs étaient calculés à la perfection. Dix secondes de trop, une erreur et tu perds une main ou finis à l’eau. »
La pêche côtière des marins de Honfleur et de Trouville est artisanale, car elle mobilise des petits équipages de deux à cinq personnes où l’armateur est souvent lui-même marin à bord – quand la pêche industrielle emploie jusqu’à 50 marins sur des navires de plus de 50 mètres. Selon l’édition 2024 des chiffres clés des filières pêche et aquaculture en France, ce modèle de production à petite échelle concerne 73 % des pêcheurs français. Leur rythme à bord, a réalisé le photographe, est d’autant plus intense. Ils partent en mer jusqu’à cinq jours, encaissent de longues heures d’attente pour arriver à leur destination quand d’un coup, il faut se mettre en branle en quelques minutes pour déployer les filets dans une impressionnante chorégraphie, comme ici Benoît à bord de La Petite Maylis. « En les observant, j’ai compris que les mouvements des pêcheurs étaient calculés à la perfection. Dix secondes de trop, une erreur et tu perds une main ou finis à l’eau. »
Jonathan, pêcheur à bord du Morjolène, a connu comme ses camarades une année 2022 critique. La hausse des prix du carburant causée par la guerre en Ukraine est venue s’additionner à la fermeture de l’accès aux eaux britanniques engendrée par le Brexit. Elles représentaient 30 % des captures françaises avant la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Devant la dureté du métier et ses conditions dégradées, le photographe n’a pas pu s’empêcher de leur demander ce qui les poussait à continuer. « Ils m’ont dit qu’une fois au large, relate Ciro Battiloro, ils oubliaient justement la société et ses problèmes. Ces pêcheurs sont obsédés par la mer. »

Jonathan, pêcheur à bord du Morjolène, a connu comme ses camarades une année 2022 critique. La hausse des prix du carburant causée par la guerre en Ukraine est venue s’additionner aux restrictions de l’accès aux zones de pêche britannique, engendrées par le Brexit. Elles représentaient 30 % des captures françaises avant la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Devant la dureté du métier et ses conditions dégradées, le photographe n’a pas pu s’empêcher de leur demander ce qui les poussait à continuer. « Ils m’ont dit qu’une fois au large, relate Ciro Battiloro, ils oubliaient justement la société et ses problèmes. Ces pêcheurs sont obsédés par la mer. »

Pêcher suppose d’abord de savoir ce que l’on est autorisé à pêcher. La gendarmerie maritime, qui attend parfois les bateaux à quai, veille au grain. La seiche, de la famille des pieuvres et des calamars, ne peut être capturée qu’entre mai et juin. Ce qui laisse tout de même aux pêcheurs de la région le temps d’en ramener 4 000 tonnes par an, pour un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros, selon le comité régional des pêches maritimes de Normandie. La pêche des coquilles Saint-Jacques, le plus rentable des produits de la mer pour les marins qu’a côtoyés le photographe, est quant à elle autorisée de mars à avril. Le reste du temps, c’est « le maquereau, la sole, la dorade », énumère Ciro Battiloro, avant d’avouer dans un rire : « ce sont les premiers mots que j’ai dû apprendre en français ».

Pêcher suppose d’abord de savoir ce que l’on est autorisé à pêcher. La gendarmerie maritime, qui attend parfois les bateaux à quai, veille au grain. La seiche, de la famille des pieuvres et des calamars, ne peut être capturée qu’entre mai et juin. Ce qui laisse tout de même aux pêcheurs de la région le temps d’en ramener 4 000 tonnes par an, pour un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros, selon le comité régional des pêches maritimes de Normandie. La pêche des coquilles Saint-Jacques, le plus rentable des produits de la mer pour les marins qu’a côtoyés le photographe, est quant à elle autorisée de mars à avril. Le reste du temps, c’est « le maquereau, la sole, la dorade », énumère Ciro Battiloro, avant d’avouer dans un rire : « ce sont les premiers mots que j’ai dû apprendre en français ».

Chaque année depuis 1861, le week-end de la Pentecôte, tous les pêcheurs prennent la mer, accompagnés de leurs familles. Dans l’estuaire, face à Honfleur, ils jettent des fleurs en hommage aux personnes mortes en mer. « Parmi les pêcheurs que j’ai rencontrés, relate le photographe qui a pu les suivre ce jour-là, beaucoup ont au moins un proche qui a perdu la vie ». De retour à Honfleur, ils font la fête et les parents boivent de concert.
Chaque année depuis 1861, le week-end de la Pentecôte, tous les pêcheurs prennent la mer, accompagnés de leurs familles. Dans l’estuaire de la Seine, face à Honfleur, ils jettent des fleurs en hommage aux personnes mortes en mer. « Parmi les pêcheurs que j’ai rencontrés, raconte le photographe qui a pu les suivre ce jour-là, beaucoup ont au moins un proche qui a perdu la vie. » De retour à Honfleur, ils font la fête.
Le lendemain, il faut se lever tôt : c’est jour de parade. Comme le veut la tradition, les pêcheurs et leurs enfants revêtent pour le lundi de Pentecôte leurs costumes d’apparat, des marinières traditionnelles, et défilent dans les rues de Honfleur en portant des maquettes de bateau. C’est un grand moment de cohésion et de reconnaissance pour la petite communauté des pêcheurs. Le photographe y a assisté deux fois, en 2022 et en 2024 : « Les gens les saluent, ont toujours un mot gentil à leur endroit. Ils savent qu’ils représentent l’identité de la ville », confie-t-il, encore ému du respect témoigné par la population.
Le lendemain, il faut se lever tôt : c’est jour de parade. Comme le veut la tradition, les pêcheurs et leurs enfants revêtent pour le lundi de Pentecôte leurs costumes d’apparat – des marinières traditionnelles –, et défilent dans les rues de Honfleur en portant des maquettes de bateau. C’est un grand moment de cohésion et de reconnaissance pour la petite communauté des pêcheurs. Le photographe y a assisté deux fois, en 2022 et en 2024 : « Les gens les saluent, ont toujours un mot gentil à leur endroit. Ils savent qu’ils représentent l’identité de la ville », confie-t-il, encore ému du respect témoigné par la population.
Pour les pêcheurs, la mer signifie aussi l’attente. Pour tuer les nombreuses heures qui égrainent le périple de plusieurs jours, ils discutent, fument beaucoup, jouent aux cartes, même parfois à la Playstation si le navire le permet. Et bien sûr, ils se reposent, comme Fali dans sa cabine du Perséverance. Ce marin sénégalais est loin d’être le seul à avoir quitté son pays pour prêter main-forte à une filière locale en manque de main-d’œuvre. Ce pays d’Afrique de l’Ouest, le deuxième producteur de poissons de la région, ne manque pas de pêcheurs compétents en quête d’un meilleur salaire.
Pour les pêcheurs, la mer signifie aussi l’attente. Pour tuer les nombreuses heures qui égrainent le périple de plusieurs jours, ils discutent, fument beaucoup, jouent aux cartes, même à la Playstation si le navire le permet. Et bien sûr, ils se reposent, comme Fali dans sa cabine du Perséverance. Ce marin sénégalais est loin d’être le seul à avoir quitté son pays pour prêter main-forte à une filière locale en manque de main-d’œuvre. Le Sénégal, deuxième producteur de poissons d’Afrique de l’Ouest, ne manque pas de pêcheurs compétents en quête d’un meilleur salaire.
André n’a pas eu le temps de poser. Tout se passe très vite à ce moment-là à bord du Morjolène, le marin va sortir sous la pluie et les remous pour prêter main-forte aux autres. Un an après cette scène, le 23 juillet 2022, ce pêcheur réputé parmi ses pairs est décédé d’un problème au cœur. Le photographe s’en désole mais ne s’en étonne pas : « les vies des pêcheurs m’ont paru dures, si usantes ».
André n’a pas eu le temps de poser. Tout se passe très vite à ce moment-là à bord du Morjolène, le marin va sortir sous la pluie et les remous pour prêter main-forte aux autres. Un an après cette scène, le 23 juillet 2022, ce pêcheur réputé parmi ses pairs est décédé d’un problème au cœur. Le photographe s’en désole mais ne s’en étonne pas : « les vies des pêcheurs m’ont paru dures, si usantes ».
Les pêcheurs vieillissent. Alors que 40 % des professionnels partiront à la retraite dans les dix années, la filière peine à attirer les jeunes prêts à prendre la relève. Mathis en fait partie. Comme ses aînés, il fume beaucoup. Il a fait sa formation et navigue déjà. Mais pour combien de temps ? Devant la dureté du métier, les armateurs ont du mal à garder leurs plus jeunes recrues. Au contact des familles de pêcheurs de Honfleur, le photographe a aussi vu la flamme de la transmission pâlir. « Beaucoup des pêcheurs, fils et petits-fils de pêcheurs, ne sont pas certains de demander à leur enfant de reprendre le flambeau. »
Les pêcheurs vieillissent. Alors que 40 % des professionnels partiront à la retraite dans les dix années, la filière peine à attirer les jeunes prêts à prendre la relève. Mathis en fait partie. Comme ses aînés, il fume beaucoup. Il a fait sa formation et navigue déjà. Mais pour combien de temps ? Devant la dureté du métier, les armateurs ont du mal à garder leurs plus jeunes recrues. Au contact des familles de pêcheurs de Honfleur, le photographe a aussi vu la flamme de la transmission pâlir. « Beaucoup des pêcheurs, fils et petits-fils de pêcheurs, ne sont pas certains de demander à leur enfant de reprendre le flambeau. »
La plus jeune fille du capitaine du Petite Maylis, Mayline, l’attend dans le jardin de leur maison un vendredi soir. Fourbu après plusieurs jours en mer, Jean-Philippe regagnera bientôt la douceur de son foyer dans la campagne de Honfleur. Son retour est en soi une heureuse nouvelle : après tout, son propre père, pêcheur avant lui, est mort en mer. Fidèle à la tradition, c’est d’après le prénom de sa fille aînée, Maylis, que Jean-Philippe a baptisé son bateau. En 2023, sa destruction dans un incendie a failli conduire l’armateur à changer de travail. « La mer m’a pris mon père. Je ne peux pas la quitter », a-t-il confié à Ciro Battiloro. Une phrase dont le photographe se souviendra longtemps.
La plus jeune fille du capitaine du Petite Maylis, Mayline, l’attend dans le jardin de leur maison un vendredi soir. Fourbu après plusieurs jours en mer, Jean-Philippe regagnera bientôt la douceur de son foyer dans la campagne de Honfleur. Son retour est en soi une heureuse nouvelle : après tout, son propre père, pêcheur avant lui, est mort en mer. Fidèle à la tradition, c’est d’après le prénom de sa fille aînée, Maylis, que Jean-Philippe a baptisé son bateau. En 2023, sa destruction dans un incendie a failli conduire l’armateur à changer de travail. « La mer m’a pris mon père. Je ne peux pas la quitter », a-t-il confié à Ciro Battiloro.

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