Enquête  |  Pouvoirs

« Du cockpit, tu ne vois pas vraiment Gaza »

Écrit par Nicolas Rouger Illustré par Álvaro Bernis
1er décembre 2025
ombre d’un avion de chasse sur un enfant affamé
Ils ont mené la guerre d’anéantissement de Nétanyahou avec leurs avions de chasse, tout en manifestant contre sa politique. Revue21 a recueilli la parole rare de ces pilotes israéliens, maîtres du ciel au Moyen-Orient. Perçus comme l’élite d’un pays qu’ils ne reconnaissent plus, mais à qui ils ont juré fidélité.
31 minutes de lecture

La pelouse est verte, grasse. Nous sommes mi-mai 2024, le soleil n’a pas encore tout asséché sur ce bout tranquille de côte israélienne. Nadav (un prénom d’emprunt, à sa demande) se ressert un verre de rosé. De la carne grille sur le barbecue, on entend les vagues : la mer est à trois cents mètres à peine. Il regarde ses deux filles, 5 et 8 ans, sautant sans peur sur un trampoline déglingué. La musique et la température sont douces, c’est la fin de l’après-midi, on se croirait en Provence ou sur une île grecque. Nadav regarde le ciel bleu tirant sur le violet. Un petit avion de plaisance ronronne. Soudain, deux hélicoptères militaires passent en formation, Walkyries chevauchantes. Ils vont plein nord, vers le Liban. Nadav soupire. Demain, le réserviste de 37 ans sera de retour dans un cockpit d’avion de chasse, à pilonner Gaza.

Bien sûr, il ne parlera pas en détail de la nature des opérations auxquelles il a pris part. De ce que produisent les bombes que lui et ses frères d’armes larguent alors sans discontinuer sur l’enclave palestinienne, à une centaine de kilomètres au sud de son jardin. Mais quelques jours après cette scène bucolique, un bombardement amplement documenté permet de mesurer l’abîme dans lequel le pilote a plongé.

Deux bombes guidées

Le 26 mai 2024, les prières viennent de se terminer à Tel al-Sultan, un quartier de Rafah, à Gaza. Trois semaines plus tôt, l’armée israélienne a étendu son offensive à cette ville à la frontière de l’Égypte. Elle a conseillé aux résidents d’aller se réfugier dans une zone dite « humanitaire », quelques kilomètres au nord, déjà surpeuplée. Le mal nommé « Kuwaiti Peace Camp » est juste en dehors de cette zone, mais doté d’un entrepôt de l’ONU. Ce qui lui confère une fausse impression de sécurité.

Deux bombes guidées Boeing GBU-39, 113 kilos dont 17 d’explosifs, quittent les ailes du chasseur Lockheed Martin. Quelques secondes plus tard, au camp Kuwaiti, le monde explose. Le souffle laisse la place à la fumée, la chaleur, puis les cris. Les tentes sont englouties par les flammes. À minuit, l’armée israélienne affirme avoir atteint dans cette frappe Yacine Rabia et Khaled Nagar, deux commandants du Hamas – bien que Nagar s’en soit finalement sorti, apprendra-t-on plus tard. Un autre officier des Brigades al-Qassam, la branche armée du mouvement islamiste, fait aussi partie des cibles « éliminées ».

« Les ailes d’un génocide »

À leurs côtés, 33 civils dont 6 enfants sont tués, une centaine d’autres blessés. Après son enquête, Amnesty International évoquera un « probable crime de guerre », décrivant la décapitation d’une jeune femme et d’un enfant par des débris de métal projetés à haute vélocité. Interrogée par l’organisation, Lina al-Attar, 21 ans, décrit l’apocalypse : « Je me suis réveillée sous du métal… Quand j’ai réussi à me libérer, j’ai vu des corps en morceaux partout, des flaques de sang. Ma mère était morte. Mon père criait. Ma belle-sœur a été tuée sur le coup, son bébé dans les bras. La mort était partout autour de nous. » Le lendemain, sous la pression internationale, l’armée israélienne dira avoir lancé une enquête, « regrettant la mort des civils non impliqués », tout en rejetant la faute sur « une explosion secondaire », de façon à instiller le doute sur la présence d’explosifs des Brigades al-Qassam sur les lieux.

Défaire le Hamas, tuer « les terroristes » jusqu’au dernier justifie tout, qu’importent les conséquences. Le pilote qui, sous ses ailes, porte les missiles est, aux yeux du peuple israélien, un héros, sa foudre vengeresse. Pour les Palestiniens, un tueur invisible, haut dans le ciel. « Est-ce que les pilotes qui nous bombardent ont aussi des enfants ? » demande un gamin dans une série de témoignages collectés au printemps 2024 par le Palestine Trauma Centre. Cette dernière phrase deviendra un slogan, reproduit au feutre sur les pancartes des manifestations de soutien à Gaza, de Paris à New York. Les pilotes, pour les Palestiniens et ceux qui les soutiennent, ne sont que « les ailes d’un génocide ».

Comme dans un jeu vidéo

Nadav ne le voit pas comme ça : il a des euphémismes plein la bouche. Il parle de libérer les otages, de protéger les soldats israéliens qui se battent dans l’enclave. « Beaucoup de missions consistent à soutenir nos troupes sur le terrain », dit-il. Pourtant, il a des doutes. L’invasion de Rafah l’a fait tiquer. Il est de plus en plus convaincu que cette guerre s’est « politisée », qu’elle n’a plus de but stratégique, qu’il ne peut plus faire confiance à son gouvernement pour la mener à bien. Pourtant, demain, il se lèvera de bonne heure pour ne pas se retrouver dans les embouteillages qui rongent les autostrades israéliennes. Il collera une bise sur le front de ses filles et partira pour la base. Là, il enfilera sa combinaison, passera son casque ultrasophistiqué – il dit qu’il peut viser une cible rien qu’en la regardant, comme dans Star Wars ou un jeu vidéo – puis il fendra les airs levantins.

Moi, je vais à la guerre le matin et je rentre à la maison le soir.

Nadav, pilote de chasse israélien

Nadav lit la presse étrangère. Celui qui a toujours voté plutôt à gauche (pour les travaillistes) ou pour le centriste du moment, le plus souvent un général, ne fait pas partie de ceux qui pensent que le monde entier est ligué contre Israël. Mais un génocide ? « Évidemment qu’une accusation comme ça c’est de l’antisémitisme ! s’énerve-t-il. Je peux t’assurer que l’armée travaille dur pour épargner les civils. C’est facile pour vous en Europe de dire ça. La guerre c’est moche, voilà. » 

Depuis le 7-Octobre, Nadav fait des allers-retours, autant physiques que psychologiques, entre sa vie normale de père pilote de ligne et son engagement de soldat pilote de guerre. « Dans l’infanterie ou les tanks, ils sont partis pendant des semaines. C’est beaucoup plus dur pour eux que pour nous les pilotes, surtout pour ceux stationnés à Gaza. Mais au moins, eux, ils s’adaptent, ils s’habituent. Moi, je vais à la guerre le matin et je rentre à la maison le soir. »

Yigaël Yadin, le deuxième chef d’État-major de l’histoire d’Israël, avait l’habitude de dire que son pays est peuplé de soldats « en permission onze mois de l’année ». C’est particulièrement vrai dans l’armée de l’air, où chaque escadron ou presque est composé d’environ deux tiers de réservistes comme Nadav. En temps normal, il doit revenir à sa base s’entraîner trois ou quatre fois par mois. Depuis le 7-Octobre, il est mobilisé la moitié de chaque semaine.

Chouchoutée par le parrain américain

L’armée de l’air israélienne est un mastodonte agile, avec un commandement centralisé, pyramidal, un peu à part des autres branches de Tsahal. Il y a des escadrons de chasseurs, d’hélicoptères de combat, de drones, de transports, mais aussi une unité de renseignement. Enfin, il y a la défense aérienne, que le reste du monde jalouse. Du très efficace (mais très cher) Dôme de fer, qui a pour but d’abattre les roquettes de courte et moyenne portée tirées depuis Gaza ou le Liban, au très sophistiqué Lance-pierre de David, conçu pour abattre les missiles balistiques. Israël est en train d’y ajouter un autre niveau, le Bouclier de lumière, qui à partir de la fin 2025 descendra, grâce à des faisceaux laser, les projectiles et drones de courte portée. Des interceptions pour quelques dizaines de shekels, une poignée d’euros, là où celles du Dôme de fer coûtent plus de 25 000 euros chacune. 

Cette « Air Force » est reine des cieux au Moyen-Orient, chouchoutée par son parrain américain qui la dote de son matériel le plus sophistiqué pour perpétuer son « avantage militaire qualitatif », selon le jargon sécuritaire. Sur une flotte d’environ 350 avions de combat, Israël aurait en sa possession 41 F-35I, la crème de la crème des chasseurs furtifs made in Lockheed Martin, ainsi que 77 F-15 et 174 F-16 comme celui où prend place Nadav. Mais le plus important, insistent les pilotes, ce n’est pas le matériel. « C’est la culture de l’organisation ! » dit Ilan (un prénom d’emprunt). Il est, lui aussi, réserviste. Mais plus âgé, plus gradé que Nadav. Il ne vole plus, mais remplit un rôle de coordination entre les différentes branches de l’armée.

Après son service militaire, Ilan est devenu entrepreneur. Si beaucoup d’anciens pilotes d’active se reconvertissent dans l’aviation civile, en particulier à El Al, la compagnie israélienne, comme Nadav, les entrepreneurs sont surreprésentés parmi les vétérans. Pour la plupart dans la tech. « Le premier fonds de capital-risque israélien a été lancé par un ancien pilote ! » plastronne Ilan.

L’arrogance et le succès

Le chemin pour devenir pilote est ardu. L’aviation a la primeur du choix sur le vivier des jeunes hommes et, théoriquement, des jeunes femmes du pays qui passent leur sélection pour entrer dans l’armée, à 17 ans. Un algorithme met les meilleurs profils physiques, académiques et psychologiques en avant. Ceux qui franchissent toutes les étapes se retrouvent en formation pendant trois ans. Mais seul un quart d’entre eux reçoivent leurs « ailes ». Le premier astronaute israélien était issu de cette élite – longtemps teintée de machisme –, au statut social unique dans la société israélienne. Ezer Weizman, l’un des premiers pilotes israéliens, devenu plus tard commandant de l’armée de l’air puis président du pays, aurait eu l’habitude de dire : « Les meilleurs hommes pour l’Air Force, les meilleures femmes pour les pilotes. » Si, aujourd’hui, quelques femmes accèdent aux cockpits, signe de progrès, l’arrogance que confère la fonction reste très partagée. Et contribue sans nul doute au succès de ces pilotes entrepreneurs.

En Israël, plus que n’importe quel diplôme, le service militaire définit le reste de sa vie, pas seulement professionnelle. C’est sous les drapeaux qu’on commence à construire une carrière, en particulier dans le business ou la politique. L’autoproclamée « startup nation » est en relation symbiotique avec les unités de l’élite de l’armée, même si l’armée de l’air a peu à peu perdu de sa suprématie face au renseignement technologique. Depuis le début du millénaire, c’est plutôt vers cette fameuse unité 8200 que les bonnes familles poussent leurs rejetons. Les geeks peuvent y retrouver, sous l’uniforme, le réseautage et l’accès aux nouvelles technologies qui donnaient auparavant l’avantage à l’armée de l’air, mais le derrière sur une chaise, devant un écran. Sans l’obligation de tuer directement ou de prendre le risque de se faire descendre en pays ennemi.

Ces dernières années, le piédestal sur lequel étaient placés les pilotes a vacillé, pris dans les remous de la tumultueuse vie politique israélienne. Dans l’Israël de 2025, façonné depuis deux décennies par le populisme de Benyamin Nétanyahou, les pilotes sont devenus les caricatures du « Premier Israël », comme le disent les politologues. Soit les représentants de l’entre-soi ashkénaze, laïc et nanti, bien installés dans leurs avions ou dans les beaux quartiers de Tel-Aviv. Une élite que le Likoud, parti du Premier ministre, accuse depuis longtemps de tous les maux. Attisant ainsi la frustration de la « périphérie » israélienne, ces villes pauvres du nord et du désert, peuplées de juifs d’origine orientale, éthiopienne ou soviétique, dont les enfants servent à Gaza ou sur les checkpoints des territoires occupés.

Influencer les élections

Les pilotes hautains rafleraient tous les honneurs pendant que les masses informes et populaires de l’infanterie serviraient de chair à canon. « N’importe quoi », s’offusque Guy Poran, ancien pilote d’hélicoptère. « L’armée de l’air n’est pas le ministère de l’éducation, poursuit-il. Ce n’est pas à elle de régler ces inégalités. Au contraire : elle fait bien ce qu’elle peut pour essayer d’intégrer le plus de minorités possible. »

La carrure fringante et discrètement tatouée de Guy Poran ne trahit pas ses 70 ans passés. Le résultat, peut-être, de vingt ans de pratique intensive du yoga. Depuis cinq ans, ses contorsions sont aussi politiques. Il a été, en mars 2020, à l’initiative de la première pétition signée par des pilotes – 555 d’entre eux – pour essayer d’influencer les élections. Une première dans la société israélienne, et Poran veut croire qu’elle a été efficace. « À l’époque, nous demandions simplement qu’un politicien inculpé ne soit pas autorisé à devenir Premier ministre. » Référence directe à Nétanyahou, en procès depuis 2019 dans trois affaires de trafic d’influence. « Après la réforme judiciaire, ça a pris une ampleur folle », continue-t-il.

Dès sa réélection en décembre 2022, « Bibi » s’est lancé dans une refonte du système judiciaire, afin d’établir l’ascendance des élus sur les juges de la Cour suprême. Un objectif de longue date de la droite nationaliste. Ont suivi des manifestations monstres, mobilisant surtout l’Israël centriste approchant du troisième âge face à ce qui était perçu comme une attaque directe contre la démocratie. Le groupe de pilotes, renommé Forum 555, y a participé activement. En mars 2023, la majorité des quarante réservistes de l’escadron de chasseurs 69, surnommé « les Marteaux », ont ainsi déclaré qu’ils ne s’entraîneraient plus. Quatre mois plus tard, ils étaient rejoints par plus de 450 autres pilotes. Électrochoc national.

pilote de chasse au-dessus d’une manif

« Nétanyahou et sa machine à poison [expression utilisée par l’opposition pour désigner ses relais médiatiques] veulent faire croire que c’est à cause de cette mobilisation que le 7-Octobre a pu se produire », s’indigne Guy Poran. Depuis, il court les plateaux télé, ferraille sur les réseaux sociaux – et même jusqu’au tribunal – contre les commentateurs fidèles à l’indétrônable Premier ministre qui estiment que, si le Hamas a pu semer la terreur, c’est que l’armée avait la tête ailleurs. « La vérité, c’est que, dès le début de la guerre, les pilotes étaient au rendez-vous », s’enorgueillit-il.

En plus de ses procès pour corruption, Bibi devra prendre ses responsabilités par rapport au 7-Octobre.

Ilan, pilote et entrepreneur, membre du Forum 555

Au fil de la guerre, les positions du Forum 555 se sont radicalisées. À l’automne 2025, ils étaient « 1 700 pilotes retraités et réservistes » à l’avoir rejoint, assure Guy Poran. Le mouvement ne s’adresse pas aux pilotes d’active, à qui l’expression politique est interdite. Mais l’homme dit connaître le sentiment dominant dans les hangars : « Je suis sûr que la majorité des pilotes pensent comme nous. »

C’est-à-dire ? Dans ses dernières pétitions, éditoriaux ou interviews télévisées, le message du Forum n’a pas varié : la guerre à Gaza était devenue exclusivement politique, elle ne pouvait ramener ni la sécurité ni les otages. Et l’annihilation de Gaza comme but de guerre est inacceptable. « Quand nous avons préparé une pétition en avril 2025, avec 1 200 signatures, le chef de l’armée de l’air m’a convoqué, se souvient Poran. Je suis arrivé dans la salle et le chef d’État-major Zamir était là aussi. Ils ont essayé de me convaincre de ne pas publier, en me disant qu’un accord de libération des otages était proche, que ça risquait de tout faire capoter… » Et de conclure, non sans un malin plaisir : « Le lendemain, nous l’avons publiée. »

« En réalité, la guerre est finie, au moins depuis mai 2024 et la prise de Rafah », dit Ilan, le pilote entrepreneur, lui aussi membre du Forum 555. « Le reste des opérations, c’était simplement pour sauver ce gouvernement… » ajoute-t-il en triturant un bout de croissant, dans un café bourgeois d’une banlieue résidentielle de Tel-Aviv. « Sans guerre, le gouvernement de Nétanyahou sera immédiatement rattrapé par ses propres dissensions. Et aussi parce qu’en plus de ses procès pour corruption, Bibi devra prendre ses responsabilités par rapport au 7-Octobre. »

Destins brisés

Cette guerre à Gaza, perpétuée pour préserver les ambitions d’un seul homme, à entendre les pilotes, ils l’ont néanmoins menée, malgré l’ahurissant coût humain et matériel. Dès les premiers jours, l’armée de l’air a été le fer de lance d’une opération de destruction sans précédent. Les rapports se suivent, spéculant, à partir des images satellite, qu’en deux ans, 90 % du bâti gazaoui a été endommagé – dont toutes les universités, tous les hôpitaux, toute l’infrastructure d’eau et d’électricité. Et si les réseaux sociaux ont mis en exergue les comportements criminels souvent colorés de racisme de l’infanterie israélienne à Gaza, ou l’œuvre de démolition de ses ingénieurs, c’est principalement par le ciel qu’est venue la mort pour près de 70 000 Palestiniens. Ce sont les chiffres des autorités gazaouies, liées au Hamas, mais que plus personne ne conteste. Guy Poran affirme d’ailleurs sans sourciller qu’il y aurait « plutôt 100 000 morts ». Sans compter les destins brisés de 170 000 blessés, dont au moins 40 000 à vie.

Dès 13 heures, le 7 octobre 2023, quelques heures après l’assaut du Hamas lancé à l’aube sur les kibboutz frontaliers, l’armée israélienne a autorisé ses officiers à frapper des milliers de cibles, peu importe leur importance stratégique. L’ordre doublait aussi à 20 le plafond acceptable de victimes collatérales pour chaque militant du Hamas tué. Pour certaines frappes, selon une enquête du New York Times, ce ratio pouvait s’élever à 100 pour 1. En août 2025, une note des services de renseignement militaire, révélée par The Guardian, estimait à 83 % la part des civils morts à Gaza.

29 000 frappes en quatre mois

Tsahal a aussi eu recours à l’intelligence artificielle pour déterminer ses cibles, accordant aux logiciels une dangereuse liberté de jugement. Bref, frapper fort plutôt que frapper bien : « Harbu darbu ! » dit l’expression israélienne, reprise dans un hymne rap sorti à l’hiver 2023 et passé en boucle en boîte de nuit depuis. Le nombre de frappes sur Gaza est vertigineux : plus de 29 000 rien qu’entre le 7 octobre 2023 et le 19 février 2024, dont 26 000 à partir des avions de chasse, selon les statistiques officielles.

Les communicants de Tsahal réfutent toute orgie sanguinaire et aveugle, préférant user ad nauseam l’idiome « boucler la boucle » : une cible est remarquée par l’infanterie, puis identifiée par le renseignement technologique, avant d’être éliminée par une frappe aérienne ou d’artillerie. Un cercle se voulant vertueux, mais qui ne concerne qu’un quart des frappes. Quant aux « cibles », elles sont nécessairement « terroristes ». Tsahal, « la force de défense » en hébreu, se contenterait d’éliminer, tel un chirurgien pratiquant une ablation, les « ennemis de la civilisation », comme le répète Nétanyahou.

La cible, on ne la voit qu’à travers l’écran. 

Nadav, pilote de chasse

Tout au long de la guerre, l’étourdissant tempo n’a jamais faibli. En septembre 2025, pour préparer l’entrée de l’infanterie dans Gaza-Ville, les chasseurs israéliens ont largué plus d’une centaine de bombes par jour sur cette zone urbaine d’une dizaine de kilomètres carrés, où se terraient encore presque un million de personnes. Chaque jour, plusieurs dizaines de Palestiniens mouraient sous les bombes. Dont des femmes et des enfants.

« Du cockpit, tu ne vois pas vraiment Gaza, explique Nadav. On y est en cinq minutes depuis la base et, quand on frappe, on fait ça de très loin. La cible, on ne la voit qu’à travers un écran. » Lointains sont les moments d’héroïsme moral auxquels s’accrochent les anciens combattants. Comme celui de ce pilote envoyé en mission au Liban en 1982, qui constate de visu que sa cible est une école et lâche ses bombes dans la Méditerranée plutôt que d’exécuter l’ordre. « C’est révolu, les dogfights [combats aériens où le pilote voit la cible de ses propres yeux]. Maintenant, les coordonnées arrivent numériquement, tout est précalculé, il ne reste qu’à appuyer sur le bouton », résume Nadav.

Le « refus gris »

Yali Marom habite à Rehovot, dans le centre d’Israël, à proximité de Tel Nof, alias Air Force Base 8, l’une des trois principales bases aériennes de l’État hébreu. Depuis le début de la guerre, sa proximité avec l’aérodrome militaire a fait de lui un expert : « Il y a tellement de sorties qu’on sait instinctivement la destination d’un avion de chasse juste à la direction du son. » Militant antiguerre – « dans le climat actuel, on peut nous décrire comme dissidents » –, Yali Marom organise des manifestations aux abords des bases. Le 19 septembre 2025, ils étaient une cinquantaine avec lui devant Tel Nof. De l’autre côté des grilles, cachée derrière la végétation, la base s’étend comme un kibboutz : les pilotes vivent souvent ici en famille, profitent d’infrastructures confortables, piscine et crèche. Au bord de la route, les militants brandissent en silence des portraits d’enfants palestiniens tués à Gaza. « Pour que les pilotes regardent dans les yeux les conséquences de leurs actions. »

En voiture, un jeune soldat ralentit, lance une insulte évoquant les parties génitales des mères des manifestants, puis remonte sa vitre. Les gardes prennent des photos, commentent celles des enfants martyrs. « Pourquoi il n’y a pas les petits Bibas ? » lance un militaire, en référence à deux jeunes enfants israéliens kidnappés avec leur mère par le Hamas et tués en captivité (le Hamas affirme qu’ils l’ont été dans une frappe de l’armée).

Dans la petite assemblée, il y a Dougie, fier kibboutznik septuagénaire et ancien pilote, membre des 555. Dans ses mains, une pancarte : « Pilote ! Ces enfants ne sont pas des dommages collatéraux. » Dougie peste contre le « conformisme » des pilotes, incapables, selon lui, d’appréhender la réalité depuis leur cockpit et de prendre une position morale, alors qu’ils sont censés être « les meilleurs, les plus intelligents. Mais cela remettrait en question tous les mythes qui nous définissent – en tant que pilotes, en tant que soldats, en tant que citoyens ». Le malaise est là néanmoins. Il se traduit par une pratique qui se situe dans un entre-deux : le recours au « refus gris », la désertion administrative. Les réfractaires inventent une excuse – familiale, médicale ou prise d’un commun accord avec leur commandant. Concrètement : ils ne reviennent pas.

Tu sais ce que ça fait, l’onde de choc d’une bombe d’une tonne ?

Nadav, pilote de Tsahal

Mais si le phénomène s’étend, il n’est pas généralisé. Aucune statistique n’existe. Ilan, par exemple, choisit une autre voie, proche de la schizophrénie. Il ne remise pas l’uniforme au placard. Il lui arrive de le mettre le matin, de passer, depuis sa base, la journée à participer à une guerre à laquelle il ne croit pas, pour se retrouver le soir même à manifester contre le gouvernement. Il lutte, rationalise-t-il, sur deux fronts : « Et je ne sais même pas lequel est le plus dangereux pour Israël. À Gaza, la survie d’Israël n’est plus en jeu. Même chose avec l’Iran ou le Yémen. Par contre, je crains très fort que notre pays ne sombre dans le fascisme. »

Le mythe israélien de « l’armée la plus morale » du monde se base sur un précepte : le devoir de refuser un ordre si celui-ci est illégal ou immoral. Or, si la perpétuation de la guerre est immorale, pourquoi continuer à servir ? « Je reste confiant, répète Ilan en continuant à repousser le remords. Chaque frappe, chaque cible touchée, est choisie de manière légale. Tout est homologué, et ça monte parfois tellement haut dans la chaîne de commandement qu’on manque la fenêtre de tir. » Il s’accroche à la seule boussole qu’il connaît : la supériorité intellectuelle et morale de l’armée de l’air israélienne. 

Nadav a lui aussi continué à voler, même après avoir signé la pétition d’avril 2025. « Parfois, ça me réveille la nuit. Tu sais ce que ça fait, l’onde de choc d’une bombe d’une tonne ? C’est impossible à prédire. Avec les réseaux de tunnels, c’est encore plus difficile de savoir jusqu’où elle va se propager. » Mais ce n’est pas le sort des enfants gazaouis qui vient troubler son sommeil : « Je n’arrive pas à fermer l’œil quand je pense qu’il est possible que j’aie tué un otage. » La raison d’État – ou ce fameux « conformisme de caste » ? – le pousse à revenir à la base. « Même si je pense que ce que nous faisons à Gaza n’est pas approprié, la vérité, c’est que tu ne choisis pas tes missions. Si je refuse de monter dans l’avion pour aller frapper Gaza, je ne pourrai plus aller porter secours à des soldats sur le terrain. Ou frapper l’Iran… »

pilote de chasse avec ville détruite et manif

Un risque existentiel

Il fait encore nuit quand l’armée de l’air, le 13 juin 2025, mobilise des centaines d’avions pour l’une des opérations les plus sophistiquées jamais menées par l’État hébreu. L’objectif ? Saper une bonne fois pour toutes le programme nucléaire de Téhéran, que les Israéliens considèrent comme un risque existentiel et imminent.

Depuis des mois, la rumeur courait dans les hangars. Les ingénieurs réparaient du matériel, les espions du Mossad étaient impliqués – il se disait qu’une base de lancement de drones israélienne était opérationnelle, en plein territoire iranien. Quand le raid est lancé, la tension est à son comble. « Nous étions sûrs que nous allions revenir d’Iran pour voir nos bases détruites [par les missiles de Téhéran] », racontera, à la fin de cette guerre éclair de douze jours, un navigateur dans la presse israélienne.

La réponse iranienne est plus faible qu’attendu, même si ses missiles balistiques suspendent la vie courante en Israël, forçant la population à rester dans les abris. La censure israélienne parvient à cacher les rares frappes proches de ses intérêts stratégiques – un missile tombe à quelques mètres de la « Kirya », le QG de l’armée en plein Tel-Aviv. Finalement, les bombardiers américains B-2 et leurs monstrueuses bombes anti-bunkers atteignent les derniers objectifs israéliens en Iran.

Une déchirure ravivée

La « guerre de douze jours » a pour effet de mettre en sourdine les controverses autour des pilotes anti-Nétanyahou. Ils redeviennent en un instant « les héros de la nation », comme le salue une immense fresque sur le périphérique de Tel-Aviv. Ceux qui ont mis à genoux l’ennemi mortel en même pas deux semaines. À vrai dire, certains pilotes sont presque déçus de la fulgurance de leur victoire, à l’instar d’un certain major N., dans la presse israélienne : « Le pilote qui ne rêve pas de combat aérien n’existe pas. Quand on a vu les Iraniens décoller pour riposter, il y a même eu un sentiment de joie ! Et puis ils sont partis vers l’est… À mon grand regret, ils se sont échappés. » Certains pilotes, à la fin de leur patrouille contre la riposte iranienne, suggèrent même à leur hiérarchie de déverser leurs bombes inutilisées sur Gaza, comme s’il s’agissait de ne pas avoir volé pour rien.

Passé l’euphorie, l’opération « Lion dressé », son nom officiel, ravive la déchirure entre l’armée high-tech et la « cavalerie », comme s’en inquiète un rapport de l’Institut d’études sur la sécurité nationale, un think tank proche de Tsahal. Les louanges adressées à l’armée de l’air et au renseignement technologique – qui s’est fait remarquer avec l’opération des bipeurs libanais – pendant que l’infanterie accuse encore des pertes à Gaza vont creuser le ressentiment envers une institution à deux vitesses, prédisent les chercheurs, avec le risque de « s’enliser dans une lutte sociopolitique ».

Il ne prend pas ses ordres du chef d’état-major, mais de Dieu, par l’intermédiaire de son rabbin !

Ilan, ancien pilote, à propos de David Zini, le nouveau chef du Shin Bet

Habitué des corridors carrelés de l’état-major israélien, Ilan veut nuancer cette opposition : « Tout le monde est représenté dans l’escadron : les religieux, les laïcs, la gauche, la droite. Et on arrive encore à discuter. » Le gradé veut croire que l’institution militaire reste un des derniers bastions de probité dans l’Israël de Nétanyahou : « Au moins, contrairement au gouvernement, il y a eu des enquêtes internes menées sur les défaillances le jour du 7-Octobre, avec des conséquences : quasi tout le leadership a changé. » Mais il s’inquiète aussi du profil de plus en plus radical des nouveaux officiers, issus de la mouvance dite « sioniste religieuse », proche des colons, à l’instar de David Zini, nommé chef du renseignement intérieur, le puissant Shin Bet, en mai 2025. « Il ne prend pas ses ordres du chef d’état-major ou du ministre de la défense, mais directement de Dieu, par l’intermédiaire de son rabbin ! souligne Ilan, sans ironie. Comment lui faire confiance ? »

Cette montée des religieux à l’intérieur de la grande muette israélienne, Guy Poran l’a constatée aussi. « Dans ma cohorte, dans les années 1970, un seul homme portait la kippa. Aujourd’hui, on dit que les sionistes religieux représentent 10 à 12 % des nouveaux pilotes, en adéquation avec leur représentation dans la population. » Poran y voit une stratégie concertée de cette communauté très politisée et ultranationaliste, qui vise à prendre des postes d’importance au sein des forces armées, en particulier dans ses unités d’élite.

Partout le chaos

Ce « Grand Israël » dont rêve l’extrême droite est un royaume biblico-géographique qui s’étend de la Méditerranée jusqu’à l’Euphrate. Dans les faits, il existe déjà… dans les airs. Depuis le 7-Octobre, en bombardant aussi bien le Yémen que le Liban et jusqu’au Qatar, l’armée de l’air israélienne a démontré sa supériorité régionale – ainsi qu’une forme d’impunité. Transformant Israël en « Super Sparte », isolée mais puissante, selon les vœux de Nétanyahou.

« Nous devons nous battre contre l’ennemi où qu’il soit : s’il est à Gaza, il est à Gaza. S’il est au Yémen, nous devons agir en conséquence », opine Ilan. Quitte à frapper Doha, allié américain, en pleine négociation ? « Ça, c’est inexplicable, ça montre que l’armée n’est pas complètement imperméable aux calculs politiques », admet l’officier. Ce que pensent les pilotes, de toute façon, risque d’être de moins en moins décisif. La guerre à Gaza, comme toutes les guerres, a, cyniquement, fait avancer les technologies de pointe, lesquelles sont de plus en plus autonomes. « D’ici quelques années, le gros des forces aériennes sera des drones, il ne restera qu’un petit contingent de pilotes », prédit Ilan.

Nadav sirote une bière, assis dans son jardin dans la nuit fraîche des premières pluies. Il écoute toujours la mer, garantie aquatique de ses rêves d’ailleurs. Les vacances approchent, et, avec ses filles, il a prévu d’aller camper quelque part dans le pays. Il lui reste pourtant des points pour voyager avec El Al, mais l’étranger attendra. « On est condamnés à rester ici, songe-t-il, amer. Entre nos voisins qui veulent nous voir disparaître et les religieux de chez nous qui veulent imposer une dictature. » Il se demande au passage si c’est « vraiment mieux ailleurs : regarde Trump aux États-Unis », insensible au rôle de sauveur des otages israéliens que s’attribue l’Américain au teint orangé.

Le chaos est partout, il y a pris sa part, comme tout le monde, voilà comment il voit les choses. Pour Nadav, le cessez-le-feu, encore incertain alors que l’année 2025 tire à sa fin, apporte d’autres incertitudes. Le brouillard de la guerre, qui force l’individu à déléguer son jugement personnel à celui d’une machine à tuer, est encore trop épais pour commencer à parler de remords. Mais quand il se lèvera, quand l’histoire tracera une ligne morale et si le consensus international sur l’accusation de génocide aboutit, il sera trop tard pour revenir sur ces deux années d’horreur primaire. Finalement, Nadav a décidé qu’il ne volera plus avec des missiles sous ses ailes. Sans en faire une revendication. Lui aussi est tombé dans le « refus gris ». Mais rien de définitif. « Un pilote reste un soldat, résume-t-il. Quand ton pays appelle, tu réponds. » Même s’il ne le reconnaît plus très bien, ce pays.

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