Entretien  |  Géographies

« Les gens, au Sahel, ont cessé de croire à la démocratie »

Pour le chercheur Rahmane Idrissa, les militaires au pouvoir au Niger sont en train d’imposer un nouveau récit national, souverainiste, dans lequel ils incarnent les sauveurs d’un pays à la dérive.
Couverture Rahmane Idrissa
Rahmane Idrissa
Rahmane Idrissa est un chercheur nigérien en sciences politiques, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest précoloniale et contemporaine. Il est rattaché au Centre d’études africaines de l’université de Leiden aux Pays-Bas et au Lasdel, à Niamey, où il dirige également le think tank EPGA, qui étudie les tendances politico-économiques au Niger de même que les questions migratoires et sécuritaires.

XXI : Avec le recul, comment analysez-vous le renversement au Niger de Mohamed Bazoum, un président civil et éclairé, par un général particulièrement violent ?

Il y a du tragique dans ce coup d’État. Pour une fois dans son histoire, le Niger a eu, avec Mohamed Bazoum, un président décent et intellectuellement structuré. Il a mis en place une série de réformes qui commençaient à porter leurs fruits – par exemple, en matière d’éducation, de protection des femmes et de lutte contre la polygamie. Il avait également adopté une approche nouvelle pour lutter contre le djihadisme : la lutte militaire tout en laissant ouverte l’option du dialogue avec certains groupes, un mélange subtil entre force et discussion. Bazoum procédait aussi différemment pour renforcer la sécurité des populations rurales les plus exposées à ces djihadistes, en déployant par exemple une police locale, ce qui était particulièrement apprécié.

Mohamed Bazoum a des défauts, évidemment, comme celui d’être épris de ses propres idées : il préférait parler plutôt que d’écouter son interlocuteur, voire son peuple, dont il semblait parfois déconnecté. Mais, avec l’arrivée du général Abdourahamane Tchiani, c’est la fin des idées, et tout simplement la fin de la pensée, qui cède la place à l’ivresse du pouvoir. C’est la fin d’un semblant de démocratie. Les réformes de Bazoum sont méticuleusement détricotées, et le concept même d’État mis à mal. En imposant un récit national présentant les putschistes comme les sauveurs d’une nation à la dérive et à la solde de la France, Tchiani entraîne le pays dans une forme de dictature. Ces militaires font ce qu’ils veulent, ils légifèrent à coups de communiqués diffusés dans la nuit. ll n’y a plus d’institution, et donc plus vraiment de contestation politique envisageable. 

Quels ont été, selon vous, les principaux ressorts de ce coup d’État ?

Mohamed Bazoum n’ignorait pas les tensions qui existaient avec son armée. Il œuvrait, au sein de la Cedeao (la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), pour que les juntes putschistes des pays voisins soient sévèrement traitées. Il craignait un effet de contagion en provenance du Mali et du Burkina Faso. Parmi ses pairs d’Afrique de l’Ouest, rares sont ceux qui avaient sa lucidité et partageaient son inquiétude. Mohamed Bazoum est apparu isolé au niveau régional alors qu’il a dû affronter, sur le plan intérieur, plusieurs projets de complots se tramant, avec plus ou moins de sérieux, au sein de l’armée.

Des hauts gradés ont développé une idéologie pétrie d’un ressentiment contre la France, qu’ils ont tenté d’imposer comme pensée unique.

Nombre d’officiers étaient en désaccord avec lui, notamment sur son approche pour lutter contre le djihadisme. Surtout, les militaires nigériens supportaient de plus en plus difficilement la présence de forces occidentales, à commencer par l’armée française. Par exemple, le fait que cette dernière puisse avoir des bases dans le nord du pays a créé de vives crispations. Les militaires estimaient que le pouvoir civil était soumis aux Français. Certains hauts gradés ont développé une idéologie populaire souverainiste, pétrie d’un ressentiment contre la France, qu’ils ont tenté d’imposer comme pensée unique. Je note néanmoins, et de façon paradoxale, que le général Tchiani est peut-être celui qui a le moins agi par idéologie : il n’a pas consulté l’armée pour son coup d’État, qu’il a mené par pur opportunisme.  

Les militaires tentent-ils de donner un sens politique à leurs actions, de structurer une doctrine pour gouverner ?

Progressivement, au fil des échecs des militaires français face aux djihadistes, le discours anti-français s’est structuré et a pris de l’ampleur. Des rumeurs conspirationnistes selon lesquelles la France ourdissait des plans de déstabilisation ou de pillages des ressources naturelles ont émergé. Le Niger s’est à ce titre révélé un terrain fertile pour des activistes étrangers autoproclamés « panafricanistes » comme la Suisso-Camerounaise Nathalie Yamb et le Franco-Béninois Kemi Seba. Ceux-ci ont agi en bonne intelligence avec des relais locaux structurés autour d’associations et de réseaux militants nigériens qui se sont estimés oppressés sous la présidence de Bazoum. Ils leur proposent une rhétorique qui fustige ce qu’ils appellent une « oligarchie » : une élite occidentale et africaine œuvrant en osmose pour défendre leurs propres intérêts au détriment des peuples.

N’oublions pas cependant que ces militaires au pouvoir à l’issue de coups d’État et ces leaders activistes sont issus et font partie des élites africaines, même s’ils prétendent lutter contre elles. Tous ces présidents putschistes, Assimi Goïta (au Mali), Ibrahim Traoré (au Burkina Faso), Abdourahamane Tchiani (au Niger), sont des représentants de la haute société militaire au Sahel. Ils sont des privilégiés, au même titre que les hommes politiques, les grands commerçants ou les chefs coutumiers. Ce qui explique pourquoi ils ne prennent pas réellement en compte l’opinion des masses. Ils sont paternalistes, prétendent savoir ce qui est bon pour le peuple. Mohamed Bazoum avait également ce problème. On l’a notamment vu avec la mise en place d’internats pour les filles, afin d’agir contre l’explosion démographique. Il a imposé son projet sans laisser place au débat, ce qui avait suscité l’opposition d’une partie de la population.

Comment comprendre l’émergence de ces juntes militaires au Niger, au Burkina Faso et au Mali ? 

Avec leur souverainisme affiché, les juntes disent : « Nous, on va pouvoir faire ce qu’on veut, on ne se plie pas aux décisions occidentales ». Mais qui est ce « nous » ? Ce sont des militaires et des souverainistes qui purgent les pays de leur intelligentsia. Au Mali, au Niger, et particulièrement au Burkina Faso, ils emprisonnent massivement les intellectuels et les penseurs les plus influents.

Ces juntes sont engagées dans une stratégie de rupture, avec la France, l’Europe, le franc CFA… Comme si cela allait guérir leur pays.

Ils se coupent de tous les esprits et institutions défendant des normes (élections démocratiques, liberté de la presse…) qui pourraient être utilisées pour les délégitimer – que ce soit dans leur pays, au sein de la Cedeao, avec laquelle ils sont en rupture, ou au sein d’États occidentaux. Pour construire et asseoir leur pouvoir, ces juntes se sont entourées de doctrinaires civils souverainistes qui critiquent et désignent sans cesse l’ennemi, mais n’ont pas réellement de programme. Elles ne proposent pas de réformes ni même d’idées nouvelles. Elles sont seulement engagées dans une stratégie de rupture, avec la France, l’Union européenne, le franc CFA, etc. Comme si cela allait guérir leur pays.

Le rapport à la France et au (post-)colonialisme constitue-t-il un axe de positionnement de ces pouvoirs ?

Il y a eu trois grands moments idéologiques. Le premier est celui de la libération, dans la foulée des indépendances dans les années 1960. La France était alors l’ennemi face auquel il fallait arracher l’indépendance. Le deuxième moment se situe dans le contexte des démocraties africaines des années 1990, où la France redevient un partenaire clé. C’est le moment de la souveraineté. Aujourd’hui, nous sommes comme revenus à l’époque de la colonisation et il faut se libérer de la France, redevenue « maître colonial » ou perçue comme tel. Mais, dans les années 1960, les gens se battaient contre les méfaits réels de la France alors qu’aujourd’hui on pioche dans ses méfaits passés, et on en invente qui n’ont rien à voir avec la réalité de son action. 

Le rejet de la France se reflète-t-il dans le miroir déformant de la puissance russe ?

L’URSS a aidé certains de ces pays à se libérer du joug colonial français en 1960. La Russie peut être, à nouveau, une alliée naturelle. Les putschistes se tournent donc vers Moscou, qui contribue à la construction de ces dictatures par le déploiement de mercenaires, par un soutien militaire, logistique et doctrinaire face à un Occident caricaturé en fonction des intérêts.

Faut-il aussi voir dans l’émergence de ces juntes la faiblesse des organisations africaines, au premier rang desquelles la Cedeao et l’Union africaine ?

Il n’y a pas de processus institutionnel qui régule les actions de la Cedeao, l’organisation chargée d’encadrer la coopération économique et politique entre les pays de la région. L’un de ses problèmes clés aujourd’hui est son leadership : il n’y en a pas ! Aucun pays n’a pris les choses en main pour gérer de manière diplomatique les putschistes qui, il faut bien le dire, sont complexes. La Côte d’Ivoire et le Nigeria auraient pu jouer ce rôle, mais ils n’y sont pas parvenus. Le Nigeria ne comprend pas ce qui se passe dans les pays francophones.

Les gens, au Sahel, ont cessé de croire à la démocratie. Cette dernière est désormais assimilée à une oligarchie de l’élite civile abhorrée, qui a tenu le pouvoir depuis les indépendances en lien avec la France. Tout est interprété en sa défaveur. Aussi les gens du Sahel essaient-ils l’oligarchie militaire. Et, quand on regarde le contraste entre les pays francophones et anglophones dans le rapport à la démocratie, c’est saisissant. Dans les pays anglophones, les systèmes démocratiques et leurs acteurs ont du mal à saisir les enjeux des putschs du Sahel, à comprendre les dynamiques et les motivations. C’est pour eux tellement lointain. Les putschs du Sahel, c’est une vraie pathologie des États d’Afrique francophone.

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