Les champs de la discorde

Écrit par Marion Touboul Illustré par Guillaume Reynard
En ligne le 01 mars 2024
Les champs de la discorde
La transmission de la ferme aurait dû bien se passer. Le projet de la fille prolongeait l’œuvre de la vie du père, en y ajoutant une dimension collective. Mais quand il a fallu laisser les jeunes faire à leur manière, tout a déraillé.
Article à retrouver dans la revue XXI n°64, Arnaques, crimes et vies de château
24 minutes de lecture
Chapitre 1

Paysan cherche repreneur désespérément

La ferme, ce matin-là de 2021, est étonnamment vide et silencieuse. Tant mieux, se disent Alain et Claudine en se faufilant dans leur ancien bureau. Ils attrapent de vieux classeurs, les rangent dans un grand carton. Les gestes sont à la fois rapides et lourds. Devant les étagères, ils hésitent.
— On les embarque ?
Alain secoue la tête.
— On les laisse, elles pourraient nous être utiles si on revient vivre ici.

C’est au moment de partir qu’ils la voient, posée en évidence sur la grande table en bois. Une lettre tapée à l’ordinateur. Il y est question d’interdiction de revenir à la ferme. Une mise en demeure. On a beau être au début de l’été, un froid terrible s’empare d’eux. Ils tournent le courrier dans tous les sens. Se le repassent comme une grenade dégoupillée. Au-delà des mots, le plus difficile, ce qui les oblige à s’asseoir, c’est de la voir fluide et dense, d’une encre noire et définitive : la signature de leur fille, Céline, 32 ans. Céline, l’aînée de leurs trois enfants. Céline, la nouvelle responsable des lieux avec trois amis paysans. « Nous rejeter, nous, ses parents ! » Alain enrage. Eux qui ont tant milité pour que les petites fermes vivent. Eux qui en ont accompagné, des jeunes, pour qu’ils s’installent. « Et dire que ça fait dix ans qu’on prépare ce moment… » Ils pensent à leurs amis, leur famille. Que dira-t-on d’eux ? Rater la passation, c’est un peu comme s’écrouler aux derniers mètres d’un marathon. Une blague et un désastre à la fois. 

Entre terre et père
Récit photo  |  Mars 2024 | Écosystèmes
Mars 2024
Entre terre et père
Le photographe Pierre Faure met en lumière le dénuement dans lequel de nombreux petits agriculteurs sont plongés.

130 brebis dans un paysage grandiose

Quelques semaines plus tôt, ils vivaient encore là, dans ce village de 2 000 habitants éparpillés sur 110 km2 de collines et de prairies, la plus vaste commune du parc naturel régional du Haut-Languedoc. Depuis ses hauteurs, on voit loin, jusqu’aux mamelons de la Montagne Noire, entre le Tarn et l’Aude. Le paysage est spongieux. Immense. Grandiose. La route serpente entre les champs de blé. On tourne à gauche sur un petit chemin de terre. Ils y possédaient une centaine d’hectares, 130 brebis, cinq vaches Aubrac, et même un gîte, où sont nés dix-sept enfants. Ceux de couples fâchés avec l’hôpital qui voulaient accoucher au chant des rouges-gorges. 

Alain ne comprend pas. C’est pour tenter d’y voir plus clair qu’il accepte de parler, d’une voix rugueuse, installé dans le salon de leur nouvelle demeure. Une maison de ville où le couple refait tout, à commencer par les planchers. Immense et fin, Alain a le regard vif et d’un bleu très tendre, comme lavé. Il a pris la barre de l’exploitation quand il avait 25 ans. La culture de blé, les moissons, l’élevage, les trajets en tracteur, les parcelles fauchées à la main… Il en a aujourd’hui 74 et son corps s’achève par une lourde virgule au niveau des épaules. Il est fatigué. 

 Le premier frein à la transmission est financier. Reste à franchir le palier le plus délicat, le facteur humain. 

Jean-Luc Hervé, porte-parole de la Confédération paysanne du Tarn

Alain et Claudine ne sont pas leurs vrais prénoms, pas plus que Céline ni les autres. Si la famille a bien voulu témoigner, c’est dans l’espoir de faire évoluer la situation, et que les transmissions soient mieux accompagnées, pas pour être interpellés sur les marchés. C’est dire si le sujet est délicat. D’ici à 2030, la moitié des agriculteurs français partira à la retraite. Dans le département du Tarn, il n’en restera plus que 2 500. Partout en France, la courbe affiche la même tendance. Publiée en 2022, l’enquête décennale du ministère de l’Agriculture révèle que 100 000 exploitations ont disparu sur le sol français en dix ans. Si la surface agricole a peu bougé, la physionomie des fermes, elle, s’est transformée. Celles-ci sont devenues d’immenses structures où se pratique une agriculture intensive à grands renforts de tracteurs ultra sophistiqués.

Langue occitane et semences paysannes

En parallèle, le prix du foncier a explosé. Dans le Tarn, il est passé en dix ans de 2 000 à 6 000 euros l’hectare. Ce à quoi il faut ajouter le prix des hangars, les machines… « Quand on veut se lancer dans l’élevage, il faut aussi acheter le cheptel et la stabulation. C’est un investissement qui avoisine le million. Tout ça pour toucher un Smic… Le premier frein à la transmission est clairement financier », rappelle Jean-Luc Hervé, grand bonhomme à la barbe poivre et sel qui porte depuis longtemps la voix de la Confédération paysanne dans le département, quand il ne s’occupe pas de ses vaches. « Et quand la question du foncier est réglée, reste à franchir le second palier, le plus délicat, le facteur humain. » Jean-Luc Hervé étouffe un rire gêné. « Il y a souvent un fossé entre les manières de faire des cédants et des repreneurs. » Que ceux-ci soient enfants d’agriculteurs ou néo-paysans.

Alain et Claudine ont d’abord dû se faire à l’idée qu’aucun de leurs enfants ne reprendrait la ferme. Ils l’ont vite vu. Rafistoler un enclos, semer, biner, nourrir les bêtes, faire le bois… ça passait encore le dimanche après-midi avant de retourner à l’école, mais y consacrer toute sa vie, aucun n’y a même songé. « On s’était fait une raison. On se disait que l’un de nos apprentis reprendrait, que ce serait simple », se souvient Alain, qui a accompagné jusqu’à cinq jeunes par an. Ceux qui venaient en stage dans le cadre de leur BPREA – brevet professionnel responsable d’entreprise agricole – pour apprendre les secrets de la culture du blé noir auprès du paysan, devenu l’un des spécialistes en la matière. 

Comment peut-on accepter que des enfants ignorent d’où vient le lait ? Pour Céline, la terre doit servir à reconnecter les mondes. 

Lui avait commencé, comme ses voisins, à produire de la viande industrielle avant de passer en bio et de diversifier les activités en se lançant dans les farines alimentaires. Pendant ce temps, Claudine s’occupait du couchage et des repas pour que tout le monde se sente ici comme à la maison. Lui, le fils de garagistes nîmois, elle, une enfant du pays, issue d’une famille très modeste, discrète et besogneuse, le cœur sur la main, peu encline à hausser le ton sauf quand il s’agit de défendre aux côtés de son mari la langue occitane et les semences paysannes. Ils avaient réussi à façonner un endroit à eux, accueillant, usant de peu de technologies quand les voisins s’équipaient de nouvelles machines. Ils rêvaient de la ferme comme d’un lieu de résistance autant que d’un laboratoire où s’éprouverait une certaine idée de l’harmonie entre la terre et les hommes. 

Céline grandit. Elle a une vingtaine d’années. Consacre son temps au MRJC, le Mouvement rural de jeunesse chrétienne, un réseau géré par des jeunes de 13 à 30 ans. Elle y trouve une caisse de résonance aux valeurs humanistes d’entraide, d’engagement, de militantisme qui l’ont toujours guidée. Un peu comme chez les scouts, elle organise des camps, des fêtes, des conférences. C’est lors de l’un de ces rassemblements que tout prend sens. Une rencontre sur les fermes pédagogiques. Céline a une vision : comment peut-on accepter que des enfants ignorent d’où vient le lait ? La terre devrait servir à reconnecter les mondes. Elle imagine alors reprendre l’exploitation de ses parents, en conserver la vocation agricole et y adjoindre l’accueil de familles, d’écoles, de jeunes en rupture… tous ceux que la vie a éloignés des champs. Mais qui pour les cultiver ? La jeune femme découvre la possibilité de monter un collectif. C’est décidé, elle va mener ce projet avec des éleveurs et des maraîchers qui exploiteront les hectares familiaux pendant qu’elle recevra le public. 

L’autonomie alimentaire plutôt que la mission nourricière

Alain est heureux. Très proche de sa fille, il se projette déjà. Il a tellement de choses à enseigner, à transmettre. Céline diffuse une petite annonce sur des sites internet. Pas de réponse. Elle s’active, en parle autour d’elle, fait relayer la proposition. Mais « tous les candidats pensaient d’abord à leur propre autonomie alimentaire plutôt qu’à monter une ferme dont la mission première serait de nourrir le territoire », se souvient la jeune femme, assise dans une brasserie de Réalmont, la plus grande ville du coin, où vivent désormais ses parents. Elle est grande, large d’épaules et rasée sur la partie droite du crâne. Son regard est franc, assuré, comme sa voix. Elle porte un ample chemisier à fleurs mauves et, autour du cou une croix huguenote, cadeau de sa grand-mère, une femme « courageuse et têtue », sourit Céline. « Un peu comme moi. »

Une idée germe dans son esprit : une installation avec Sophie, l’une de ses amies, Marie, la compagne de Sophie, et Rémi (ce sont trois pseudonymes, ses compagnons souhaitant rester anonymes), le stagiaire d’Alain depuis 2017. Sophie est déjà maraîchère, Marie est musicienne classique et cherche à se reconvertir dans l’agriculture. Le projet d’installation des deux femmes dans les Alpes-Maritimes est tombé à l’eau, il leur faut un point de chute. Quand elles arrivent à la ferme, elles sont épuisées. Alain et Claudine mettent à leur disposition une cabane, et un bout de terre pour leurs six brebis. 

Les débuts sont laborieux. Il faut prendre ses marques, sur les lieux comme dans le collectif. Enchaîner le travail dans les champs et les réunions le soir pour réfléchir au bon modèle économique. Les vaches et les brebis entretiennent déjà les prairies, les cultures céréalières fournissent la paille, quand méteil et son de blé nourrissent les animaux. Mais les nouveaux venus veulent aller plus loin : produire de la viande, de la farine, du fromage, des légumes, du pain, des pizzas, des biscuits… Et puis il y a le volet pédagogique et culturel à échafauder. Ils rêvent de concerts sous la grange. Il faudra envisager des travaux pour mettre les bâtiments aux normes de sécurité. Rencontrer la mairie et les services d’urbanisme du département, faire des dossiers et encore des dossiers. Être au four, au moulin et derrière l’ordinateur.

Chapitre 2

« Qu’est-ce que tu fais encore là, Alain ? »

Chapitre 2 « Qu’est-ce que tu fais encore là, Alain ? »

En 2021, les parents de Céline optent pour un bail emphytéotique : pendant quarante-cinq ans, leur fille et les trois paysans s’engagent à « améliorer le lieu » en échange d’un loyer modique. Facilitant grandement leur installation et la mise en œuvre de leur modèle économique. Alain et Claudine achètent une maison à restaurer à Réalmont. Le temps des travaux, ils cohabitent avec les repreneurs. Et, au bout de quelques semaines, l’ambiance se tend. 

Des frictions naissent autour d’un arbre qu’il serait judicieux d’abattre, d’une machine qu’il serait bien d’utiliser, de céréales qu’il faudrait semer aux dates suggérées par Alain. Le propriétaire des lieux ronge son frein. Le vent d’autan fait grincer le toit du hangar, qu’est-ce qu’ils attendent pour changer les tôles ? Et les ronces qui étouffent les clôtures, quand comptent-ils les arracher ? Si seulement ils pouvaient lui faire confiance, mieux, le laisser faire. Cette ferme, ça fait quarante ans qu’il la pratique, il en connaît chaque racine. Laisser la main est un crève-cœur. « Dès qu’il a compris que notre installation ne collerait pas à 100 % avec sa façon de voir les choses, selon le fonctionnement que lui-même avait mis en place, la situation s’est détériorée », analyse aujourd’hui Marie, la musicienne, qui pour autant n’a jamais envisagé de renoncer. Parce qu’il y a Céline, qui rêve de sa ferme pédagogique. Ses parents ne vont quand même pas lui savonner la planche. Les choses finiront forcément par s’améliorer… Rémi, lui aussi, se brouille avec Alain en repensant l’organisation du troupeau de vaches. Même s’il admire l’éleveur et se sent redevable de lui avoir tant appris, il se range du côté des filles. Du collectif. 

Qu’on soit cédant ou repreneur, tout se passe à la chambre d’agriculture d’Albi. Là, au premier étage d’un bâtiment de la rue des Agriculteurs – ça ne s’invente pas – officie Christine Vaysse. La conseillère, foulard noué autour du cou et sourire franc, enchaîne les rendez-vous, croise les dossiers et visite les exploitations en mal de repreneurs. Elle les photographie puis aide les vendeurs à rédiger la petite annonce qu’elle publiera en ligne. Pour trouver des issues à ces situations inextricables – les fermes à céder font en moyenne 120 hectares quand les candidats en veulent 20 –, Christine Vaysse est passée reine dans l’art de faire entrer des carrés dans des ronds. « La bonne nouvelle, c’est qu’on arrive au bout de la logique d’agrandissement, celle selon laquelle un paysan rachète automatiquement les terres de son voisin pour toucher plus de PAC [politique agricole commune, ndlr], puisque les aides sont calculées en fonction de la taille de l’exploitation. Aides qui représentent généralement deux tiers des revenus. »

Sans exploitations agricoles, les paysages se ferment, les villages disparaissent et l’autonomie alimentaire est fragilisée.

Christine Vaysse, conseillère à la chambre d’agriculture d’Albi

Mais la conseillère se heurte là encore au facteur humain : « La solution consiste à reprendre à plusieurs une ferme sous forme d’un collectif, à la compartimenter. Ça règle la question financière. Mais ça bloque du côté du cédant. Il a peur que le projet capote, que ses terres s’enfrichent. Dans certains cas, il a aussi peur pour sa réputation, que le voisinage se mette à mal parler de lui. » Et, du bout des lèvres, elle le reconnaît : « Transmettre à son voisin reste le plus confortable. En un coup de fil, c’est réglé, alors qu’installer un jeune peut prendre des années, le temps d’inventer un modèle qui rassure le cédant et soit rentable pour l’acquéreur. » 

Christine Vaysse dresse le bilan : d’après ses observations, elle sait que, sur les cinq exploitations à vendre en 2022 dans le Tarn, la moitié sera abandonnée ou récupérée par des citadins en quête de week-ends au vert, à moins qu’elle soit transformée en pension équestre. « C’est dramatique, car une ferme, ça veut dire des terres qui nourrissent un territoire, des écoles maintenues, des services publics… Sans ça, ce sont des paysages qui se ferment, des villages qui disparaissent et une autonomie alimentaire fragilisée. » 

Désormais, l’histoire s’écrit sans lui

Chez Alain et Claudine, l’édifice est suffisamment grand pour que, le soir, personne ne se croise. En 2020, Céline emménage avec son petit frère, Cédric, charpentier, dans le gîte, tandis que les parents occupent toujours le corps de ferme. Entre son père qui s’accroche et ses amis qui ne lâchent rien, Céline est au bord de la crise de nerfs. Cédric fait ce qu’il peut pour la calmer. Un feu de bois, un jeu de dames et du reggae. Très fort, le reggae. La vérité, c’est que Céline, elle-même, peine à trouver sa place. Sous prétexte qu’elle a travaillé dans des bureaux, tout le monde en déduit qu’elle aime ça, la paperasse. À elle de remplir le dossier d’installation du collectif et celui de la transmission de ses parents. Une naissance et une mort à la fois. Elle préférerait n’avoir à penser qu’aux futures visites, aux enfants des écoles. 

Tout déraille lorsque Alain refuse d’en signer un, justement, de document. Le plus symbolique : l’autorisation d’exploiter. Pour la première fois y figurent les noms de Céline, Sophie, Marie et Rémi à la place du sien. Et c’est insupportable de voir l’histoire s’écrire sans lui. Ça dure des semaines et la date limite approche. Un matin, Céline explose de colère. « Je suis d’une nature réservée mais, là, c’était trop. Au lieu de signer, il parcourait la ferme en disant “je vais relancer ça ou ça…” » Quant à sa mère, elle refuse de prendre parti sous prétexte qu’elle n’est pas propriétaire du lieu. « Elle dénigrait au passage ses trente années en tant qu’agricultrice », se lamente Céline, très impliquée dans les questions de genre et de sexualité en milieu rural au sein du MRJC.

Rêves de liberté

Ce jour de juillet 2022, dans son salon, Alain porte un t-shirt qui dit : « Les paysans, c’est capitale », avec une tour Eiffel à la place d’un « A ». Tout son parcours vient de ce constat sur le rôle crucial des agriculteurs. Alain a grandi à Nîmes où sa famille, depuis deux générations, tenait un garage. On y réparait surtout des camions d’entreprise, on embauchait des pieds-noirs venus d’Algérie, l’ambiance était chaleureuse, le commerce florissant et l’avenir d’Alain tout tracé : il reprendrait l’affaire. Éclate Mai 68. Le jeune homme a 14 ans. Il en garde le souvenir d’après-midi passés avec son frère devant la télévision à regarder Paris se révolter. Les revendications de libertés résonnent en lui. Très vite il fait le lien : liberté et paysannerie. Liberté et alimentation. Liberté et moyens de production. Dans ses rêves, il voit une ferme et des brebis. Plein de brebis.

Le garage est liquidé. « Le plus véhément a finalement été mon grand-père, paysan malgré lui pendant la Première Guerre mondiale au milieu de femmes autoritaires. Il avait la terre en horreur. » Un diplôme de berger en poche, Alain investit dans des cartes routières et sillonne les routes de campagne entre Nîmes et Toulouse pour trouver une exploitation. Arrivé dans le Tarn, il tombe sous le charme de bâtiments idéalement situés dans le creux d’un vallon arboré avec des sources et des terres disponibles. Surtout, le cheptel est déjà constitué d’une centaine de brebis. 

Agnelages, fenaisons… Alain a tout à apprendre et se lance dans la viande. Mais le 10 juillet 1985, à l’autre bout du monde, les services secrets français sabotent le Rainbow Warrior, navire de Greenpeace alors à quai en Nouvelle-Zélande. L’ONG devait se rendre sur l’atoll de Mururoa pour enquêter sur les essais nucléaires de la France. Scandale politique. La Nouvelle-Zélande demande réparation. La viande d’agneau servira de monnaie d’échange. Elle envahit le marché hexagonal. Alain est coulé. Son grand-père éponge ses dettes in extremis. La ferme est sauvée.

Alain n’a plus voulu du bail emphytéotique. Il a cherché à rétropédaler, mais « c’était trop tard ».

Alors ça lui fait d’autant plus mal que sa fille, celle qui a tenu à reprendre l’exploitation, celle dont il a accueilli les amies sans sourciller, lui interdise maintenant de revenir. Ce bail emphytéotique, voyant que l’installation ne collait pas à ses attentes, il n’en voulait plus. Il a cherché un moyen de rétropédaler face à Céline qui oscillait entre colère et pitié. « C’était trop tard, le Gaec [groupement agricole d’exploitation en commun, ndlr] était créé avec les quatre repreneurs, et plus rien ne pouvait légalement nous arrêter », se souvient Céline, encore peinée. 

Dans un bureau voisin de celui de Christine Vaysse officie Chantal Tresserra, la responsable de l’Association tarnaise pour le développement de l’agriculture de groupe (Atag). Son outil à elle, c’est la parole. Formée à la médiation, elle reçoit cédants et repreneurs pour qu’ils expriment leurs peurs, doutes, souhaits quant à l’avenir d’une exploitation. Chantal accompagne la famille de Claudine et Alain depuis le début du projet de reprise. Elle a même reçu les autres enfants du couple pour débusquer d’éventuelles jalousies. « Le départ à la retraite d’un agriculteur soulève toujours des questions de patrimoine, et donc d’héritage, c’est l’un des éléments qui peut ralentir une transmission », explique cette animatrice, passionnée et fine connaisseuse du territoire, en poste à l’Atag depuis 2005.

Avec sa collègue, elles aident les uns et les autres à « faire émerger les bonnes questions ». Pour les cédants : que voulez-vous transmettre ? À quelle date comptez-vous déménager ? Pour les repreneurs : quel capital êtes-vous prêts à débourser ? Une fois les questions posées, les deux femmes s’effacent. Non par désintérêt, mais par manque de temps, tant les demandes d’accompagnement sont en constante augmentation. Le cas de Céline et Alain est une exception. Pour eux, le téléphone de Chantal est resté ouvert durant des mois, pour éponger les pleurs, rassurer, tenter d’insuffler un peu d’espoir. 

« On aurait voulu être soutenus, nous aussi »

Jusqu’à ce que, épuisée, elle prenne ses distances et oriente fille et parents vers un médiateur familial installé en ville. « C’est étrange mais, depuis que ma retraite approche, je crois que je comprends mieux Alain et Claudine, confie aujourd’hui Chantal. On a l’impression de ne plus compter pour personne quand on arrête de travailler, de ne plus servir à rien. On se sent perdre en légitimité et on n’arrive pas pour autant à se projeter ailleurs. Surtout quand la date du départ est fluctuante. »

Pour Alain et Claudine, la date du départ est fixée au 30 juin 2021. Quelques semaines avant, cédants et repreneurs ont rendez-vous chez le notaire pour signer les derniers papiers. La rencontre se fait en visio tant la foudre menace. Alain signifie en préambule qu’on lui force la main, et lorsque le notaire rappelle une énième fois la date de son départ, le ton monte. « Prenez une location, papa et maman, laissez-nous enfin tranquilles… », soupire Céline, épuisée. 

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Le déménagement s’organise, les repreneurs croisent les regards accusateurs d’amis des parents venus prêter main forte. « On aurait voulu être soutenus, nous aussi, mais personne ne venait nous voir, on se retrouvait seuls avec ce sentiment d’occuper une place qui n’était pas la nôtre », se souvient Rémi. 

Quelques jours plus tard, Alain a besoin d’un camion pour évacuer des graviers de la nouvelle maison. Il roule vers la ferme pour emprunter celui qu’il y a laissé et qui n’est plus le sien. Ça tombe mal. Rémi en a besoin. Du matériel à aller chercher. Sophie arrive à ce moment. « Qu’est-ce que tu fais encore là, Alain ? » demande la paysanne, surprise. 

Un steak-frites à Réalmont

Le bras se lève de colère. De justesse, Céline intervient. Lorsque Alain repart avec le camion, elle se précipite, furieuse, dans son bureau, prend une feuille blanche et avec les autres commence à écrire. Mise en demeure. Interdiction de revenir. Le soir même, le courrier est prêt. Céline n’est pas soulagée pour autant. Au contraire, elle s’écroule. Elle quitte la ferme, dort dans sa voiture. Pense tout abandonner. Trop de pressions. Trop de souffrances. Elle trouve refuge chez une amie en Ariège où elle passe ses journées à marcher, contemplant les Pyrénées, pleurant beaucoup. Au bout de deux semaines, elle reprend la route du Tarn. « Il me fallait tenir pour moi, mon avenir, pour mes associés et pour mes parents, même si c’était contre leur gré. »

Fin 2023. Deux années se sont écoulées. Alain et Claudine n’ont pas remis les pieds à la ferme. Céline leur a proposé de venir dîner « chez elle ». Ils ont refusé. Le collectif commence à prendre ses marques. Rémi remplit des colis de viande – il élève des Aubrac et des brunes des Alpes, réputées pour leur rusticité. Sophie fait du pain – c’est l’activité qui marche le mieux – et Marie du fromage de brebis – des sardes et des rouges du Roussillon. Céline accueille des classes et organise des goûters ouverts au public les vendredis après-midi. Quand une activité souffre, comme les cultures pendant la sécheresse de l’été 2022, les autres permettent de limiter les dégâts. Le rythme est intense : trois marchés et deux ventes à la ferme par semaine, sans compter les travaux, puisque l’équipe construit une fromagerie et un nouveau fournil. Ils parviennent depuis peu à se verser une rémunération. Ils ont trouvé leur équilibre. 

Quand un cédant veut, en plus des murs, transmettre un savoir-faire, des valeurs, voire des idées politiques, c’est là que ça dérape.

Céline, lors d’une assemblée générale de l’Atag

Récemment, Céline a revu d’anciens collègues du MRJC à Taizé, en Saône-et-Loire. Elle dit avoir laissé la colère contre ses parents là-bas, dans cette communauté œcuménique. Avec sa mère, les relations s’améliorent lentement, grâce à la médiation familiale. Mais au-delà de l’apaisement, ce qu’elle voudrait, c’est épargner à des repreneurs ces années d’enfer. Alors, dès que l’occasion se présente, elle témoigne, comme ce jour-là, lors d’une assemblée générale de l’Atag : « Un cédant est tenté de transmettre autre chose que des murs, des tracteurs et des animaux. Il veut transmettre un savoir-faire, des valeurs, voire des idées politiques, et c’est là que ça dérape. Ces choses-là, il doit les partager ailleurs, dans une autre ferme. Là où il n’y aura pas d’implication émotionnelle. Il doit aider d’autres jeunes. » 

Aujourd’hui, un nouveau combat attend le collectif : il est question de produire là 75 000 tonnes de bitume, pour la nouvelle autoroute Castres-Toulouse, l’A69. Une usine serait construite sur les terres d’un voisin agriculteur qui, proche de la retraite, est appâté par la somme promise par l’acquéreur. L’air, l’eau, la rivière, la terre pourraient être contaminés par les rejets atmosphériques des produits toxiques. Le terrain ne vaudrait plus rien. Alain, Céline et Rémi ont rallié un comité d’habitants opposés au projet.

À la faveur de cette lutte, les liens entre père et fille se sont adoucis. Il leur arrive de se retrouver autour d’un steak-frites à la brasserie de Réalmont. Pour parler de choses et d’autres sans évoquer la ferme. « On est quatre nouveaux paysans à nourrir le territoire, dit Céline. C’est finalement ça qui compte, pour lui comme pour moi. »

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