L’Abkhazie, État fantôme aux mains de la Russie

Photos par Ksenia Ivanova Un récit photo de Anaïs Renevier
En ligne le 15 janvier 2025
L’Abkhazie, État fantôme aux mains de la Russie
Dans son désir de contrôler la mer Noire, la Russie a jeté son dévolu sur plusieurs territoires de la région. Parmi eux, l’Abkhazie, qui a déclaré son indépendance de la Géorgie en 1992. Depuis plus de trente ans, cet État de facto survit avec l’appui de Moscou, même si l’élection d’un président prorusse en Géorgie pourrait rebattre les cartes. De 2019 à 2023, la photographe russe Ksenia Ivanova s’est rendue à plusieurs reprises dans ce petit territoire en déshérence, entre misère, exode et crise d’identité.
Dans son désir de contrôler la mer Noire, la Russie a jeté son dévolu sur plusieurs territoires de la région. Parmi eux, l’Abkhazie, qui a déclaré son indépendance de la Géorgie en 1992. Depuis plus de trente ans, cet État de facto survit avec l’appui de Moscou, même si l’élection d’un président prorusse en Géorgie pourrait rebattre les cartes. De 2019 à 2023, la photographe russe Ksenia Ivanova s’est rendue à plusieurs reprises dans ce petit territoire en déshérence, entre misère, exode et crise d’identité.
La nature a repris ses droits autour de ce terrain de football photographié en avril 2019 dans le village d’Akarmara. Cette ancienne région minière est quasi déserte depuis la guerre civile de 1992-1993 entre, d'un côté, combattants russes volontaires et séparatistes abkhazes et, de l’autre, l’armée géorgienne. 5 000 personnes vivaient dans les environs à cette époque. Aujourd’hui, moins d’une centaine de résidents y habitent toujours. « Ils ne restent pas par choix, précise la photographe Ksenia Ivanova, qui a séjourné avec ces familles. Ils vivent dans des immeubles soviétiques abandonnés, humides et infestés d’insectes et de moisissures. Leurs conditions de vie sont très rudes. » L’ONU considère que le territoire abkhaze fait toujours partie de la Géorgie. Seul une poignée de pays reconnaissent son indépendance – la Russie, la Syrie et le Vénézuela, principalement.
Shamil Kurt-Ogly fait partie de cette communauté fantôme. Il vit avec sa grand-mère, son frère et sa petite sœur dans un immeuble déserté par la quasi-totalité de ses occupants. Sur ce portrait, pris en 2020, l’adolescent pose avec ses lapins. Il les élève lui-même pour les manger : « La famille ne peut pas s’acheter de viande, ça coûte tellement cher. Environ la moitié de la population abkhaze vit dans la pauvreté. » Le père de Shamil, longtemps dépendant à l’alcool, a passé quelque temps en prison. Sa mère n’a pas trouvé d’emploi dans les environs ; elle travaille toute l’année en Russie, dans un hôtel de la ville balnéaire de Sotchi.
Tous les ans, le 30 septembre, l’Abkhazie célèbre son indépendance et la fin de la guerre contre la Géorgie en 1993. Des militaires russes participent à la parade – ici des marins, photographiés en 2023 dans la capitale, Soukhoumi. « Ils ne sont pas forcément visibles au quotidien », témoigne Ksenia Ivanova. Le gouvernement autorise l’armée russe à installer des bases militaires sur son territoire et à s’exercer régulièrement à la frontière avec la Géorgie. En échange, Moscou soutient fortement l’économie abkhaze, en payant les salaires de la fonction publique et de l’armée ainsi que les retraites. La Russie se présente comme protectrice de l’indépendance de l’Abkhazie, mais la frontière entre émancipation et occupation est ténue – l’objectif étant de retrouver son influence passée dans le Caucase.
Tamaz Kurt-Ogly avait 17 ans quand cette photo a été prise chez lui en mai 2022. Il est le frère de Shamil, le garçon qui élève des lapins. Ce jour-là, Tamaz exhibe fièrement son trophée de chasse, une peau de marte. Les deux garçons apprennent seuls à chasser « comme leur père », malgré son absence. Tamaz a arrêté l’école. Les deux frères sont actuellement enrôlés dans l’armée abkhaze : dans le pays, le service militaire, qui dure un an et demi, est obligatoire à partir de 18 ans.
Ces adolescents patientent avant une compétition entre écoles. L’unité qui défilera le mieux l’emportera. Ce ne sont pas pour autant des militaires : dans les écoles abkhazes, les élèves volontaires peuvent apprendre les bases du maniement des armes. « C’est une tradition héritée de l’éducation soviétique, explique Ksenia Ivanova. Dès leur plus jeune âge, les enfants apprennent que les Russes sont leurs amis et les Géorgiens leurs ennemis éternels. » Le cliché a été pris en septembre 2023, quelques jours avant le trentième anniversaire de l’indépendance. Au quotidien, les plus jeunes parlent de moins en moins la langue abkhaze, au profit du russe. Un phénomène que les autorités essaient d’endiguer en encourageant l’apprentissage de l’abkhaze, pour réaffirmer leur attachement à l’indépendance du territoire.
Chaque année, plusieurs centaines de milliers de touristes russes se rendent en Abkhazie, attirés par sa nature luxuriante et son climat subtropical. Ici, à Soukhoumi en juin 2023, un ouvrier travaille sur le toit d’un ancien sanatorium, réhabilité dans le but d’accueillir ces visiteurs. Le 19 novembre 2024, le président pro-russe abkhaze a été poussé à la démission, à la suite de manifestations de l’opposition. La raison de leur colère : la mise en place d’un accord qui permettrait à des compagnies russes d’investir et d’acheter des biens immobiliers en Abkhazie. Pour faire pression et garder la mainmise sur le territoire, Moscou a réduit ses subventions au pays.
L’hôtel Uzhba n’a plus d’hôtel que le nom. Dans cet ancien sanatorium de Tbilissi, la capitale géorgienne, les voisins d’Izolda Metreveli se sont réunis pour ses funérailles en ce jour de septembre 2022. Izolda s’est éteinte à 82 ans, loin de son Abkhazie natale. Elle a vécu dans ce bâtiment pendant trente ans, avec des centaines de familles installées dans un provisoire qui n’a jamais cessé : « Ils ne peuvent pas retourner chez eux. Et le gouvernement géorgien ne les a pas relogés, malgré ses promesses », précise la photographe. 300 000 Géorgiens ont été poussés à l’exode pendant la guerre civile de 1992-1993 puis pendant la guerre russo-géorgienne de 2008 impliquant les deux territoires séparatistes du pays, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Ces déplacés sont devenus des marginaux dans leur propre pays.
Seul un tiers des familles de déplacés géorgiens d’Abkhazie ont été relogées, comme dans ces immeubles de Tskaltubo. « La plupart de ceux que j’ai rencontrés me disent qu’ils ont perdu l’espoir de retrouver un jour leur maison, relate Ksenia Ivanova. Je leur ai demandé à quelle condition ils rentreraient chez eux. Ils m’ont répondu que la Russie doit quitter l’Abkhazie. » En 2023, le gouvernement de facto abkhaze a annoncé la construction d’une base navale russe à la frontière avec la Géorgie. Une étape de plus dans la stratégie militaire de Moscou, qui cherche, notamment avec l’invasion de l’Ukraine, à maintenir son hégémonie sur la mer Noire.
Le 26 octobre 2024, les Géorgiens étaient appelés aux urnes pour les élections législatives, remportées par le parti pro-russe Rêve géorgien – et suivies, quelques semaines plus tard, par la nomination d’un nouveau président, issu de ce parti. L’opposition a immédiatement dénoncé un scrutin truqué. La décision du parti de repousser jusqu’en 2028 la question de l’adhésion à l’Union européenne a provoqué la colère de nombreux habitants et une vague de manifestations. À peine investi, le nouveau président géorgien a approuvé une série d’amendements législatifs visant à écraser le mouvement de contestation proeuropéen et à mettre les fonctionnaires au pas. Le rapprochement entre les autorités géorgiennes et la Russie fait craindre à « de nombreux Abkhazes que Poutine vende l’Abkhazie à la Géorgie, ou qu’il arrête de les financer ou de les protéger », analyse Ksenia Ivanova.