Il paraît que tous les vagabonds qui naviguent autour du monde rêvent d’une île. Une petite île à l’abri des regards, à peine sur les cartes. Seule une poignée de marins parviennent à la trouver. Celle dont rêve Jean Bouchet, l’alpiniste que la mort a tant de fois rejeté, se situe quelque part dans les cinquantièmes hurlants, entre la Terre de Feu et la Géorgie du Sud, aux portes de l’Antarctique. Une personne l’habite : son mentor, Jérôme Poncet, capitaine du Damien et du Golden Fleece. Il y vit depuis une quarantaine d’années, dont vingt avec Sally, sa compagne alors, une biologiste, qui a fini par partir.
Le vieil homme qui se rêvait « gitan de la mer » a bâti sa cabane en piochant dans les ruines d’un poste de chasse à la baleine, à force de dizaines d’allers-retours entre le port fantôme de Grytviken et son confetti d’à peine 50 kilomètres carrés. À l’époque, il avait aussi capturé 17 rennes pour les embarquer sur son voilier provisoirement transformé en étable. Le dernier troupeau du Grand Sud vit toujours sur l’île presque déserte, en compagnie de moutons, qui errent librement parmi les manchots et les éléphants de mer.
Le message le plus important de sa vie
La première fois que Jean Bouchet a entendu le nom de Jérôme Poncet, c’était sur le Fitz Roy, mythique sommet des Andes, où il se trouvait en très mauvaise posture. L’épopée de ce marin légendaire l’a sauvé. Il n’a pas cherché à le rencontrer pour autant. « Je pensais qu’il était mort. »
En novembre 2012, Jean est aux Malouines, à Port Stanley. Chef d’expédition, il revient d’une traversée épique d’est en ouest de la Géorgie du Sud. Le succès de l’aventure – combiné un peu fou entre voile, alpinisme et expédition polaire – est total. L’équipe reprend des forces à bord du navire et Jean, curieux, jette un coup d’œil aux autres bateaux. Leur voisin de ponton s’appelle Dion. Jean lance la conversation. Le jeune homme est skipper. Il est né sur une île déserte, entouré par les icebergs. Son père est une sorte de vieil explorateur originaire des Alpes. Il s’appelle Jérôme. Le cœur de Jean s’arrête. Jérôme comment ? « Jérôme Poncet. Il vit toujours sur son île. » C’est trop gros, impossible. Jean, électrifié, déballe tout. Dion gribouille les coordonnées de son père – joignable uniquement par satellite –, mais prévient : c’est un pirate, pas sûr qu’il réponde.
Plusieurs mois s’écoulent en silence. Et un jour : « OK, rencontrons-nous. » Bien sûr, Jean n’a pas les moyens d’y aller seul.
De retour dans le chalet alpin bâti par son beau-père, Jean tape fiévreusement le message le plus important de sa vie. « Que nos chemins se croisent comme ça, au milieu de nulle part, ça ne pouvait pas être une coïncidence », conclut-il aujourd’hui. Plusieurs mois s’écoulent en silence. Et un jour : « OK, rencontrons-nous. » Bien sûr, Jean n’a pas les moyens d’y aller seul alors, comme toujours, il entend faire d’une pierre deux coups en finançant le voyage jusqu’à Port Stanley avec des montagnards prêts à aligner quelques gros billets pour s’aventurer en Antarctique et naviguer avec un marin mythique.
Jérôme, intrigué par ce gars têtu avec une histoire pas possible, accepte le deal : c’est d’accord pour embarquer le groupe à bord de son voilier pendant deux mois. En une semaine, travaillant jour et nuit, porté par une énergie démente, Jean passe des coups de fil dans tous les sens et parvient à monter une équipe prête à sauter dans l’avion – mélange de skieurs alpinistes de haut niveau et de connaissances portées par son récit. À peine dix jours après avoir reçu le message de Jérôme, il retrouve les pontons et les vents glaciaux de la capitale des Malouines.
« Un petit bonhomme en crocs »
Pour « ne pas abîmer le rêve », Jean n’a jamais cherché de photo de Jérôme sur Internet. Mais quand il aperçoit « un petit bonhomme en crocs habillé un peu comme un clodo », il sait qu’il a devant lui son géant. « C’est toi, Jean ? Moi, c’est Jérôme », lâche simplement le moustachu en ciré en lui envoyant une belle poignée de main. Le groupe s’installe à bord de Golden Fleece, robuste ketch à la coque noire. Jérôme met cap au sud. L’homme connaît l’Antarctique par cœur, et s’amuse à slalomer entre les icebergs. Il souhaite les emmener dans les zones les moins connues du continent blanc, et les lâcher sur des glaçons jamais foulés par l’homme. Mais la saison rend le passage difficile, il y a trop de glace. Malgré plusieurs tentatives, il leur est impossible de franchir le cercle polaire. Le voilier est contraint de rester au nord de la péninsule, là où circulent tous les navires de croisière.
Jérôme, qui navigue sans AIS – le système d’identification automatique obligatoire à bord des bateaux –, enrage. Mais trouve le moyen de provoquer l’aventure. « Parfois, il faisait passer son voilier entre deux falaises d’icebergs, alors que ça pouvait basculer à tout moment. Il me faisait franchement flipper », se souvient Jean avec jubilation, lui qui découvre alors un Jérôme comme il l’imaginait, « un rebelle un peu fou, qui va vraiment loin dans son jeu avec le danger ». Lorsqu’ils se retrouvent à la barre, entourés par la glace, les baleines et une mer indescriptible, ces deux hommes écorchés par la vie et mus par l’amour des zones blanches sur la carte se dévoilent.
Un gars est tombé dans une crevasse et a chuté vingt mètres sous la glace. Il a eu une chance inouïe de ne pas se tuer.
Jean Bouchet
Au terme des deux mois, le vieux marin propose de remettre ça un an après, de mener Jean et son équipe d’alpinistes jusqu’à la baie de Marguerite, à l’ouest de l’Antarctique, pour tenter l’ascension du mont Verne. Jean accepte et passe une partie de l’année à préparer l’équipée. Mais cette fois-ci, la belle histoire va sérieusement être mise à l’épreuve. « On était cinq, répartis sur deux cordées. Jérôme était à bord du “Golden Fleece”, et j’étais en contact avec lui par radio. Mais un gars est tombé dans une crevasse et a chuté vingt mètres sous la glace. Il a eu une chance inouïe de ne pas se tuer mais, le temps de le sortir de là, la météo s’est gâtée et la nuit a commencé à tomber », retrace Jean.
La deuxième expédition avec son mentor vire au cauchemar. « Un brouillard terrible s’est installé, et nos trois GPS sont tombés en rade de batterie. Un des hommes, qui était gelé, a pété un plomb. Il fallait qu’on avance dans un dédale de crevasses et de glaciers. Je guidais le groupe, j’étais la seule personne en contact avec Jérôme. La situation était extrême. Dans ma tête, j’avais accepté l’idée de ne pas pouvoir ramener tout le monde. »
En avançant sur la glace, l’alpiniste voit « évidemment » certains souvenirs revenir, lui qui collectionne les histoires périlleuses, parfois mortelles. Certaines le hantent. « Il y a eu des accidents tragiques sous ma responsabilité. » Un jour, il y a longtemps, un bloc de rocher s’est détaché et a coupé la corde, net. Il y a eu un cri et deux corps se sont fracassés en bas de la falaise. Mais ce jour-là, dans le brouillard, il essaie de rester concentré, la frontale allumée, la voix de Jérôme grésillant dans sa radio. Les deux hommes parlent peu, mais se comprennent. « Avec toute la force qu’il me transmettait, je ne pouvais pas ne pas revenir. » Après des heures de calvaire, ils aperçoivent enfin les lumières du Golden Fleece. « On s’est pris dans les bras, en silence. Il s’est passé quelque chose d’immense à ce moment-là. »
Cap sur Bodø
Le jour se lève à peine sur le port de Paimpol ce lundi 6 février 2023, et l’équipage peut enfin partir. Jean emmène des touristes sportifs skier aux Lofoten puis des scientifiques au Groenland. Une fenêtre météo est annoncée. Jean est surexcité. « C’est la dernière année comme ça. La prochaine fois, c’est le grand voyage », me promet-il en me montrant pour la énième fois une photo de Jérôme Poncet sur son téléphone.
Pourtant, au moment de leur dernière séparation en Antarctique, après l’expédition qui a failli tourner au drame, le vieux marin lui a dit adieu. « Il m’avait emmené dans les endroits qu’il chérissait le plus, sur l’île où il avait conçu son fils, à quelques mètres des plus beaux icebergs, aux confins de la péninsule. Il m’avait transmis l’essentiel. Je suis revenu avec une mélancolie profonde, en me disant que je ne le reverrais jamais, que c’était terminé. Mais c’était impossible. » Touché, je lui dis que j’entends un conte dans son histoire et, car j’ai les yeux qui brillent, il me propose d’embarquer jusqu’à Bodø, le port d’entrée des Lofoten.