Ce 4 octobre 2023, Mikhael Ganaga a quitté ses entrepôts de Crimée pour pénétrer dans un immense bâtiment aux massives colonnes, dans le nord-est de Moscou. L’homme d’affaires russo-ukrainien a rendez-vous avec Alexander Olegovich Ivanov, le numéro deux de l’Agence fédérale des transports ferroviaires de Russie, qui chapeaute tout le fret du pays. L’ordre du jour est transparent : l’acheminement des céréales des régions ukrainiennes occupées par les forces pro-russes. Derrière le jargon administratif du compte rendu que nous avons consulté, c’est tout un pan de la colonisation de l’Ukraine qui apparaît. Une russification méthodique effectuée par le biais des corsaires binationaux comme Mikhael Ganaga. Par leur implantation ancienne dans les zones annexées, ces hommes d’affaires ont développé un commerce de contournements des sanctions internationales au sein d’une zone économique pro-russe.
« Dès les premiers jours de l’invasion, les forces d’occupation russes ont procédé au pillage des ressources agricoles ukrainiennes dans les territoires annexés », constate Pascal Turlan, directeur juridique de Project Expedite Justice, ONG spécialisée dans l’appui aux appareils judiciaires face aux crimes de guerre. En soutien du parquet ukrainien, le juriste international a observé de près l’instrumentalisation par Moscou de ces hommes d’affaires. « Ce système n’est pas l’œuvre de collaborateurs isolés, mais une partie intégrale du plan d’invasion, qui a été mise en œuvre selon des procédures identiques dans plusieurs régions occupées. Un plan visant à prendre le contrôle des fermes et des ressources sans le consentement de leurs propriétaires antérieurs, ce qui peut clairement constituer un crime de guerre. »
Des locomotives arborant l’étoile soviétique
À l’est du fleuve Dniepr, dans le sud-est de l’Ukraine, une large bande de terre descend des frontières de la Russie jusqu’aux rives de la mer d’Azov. Dès le début de la guerre en 2022, cette bordure de terre englobant les grandes villes de Kherson et Melitopol est tombée sous le contrôle de l’armée russe. Très vite, comme en Crimée lors de l’annexion de 2014, des républiques locales ont été proclamées, pour administrer le territoire et officialiser la sécession vis-à-vis de l’Ukraine. Ces autorités fantoches sont en réalité pilotées depuis Moscou et assoient leur domination en tenant les secteurs clés de l’économie : les hydrocarbures, les services, mais surtout la culture de céréales, principalement de blé, dont l’Ukraine est un grand producteur. C’est ainsi que des dizaines de camions et de wagons vert clair tractés par des locomotives arborant encore l’étoile soviétique se sont mis à défiler, inlassablement, remplis ras la gueule de céréales arraisonnées par l’armée russe. Direction : les ports de Crimée.

C’est de là que les cargaisons quittent les territoires occupés, comme l’ont révélé le Centre d’investigation biélorusse et Vyortska, média russe indépendant, ainsi que le Wall Street Journal, qui ont montré qu’un véritable système d’exportation a été mis en place par les autorités locales. Pour pouvoir transporter les céréales, il faut obtenir une autorisation de l’administration, qui s’assure ensuite que les cargaisons exportées sont couvertes par des laissez-passer russes. Parmi les entreprises impliquées, RIF, Helios Plus, B Agro, ou encore Agro-Fregat, la société de Mikhael Ganaga sur laquelle nous nous sommes penchés grâce à des documents récupérés en partenariat avec l’ONG Project Expedite Justice. Nous avons ainsi pu avoir accès à des informations inédites montrant les liens qu’entretient la petite entreprise avec l’État russe : le compte rendu de sa visite moscovite, des rapports sur ses activités, mais aussi des autorisations d’exportation mentionnant l’un des leaders mondiaux de l’agrobusiness, le géant américain Archer Daniels Midlands (ADM).
Compétitions de lutte sous les couleurs russes
Même quand il cherche à convaincre des investisseurs, Mikhael Ganaga n’a pas l’air commode. Chemise blanche moulante, épaules et mâchoire carrées, l’homme de 41 ans apparaît dans un entretien en visioconférence publié en ligne. Lui qui cherche à rester discret sur le papier n’apparaît nulle part dans les statuts de sa compagnie inscrite au registre du commerce russe. Pour éviter d’être dans le viseur des sanctions occidentales ? En tout cas, ce jour-là, il ne résiste pas à se poser en patron derrière son bureau en bois sur lequel trône un globe terrestre noir et argenté. À sa gauche, un homme ne souffle mot de la réunion : on reconnaît le garagiste qui, officiellement, assure la direction d’Agro-Fregat.
Avant d’être un magnat du blé en zone ukrainienne occupée, Mikhael Ganaga a percé en tant que sportif de haut niveau. Au début des années 2010, il parcourait le monde pour des compétitions de lutte, sous les couleurs de la Russie. Jusqu’à reprendre le flambeau familial. Car, après la chute de son empire en 1991, perdant l’autorité hiérarchique sur les élites locales, Moscou s’est appuyé sur des binationaux désireux de s’enrichir tout en défendant les intérêts de l’ancienne puissance tutélaire. Le père, Vladimir Mikhailovich Ganaga, a ainsi joué un rôle dans la russification de la Crimée en tant que chef de l’administration du raïon de Krasnohvardiïske, un district de la région, après l’annexion de 2014. Il est également devenu membre de l’administration d’occupation responsable de la « commission de coordination anticorruption de la république de Crimée ». Aujourd’hui, il se présente comme simple « entrepreneur ».
Acheminer du blé en Syrie
C’est Mikhael Ganaga qui est désormais membre éminent de cette nouvelle classe politico-affairiste qui a remplacé les fonctionnaires soviétiques. Le fait d’avoir la double nationalité, et donc un passeport ukrainien, lui permet de commercer avec l’Occident. Il a développé son activité au Royaume-Uni, jusqu’à devenir actionnaire majoritaire de Trade Home Mercury & Bib, une société de trading domiciliée à Londres. Capitalisant sur sa nationalité ukrainienne, il propose de faciliter l’accès aux marchés russes et syriens, inaccessibles pour des entreprises occidentales ou asiatiques à cause des sanctions en place contre ces pays. Dès 2018, lors de sommets internationaux et dans des reportages télévisés, l’ancien lutteur a clairement présenté Agro-Fregat comme un opérateur de choix pour acheminer du blé en Syrie. Le pays est alors contrôlé par Bachar al-Assad, allié de Moscou, et sous embargo occidental. Avec la guerre, les affaires ont pris de l’ampleur et Mikhael Ganaga remplit aujourd’hui des dizaines de trains et de camions tous les mois. À Krasnohvardiïske, le centre névralgique de son entreprise au cœur de la Crimée – une zone elle aussi sous embargo –, il possède également un ascenseur à grains, vaste entrepôt où les semi-remorques sont soulevés pour être vidés de leur contenu.
En avril 2022, quelques semaines seulement après l’invasion russe, tout en poursuivant ses activités d’exportation, Ganaga a été nommé au « conseil pour l’export sous le patronage de la république de Crimée », une administration locale montée de toutes pièces pour la russification de la zone. Car seule la Russie reconnaît aujourd’hui le statut indépendant des territoires conquis ou sécessionnistes : sans l’appui de Moscou, les Ganaga ne pourraient rien faire du grain ukrainien. C’est grâce à leurs connexions jusqu’au plus haut niveau de l’État qu’ils reçoivent le tampon des autorités fédérales russes leur permettant d’envoyer leurs céréales à l’étranger, comme le révèle une liasse de documents du « service fédéral de surveillance vétérinaire et phytosanitaire » que nous avons consultés.
15 000 tonnes de céréales autorisées à partir vers Israël
Habituellement, les sociétés des Ganaga vendent leurs marchandises en Turquie, au Liban ou en Syrie, à des entreprises liées aux pouvoirs en place. Mais, parfois, les cargaisons sont destinées à des acteurs occidentaux, en toute violation des sanctions émises en 2014 puis en 2022. Comme ce 23 juillet 2023, où 15 000 tonnes de céréales chargées dans un cargo mouillant aux abords du port de Kerch, en Crimée, ont été autorisées à partir en direction d’Israël. Dans ce cas particulier, c’est la filiale israélienne d’Archer Daniels Midland (ADM) qui a été indiquée comme « destinataire ». Rien de moins. Car ADM est l’un des leaders mondiaux de l’agrobusiness. Une société cotée à New York, dont le chiffre d’affaires annuel tutoie les 100 milliards de dollars. Le groupe s’est publiquement positionné comme allié de l’Ukraine pour sa reconstruction, se présentant comme un garant du maintien du bon fonctionnement du secteur agricole malgré les tumultes de la guerre.
C’est ainsi que l’entreprise s’est retrouvée invitée le 13 avril 2023 à Washington au Forum de soutien à l’Ukraine, organisé par le département d’État, l’équivalent américain du ministère des Affaires étrangères. Le patron d’ADM, Juan R. Luciano, un homme d’affaires argentin classé par Chicago Magazine dans le Top 50 des personnalités les plus influentes de la ville, y a envoyé l’un de ses bras droits : Gary McGuigan. L’Irlandais, qui préside ADM Asie Pacifique depuis Singapour, dirige aussi les activités les plus sensibles du groupe. Il est intervenu ce jour-là en tant que responsable du « commerce international » et « responsable des risques », multipliant les déclarations de soutien au pays, pin’s du drapeau ukrainien au revers de la veste. Contactée par XXI, ADM assure « n’avoir jamais fait affaire avec les sociétés en question » et « ne pas être au courant du moindre grain de Crimée dans sa chaîne d’approvisionnement ». Puis, lorsque nous lui soumettons les documents officiels russes dans lesquels ADM est annoncé comme « destinataire », l’entreprise nous répond que ces derniers « ne montrent que les déclarations des exportateurs sans prouver qu’il s’agit du cargo de marchandises volées dont vous faites mention ». Et d’ajouter que les vérifications de la chaîne d’approvisionnement n’ont laissé apparaître aucune « preuve ou connaissance » du moindre transport ou achat de blé volé par ADM ou ses partenaires d’affaires.
Contacté par mail, Mikhael Ganaga, moins disert que devant les caméras russes, ne nous a pas répondu. Dans sa visioconférence face à de potentiels investisseurs, l’ancien lutteur se dit « fier » de financer l’effort de guerre russe. Quant aux sanctions occidentales, il affirme ne pas les redouter, certain que la crainte de l’Occident concernant sa « sécurité alimentaire » continuera encore longtemps de l’emporter sur la volonté de faire pression sur la Russie.
