Le 20 février 2025, l’Assemblée nationale doit débattre d’une proposition de loi visant à mettre en place une Sécurité sociale de l’alimentation, à titre expérimental, avec un double objectif : « garantir une rémunération digne aux agriculteurs » et « démocratiser l’accès à une alimentation saine et de qualité pour tous ». Le texte s’inspire d’initiatives locales menées de la Bretagne au Luberon en passant par l’Île-de-France, l’Alsace, la Drôme et l’Auvergne. Chercheuse à l’Inrae de Montpellier, Dominique Paturel travaille notamment sur l’accès à une alimentation durable pour les familles à petit budget et les personnes en situation de précarité. Elle analyse ces expérimentations qui pourraient faire évoluer radicalement notre rapport à la nourriture, au commerce et à l’agriculture – « Rien que ça ! ».
En France, d’un côté, 40 % des ressources des agriculteurs proviennent des subventions – jusqu’à 70 % pour les petites exploitations ; et, de l’autre, un Français sur six ne mangerait pas à sa faim. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce paradoxe ?
Dominique Paturel : À l’origine, je suis assistante sociale, je travaillais à Épinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis. Quand je suis devenue chercheuse, j’ai décidé de me pencher sur l’accès à l’alimentation durable des familles à petit budget et des personnes en situation de précarité. Concrètement, dans mon travail, j’observe et j’analyse des dispositifs très variés : des épiceries sociales, des groupements d’achats, des glanages, des trocs, etc. Mais, avec le temps, j’ai compris qu’il n’était pas possible d’étudier l’accès à une alimentation de qualité de manière isolée, qu’il était nécessaire de l’analyser de manière systémique, en remontant la chaîne jusqu’aux paysans puisque, effectivement, il est paradoxal d’observer que les paysans français vivent principalement des aides tandis que la population ne mange pas ce qu’elle souhaite… Raison pour laquelle, de plus en plus, je m’intéresse à l’élaboration de dispositifs expérimentaux qui croisent les enjeux de démocratie et de transformation des systèmes alimentaires. L’aide alimentaire telle qu’elle existe ne peut pas perdurer. Et les initiatives isolées – Amap [associations pour le maintien d’une agriculture paysanne], jardins partagés, etc. – ne suffisent pas.
Justement, une étude des Banques alimentaires publiée en mars 2022 révèle que 2,4 millions de Français dépendent de l’aide alimentaire. Leur nombre a triplé en dix ans. Comment fonctionne cette aide ?
Cette aide n’est pas nouvelle. Depuis l’Antiquité, des systèmes d’accompagnement alimentaire ont été mis en place. En France, après la Seconde Guerre mondiale, ils étaient gérés par les associations caritatives, comme la Croix-Rouge, le Secours catholique ou l’Armée du salut. Et la création de la première banque alimentaire aux États-Unis en 1967 a marqué un tournant : l’idée de cette initiative subventionnée par l’État était de persuader les commerçants de faire don de leurs invendus pour les distribuer aux plus pauvres. Ce principe est arrivé en France avec la création de la première banque alimentaire en 1984. Le pays sortait des Trente Glorieuses et les difficultés économiques commençaient à se faire sentir, avec la montée du chômage – c’est d’ailleurs à cette époque que le revenu minimum d’insertion (RMI) a été créé. L’aide alimentaire est sortie du seul giron des associations et l’État l’a institutionnalisée.

Ces légumes saisis par le photographe Francesco Zizola sortent des standards habituellement exigés par les distributeurs. Vendus en direct aux consommateurs ou donnés par leur producteur à une cantine solidaire, ils illustrent ce paradoxe de nos sociétés : d’un côté, la surproduction et le gaspillage ; de l’autre, la précarité alimentaire – voire la malnutrition.
Le milieu des années 1980, c’est aussi la création des Restos du cœur. C’est à ce moment-là que se fige la situation. L’aide alimentaire autoriserait la surproduction ?
En tout cas, on peut dire que Coluche, en créant les Restos du cœur en 1985, est à l’origine de la filière moderne de l’aide alimentaire, qui s’appuie sur le modèle productiviste de l’agriculture et de l’agroalimentation, mais surtout qui le prolonge. En effet, à partir de cette époque-là, les agriculteurs, les industriels et les transformateurs – c’est-à-dire tous les acteurs impliqués dans la production de ce que nous consommons – vont avoir besoin de ces distributions alimentaires pour se débarrasser des surplus, puisque « stocker est plus onéreux que donner » : il faut payer le stockage, alors que les dons sont défiscalisés. L’État missionne et finance plusieurs opérateurs, comme les Restos du cœur, pour mettre en œuvre et généraliser le dispositif. Puis tout s’accélère lorsque Jacques Delors, jusqu’alors ministre français de l’Économie, devient président de la Commission européenne. Il reprend l’idée et défend l’installation d’un circuit d’aide alimentaire au niveau européen. Dès lors, l’aide alimentaire ne devient possible que parce qu’il y a surproduction.
Le programme gouvernemental « Mieux manger pour tous » a été doté de 70 millions d’euros en 2024. Il s’appuie en partie sur les banques alimentaires, premier réseau d’aide en France, une organisation qui s’essouffle face à l’augmentation continue du nombre de ses bénéficiaires. Cette aide peut-elle s’améliorer ?
Depuis la crise sanitaire, le gouvernement essaie d’améliorer la qualité des produits distribués. On peut dire que la filière se modernise. C’est ce qui est mis en avant, par exemple en montrant que les étudiants précaires reçoivent des colis avec des fruits et des légumes frais. Mais comment peut-on valoriser ce système comme solution à la précarité de la jeunesse ? L’aide est en train de monter en gamme, et après ? On pourrait aller bien plus loin, et se demander comment reprendre la main sur l’offre alimentaire, détenue par quelques multinationales qui n’ont aucune raison de lâcher leur monopole.
Partout en France, des citoyens se mobilisent pour reprendre en main leur alimentation via des Amap, des épiceries collaboratives, des groupements d’achats. Pourquoi, d’après vous, ce n’est-ce pas la solution ?
La création de la première Amap en 2001 est importante, car elle marque le début d’une transformation, avec une prise de conscience citoyenne de la question de l’alimentation. Mais ces initiatives, aussi louables soient-elles, ne régleront pas le paradoxe initial. Parce qu’elles constituent des niches dans un système qui ne change pas. Prenons l’exemple des groupements d’achats. Concrètement, des citoyens s’y réunissent pour décider de ce qu’ils veulent consommer. Mais on y retrouve, là encore, une logique libérale. J’ai l’exemple d’un petit producteur de lentilles confronté à la chute brutale de sa production. Plusieurs groupements d’achats s’approvisionnaient chez lui. Ce sont les plus gros, les mieux organisés, qui ont raflé le stock… Par ailleurs, ces initiatives sont loin d’être accessibles à tous et toutes. D’où l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation.

Comment cette idée de Sécurité sociale de l’alimentation est-elle née ?
Elle est née du constat qu’il est nécessaire de penser une élaboration démocratique de la demande alimentaire à partir des besoins, et en dépassant le principe de l’aide caritative. En France, cette « SSA » a vu officiellement le jour en 2019 avec la création du collectif « Pour une Sécurité sociale de l’alimentation » impulsée par ISF-Agrista, une association composée d’agronomes et de citoyens. Parmi les organisations fondatrices du collectif, on trouve Réseau salariat, spécialiste de la Sécurité sociale, la Confédération paysanne et des associations comme le réseau des Civam, ces groupes d’agriculteurs et d’habitants ruraux qui cherchent à promouvoir une agriculture plus économe, plus autonome et, en bout de chaîne, une alimentation relocalisée au cœur des territoires.
Comment les instigateurs de ce système en France le définissent-ils ?
La SSA repose sur un socle de trois principes : un accès universel, le conventionnement des produits et des activités, le financement par la cotisation sociale. La SSA s’appuie sur le versement d’une allocation mensuelle par habitant, destinée uniquement à l’usage alimentaire et matérialisée par une carte, type carte Vitale. Le principe reprend d’ailleurs celui de la Sécurité sociale, dont le régime général, tel qu’il a été mis en œuvre par Ambroise Croizat, reposait notamment sur le fait de garantir à tous et toutes l’accès aux soins et aux médicaments. Là, l’ambition concerne le contenu de notre assiette. L’objectif est de donner accès à une alimentation durable à l’ensemble de la population, en rémunérant convenablement tous les travailleurs, salariés ou non, du système alimentaire. Cette carte permettrait de faire ses courses dans des magasins conventionnés ou de se restaurer dans des lieux également conventionnés.
C’est à chaque caisse de définir démocratiquement ses critères environnementaux ou sociaux.
Des magasins et des restaurants conventionnés ?
Oui, selon ce principe, c’est à nous tous – consommateurs, producteurs, artisans, entreprises, magasins – de former des caisses de conventionnement pour définir quels produits répondent à des critères sociaux ou environnementaux satisfaisants en matière de mode de production, de transport, de transformation et de distribution. Quelle part de produits locaux, quelle part de produits transformés y inclut-on ? C’est à chaque caisse de le décider démocratiquement. La seule règle étant, comme je l’ai dit, que toutes les personnes qui interviennent dans ce que nous mangeons soient rémunérées convenablement, et que les choix s’inscrivent dans la transformation des systèmes agricoles et alimentaires en prenant en compte les causes du changement climatique.
Donc même les foyers les plus riches en bénéficieraient ?
Oui, même si l’idée est de travailler sur la base d’un universalisme proportionné, c’est-à-dire de faire en sorte que l’allocation soit plus importante pour les familles qui en ont le plus besoin. Et que les 10 % de personnes qui ont des revenus supérieurs à 4 000 euros par mois ne touchent pas la même somme. Sachant que les discussions mènent généralement à l’idée d’une allocation moyenne d’environ 150 euros par personne.

Par qui cette SSA serait-elle financée ?
Son financement est constitué, comme celui de la Sécurité sociale, des cotisations sociales sur la valeur ajoutée du travail, versées par les entreprises – les propriétaires de celles-ci et les travailleurs. Tout le monde y contribue. Pour les initiateurs de projets de SSA, la cotisation sociale n’est pas considérée comme une charge, ni un impôt ou une taxe. C’est du salaire mutualisé, un petit pourcentage – entre 8 à 10 % – que nous mettons dans une caisse commune. Si chacun cotise, l’investissement est suffisamment fort pour embarquer des producteurs, des transformateurs et des distributeurs afin d’organiser un nouveau système de consommation.
C’est-à-dire ?
Il s’agit de renverser les politiques alimentaires et agricoles. Rien que ça ! Jusqu’à présent, toutes ces politiques en France et au niveau européen sont définies par les prix, autrement dit par l’offre. On s’adapte aux prix, on négocie les prix, on donne les surplus, on donne des primes, on subventionne les paysans pour qu’ils vivent malgré les bas prix de leurs produits, on crée des niches, avec certains circuits courts ou via des labels de qualité. Ce qui ne contribue pas à l’amélioration de la qualité de l’alimentation de manière générale, ni à l’amélioration du revenu des paysans et encore moins à celle de leur capacité à vivre de leur travail.
La SSA part de la demande et, j’espère, bientôt de la définition politique des besoins. Cela change tout. Les collectifs qui se créent débattent de ça : qui a besoin de quoi ? Quels produits conventionner ? Mais aussi : que mettre en place pour vendre et transformer des produits alimentaires ? Il ne faut pas oublier que les caisses locales de Sécurité sociale ont financé en leur temps des centres hospitaliers, par exemple, quand elles estimaient qu’il y avait un besoin sur leur territoire. On pourrait imaginer des caisses locales de SSA qui décident de soutenir un paysan ou un collectif de maraîchers dans telle zone, ou de participer à la relocalisation de filières agricoles, à l’installation de petites unités de transformation, sans oublier par exemple le développement d’épiceries de quartier et, pourquoi pas, de cantines pour les repas du soir. À partir de là, on repense une agriculture adaptée à nos besoins.

Pouvez-vous nous raconter un projet qui expérimente la Sécurité sociale de l’alimentation telle que vous la présentez ?
Les initiatives qui se revendiquent de la SSA se multiplient en ce moment. Parfois à une échelle importante, par exemple à Montpellier – c’est la première et la plus médiatique des expérimentations. Concrètement, la caisse permet aux habitants volontaires de dépenser chaque mois 100 euros dans des espaces de distribution alimentaire, ouverts à tous et choisis par le « comité citoyen de l’alimentation », qui gère démocratiquement le dispositif. On parle là d’épiceries, de magasins, de groupements d’achats, qui respectent certains critères, élaborés par ce même comité. Les participants cotisent en fonction de leurs moyens. Pour les personnes ayant de faibles ressources, la caisse subventionne une partie de la somme. Et les cotisations des membres sont complétées par des subventions publiques et privées.
Je peux citer par ailleurs l’expérimentation menée par le Collectif local de l’alimentation, dans le Vaucluse. Elle est médiatisée également, mais comme contre-exemple de la caisse de Montpellier, pour insister sur le fait qu’il existe aussi de petites caisses. Ses instigateurs disposent de beaucoup moins de moyens. Mais ils sont dans une démarche particulièrement démocratique, qui permet aux citoyens de prendre du temps pour se former aux enjeux de l’accès à l’alimentation. Des experts et des chercheurs sont régulièrement invités, qui partagent leurs connaissances autour de trois axes : l’alimentation et le système alimentaire ; le fonctionnement et le financement de la Sécurité sociale de la santé ; la démocratie et la participation citoyenne. Il va être intéressant de voir comment les habitudes alimentaires des participants vont changer et comment ces connaissances vont leur permettre de définir un cap à leur caisse de conventionnement et donc, par exemple, de recalculer les espaces agricoles nécessaires à ce nouveau système alimentaire. C’est ce qui me paraît le plus intéressant actuellement.
Ne pas mettre en avant le seul modèle de la petite bourgeoisie culturelle urbaine.
Quelles sont les limites de ces dispositifs ?
L’un des écueils de telles initiatives serait que le modèle d’alimentation mis en avant soit celui de la petite bourgeoisie culturelle urbaine. Que les sommes cotisées ne puissent être dépensées que dans des magasins bio ou paysans, voire sur des marchés de producteurs. Donc que ça ne concerne qu’une toute petite partie de la population. La critique même des produits « ultratransformés » pose problème, par exemple. On utilise le terme à tort et à travers, sans en connaître la définition exacte, pour dire que les personnes les plus précaires s’alimentent mal. Or, de nombreux produits premiers prix sont nutritionnellement tout à fait corrects. Dans la notion de démocratie agroalimentaire, l’enjeu de la réflexivité est très important, à mon avis. Il faut accepter la controverse dans ces groupes. Sinon, on va continuer ce qu’on a toujours fait. Et c’est notamment ça qu’on n’arrive pas à faire bouger.
Par ailleurs, l’espace marchand des systèmes agroalimentaires est tellement encadré par la législation qu’il n’est possible d’expérimenter que de manière limitée. Que peut-on faire dans le cadre des accords internationaux du Mercosur, par exemple ? Et pour la reconversion des filières agricoles ? Les collectifs de citoyens n’ont pas d’impact là-dessus pour l’instant. Et on voit bien qu’ils rassemblent surtout des consommateurs. Même quand des paysans y participent, ils sont très peu nombreux. Les artisans et les PME ne viennent pas non plus.
Mais ce qui me semble très positif, c’est que ces initiatives rassemblent des gens autour d’apprentissages de processus démocratiques. On n’a pas vu ça depuis des lustres ! Des gens qui n’ont jamais fait de politique s’engagent. Parce que c’est un sujet qui touche au quotidien. C’est là le résultat de ce mouvement pour l’instant. Et puis une proposition de loi arrive à l’Assemblée nationale, pour créer un cadre légal d’expérimentation et surtout un fonds national pour subventionner le fonctionnement des caisses locales. C’est un progrès.