Un labo rebelle à l’assaut de Moderna
Le laboratoire a des allures de cuisine en pleine inspection d’hygiène. La cuisine d’un restaurant après le coup de feu, quand tout est briqué. Les lave-vaisselles ont cessé de tourner. Les appareils de stérilisation, ceux qui ressemblent à des robots à pâtisserie sophistiqués, patientent sagement. Les visiteurs en charlotte et blouse blanche observent leur reflet sur les plans de travail en acier. Ce ne sont pas des inspecteurs pourtant, mais des scientifiques venus d’Afrique du Nord pour découvrir la mystérieuse recette du petit laboratoire niché à l’extrême sud du continent.
En connaisseurs, ils savourent, écoutent, prennent des notes. Et s’imprègnent de la puissance du lieu, dont la réputation n’est plus à faire. Afrigen est une planète à part, un terrain d’expérimentation dont l’équipe est animée par une ambition de super-héros : sauver le monde, ni plus ni moins. Un commando de savants s’active pour démocratiser la production de vaccins et, ainsi, épargner des millions de vies dans les pays les plus pauvres. À sa tête, Petro Terblanche, qui a embauché tout ce que le pays compte de talents soucieux de mettre leurs compétences au service de ce big bang.
À deux pas d’un ghetto du Cap
Tout s’est accéléré durant la pandémie de Covid-19, quand Afrigen s’est lancé dans la production d’un vaccin alternatif. Depuis, le labo vise plus loin, entraînant son lot de migraines pour les patrons de Moderna, Pfizer et BioNTech. Car la brigade de Petro Terblanche espère bien casser leur monopole sur l’ARN messager. Cette technologie révolutionnaire pourrait en effet devenir un bouclier contre la malaria ou la tuberculose – des fléaux dans nombre de contrées miséreuses. Mais ce n’est pas tout : la boss de cette minuscule entreprise entend former les experts des nations les moins favorisées pour qu’eux aussi puissent maîtriser le procédé et gagner en indépendance.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui soutient le petit labo rebelle depuis juin 2021, a affublé cette opération de partage de savoir-faire d’un nom de start-up : le « hub de transfert de technologie de l’ARN messager ». En réalité, le labo fait avec les moyens du bord, en mode débrouille. Afrigen est planqué dans une zone industrielle en périphérie du Cap, juste à côté de la mal-nommée « Freedom Way ». De part et d’autre de cette voie, des abris façonnés de bric et de broc forment un bidonville, où ses habitants, enfermés dans leur précarité, vivent dans des cabanes en tôles ondulées et rouillées qui résistent tant bien que mal à la force du vent. Un township où des gamins transforment en ballons les bouteilles jonchant le sol. Et où la misère ronge jusqu’à la dernière cloison de fortune.
Déclaration de guerre
C’est là que, tout début décembre 2022, une équipe coréenne est venue faire la visite. Aujourd’hui, c’est au tour des Tunisiens, qui déambulent avec application entre les tuyaux et les cuves bien nettoyées. « Les patrons de Big Pharma [terme qui désigne les plus puissantes entreprises pharmaceutiques mondiales, ndlr] ne m’intimident pas », répète Petro Terblanche, tout en flegme, dans ce qui ressemble à une déclaration de guerre. La partie est pourtant loin d’être gagnée. Entre lutte et coups bas, lobbying et dépôts de brevet, les mois qui viennent vont être décisifs.
La façade d’Afrigen est faite de briques orangées, à la Brooklyn. Son parc de stationnement déborde de voitures jusqu’à la pelouse et au trottoir d’en face. Le petit labo a grandi vite. Deux autres entrepôts à l’autre bout de la rue ont été investis en renfort pour l’usine flambant neuve. Il y avait urgence. En mai 2020, l’eau a pénétré dans l’ancien hangar, en pleine pandémie. La zone doit pourtant être ultra-aseptisée, sans quoi les certifications chimiques et pharmaceutiques nécessaires à la commercialisation du futur vaccin ne peuvent être attribuées. « J’en ai pleuré », confie la directrice, en pantalon rouge, veste noire et haut à pois.
Devant la cheffe de la résistance et son 1,70 m, on se sent court sur pattes, comme si sa confiance en l’avenir la grandissait.
Petro Terblanche a pris la tête du laboratoire en 2018, qui ne comptait alors que huit salariés. De cette époque, elle a gardé des habitudes de patronne de petite entreprise. Elle répond elle-même à ses courriels. Appelle par son prénom chaque membre de son escouade, désormais composée de 122 employés – les deux tiers sont des femmes et la moyenne d’âge de 37 ans. Une boîte colorée de Quality Street illumine son bureau, accolé à la réception, avec vue sur le parking. Deux fauteuils et une modeste table basse se serrent.
Elle s’y installe, à la même hauteur que ses convives. Pourtant, devant la cheffe de la résistance et son 1,70 m, on se sent court sur pattes, comme si sa confiance en l’avenir la grandissait. Elle qui, enfant au début des années 1960, a vécu « pauvrement » dans une propriété agricole au cœur d’une réserve naturelle du nord de l’Afrique du Sud. De ses aïeux, des Français huguenots chassés par les catholiques, elle a hérité un teint de porcelaine ; de sa langue maternelle, l’afrikaans – ce dialecte dérivé du néerlandais des colons hollandais –, les « r » roulés.
La longue course de Petro
Son père cultivait le tabac, le blé et le soja au milieu des plaines parsemées de grands arbustes, derrière lesquels pouvaient débouler à tout moment un rhinocéros, un gnou ou une girafe. En plein régime ségrégationniste, l’enfant s’amusait avec les filles et fils des ouvriers agricoles noirs de la ferme. « Ils étaient mes meilleurs amis, évoque Petro dans un sourire permanent, encadré d’une crinière brune. Nous jouions au foot, à la poupée, il n’y avait pas de différence entre eux et moi à mes yeux, alors qu’il y en avait bien une dans le pays… »
Pas de différence non plus avec ses deux frères, à qui elle a passé ses jeunes années à prouver qu’elle pouvait escalader, monter ânes et chevaux aussi bien qu’eux, si ce n’est mieux. C’est devenu sa passion. La patronne d’Afrigen a secouru ces dernières années sept canassons maltraités par leur propriétaire. Sur une étagère en bois de son QG trônent quatre imposantes figurines chevalines et une ribambelle de trophées argentés d’équitation, aux côtés de statuettes dorées, récompenses de son travail.
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La cavalière regrette de ne plus pouvoir pratiquer. Ni s’adonner au footing, elle qui a bravé sans difficulté le mythique marathon de Boston (aux États-Unis) – après un doctorat en cancérologie de l’université de Pretoria, la capitale d’Afrique du Sud, elle a passé six mois à Harvard pour étudier la santé publique internationale. « J’y étais lorsque Nelson Mandela a été libéré de prison, se souvient-elle. Je n’oublierai jamais ce moment… J’étais abasourdie, je suis restée scotchée sur place dans la foule, je n’en revenais pas. » Un chamboule-tout qui l’a convaincue de rentrer au pays en 1990. Quarante ans plus tard, l’esprit de lutte de Nelson Mandela l’a confortée dans sa décision de se lancer dans cette autre « longue course », comme elle qualifie souvent la compétition mondiale aux vaccins.
Les habitants du pays n’ont jamais eu droit au vaccin de Moderna, « le plus performant » selon Petro Terblanche.
En février 2021, les Sud-Africains ont d’abord eu accès au vaccin AstraZeneca contre le Covid-19, mais la campagne a été suspendue, du fait d’une efficacité « limitée » face au variant local. Puis les doses de Johnson & Johnson sont arrivées, mais 2 millions d’entre elles ont dû être retirées à la suite d’« un problème de non-conformité » lors de la fabrication aux États-Unis. Enfin, des négociations houleuses ont abouti à la commande de 20 millions de piqûres Pfizer-BioNTech. En revanche, les habitants du pays n’ont jamais eu droit au vaccin de Moderna, « le plus performant » selon Petro Terblanche : celui-ci qu’elle a entrepris de reproduire.
Instaurer un rapport de force
Le marché sud-africain, moins rentable que d’autres, n’était pas la priorité du laboratoire américain. Par précaution, sa direction a quand même déposé un brevet dans le pays pour protéger ses droits de propriété intellectuelle, qui fait que, pendant vingt ans, Moderna peut y jouir du monopole en matière de commercialisation.
D’où cette question : à quoi bon se lancer fin 2020 dans la quête d’un vaccin contre le Covid-19 si les puissants avaient déjà verrouillé la maîtrise de la pandémie alors en cours, voire de celles à venir ? Réponse de résistant : pour montrer qu’un petit labo à deux pas du ghetto est capable de maîtriser l’ARN messager, placer l’univers de la science devant le fait accompli et instaurer un rapport de force. Pour créer un précédent, qui ne serait que le début d’une longue série.
Le jour de gloire est arrivé au cap de Bonne-Espérance
La technique de l’ARN messager, peu coûteuse, peu demandeuse en matière première, est devenue le combat d’Afrigen. Le but de Petro Terblanche : atteindre, et surtout convaincre, Stéphane Bancel, le patron de Moderna, de ne pas faire valoir ses droits de propriété intellectuelle. Comme elle, le Français s’est assis sur les bancs d’Harvard. Une décennie après son diplôme, il créait son laboratoire. En concentrant ses recherches sur l’ARN messager, l’expert en génie chimique et biomoléculaire a eu le nez creux. En 2017, il nouait un partenariat avec les National Institutes of Health (NIH), instituts financés par le gouvernement américain. Jackpot ! Stéphane Bancel est devenu milliardaire grâce au Covid-19, collaborant un temps avec l’un des meilleurs immunologistes et virologues au monde : Barney Graham.
Quand le SARS-CoV-2 a émergé, les chercheurs de Moderna et des National Institutes of Health (NIH) ont tout simplement transposé les fruits de leurs recherches à ce nouveau virus. De là est né le vaccin contre le Covid-19. Dès janvier 2020, l’entreprise s’est empressée de déposer des brevets pour protéger l’invention. Certains droits de propriété intellectuelle sont codétenus par les NIH. D’autres, non. Sans l’accord de Moderna, impossible pour le gouvernement américain de les partager, alors même que le président Joe Biden s’était prononcé en faveur de la levée temporaire des droits de propriété intellectuelle, réclamée par l’Inde et l’Afrique du Sud.
La pandémie de Covid aurait pu durer six mois si tout le monde avait été vacciné rapidement.
Barney Graham, chercheur des NIH
Le chercheur des NIH, Barney Graham, regrette lui aussi que son ex-partenaire, Stéphane Bancel, ait privatisé ce qui aurait dû être un bien public, selon lui : « La pandémie aurait pu durer six mois si tout le monde avait été vacciné rapidement. Au lieu de cela, elle va sûrement durer six ans, insiste le co-inventeur du vaccin. C’est juste un fait. Ce sont des mathématiques et de l’épidémiologie. C’est logique : si vous pouvez vacciner le monde entier plus rapidement, vous pouvez aplanir la courbe. », poursuit Barney Graham.
Pour rectifier le tir, ce scientifique très discret, que le magazine américain Time a qualifié en 2021 de « héros » malgré lui, s’est rapproché à ce moment-là de la seule qui osait affronter le patron de Moderna : Petro Terblanche, avec qui il a en commun d’avoir grandi dans une ferme. De cette union des forces de la nature est né un petit miracle en janvier 2022.
Une première en Afrique
Ce soir de grâce, la plupart des employés ont déjà quitté le laboratoire. Le responsable scientifique d’Afrigen vient trouver Petro Terblanche dans son bureau. Eurêka ! Ça y est ! Ils ont réussi à reproduire un équivalent du vaccin contre le Covid-19. C’est le tout premier fabriqué sur le sol africain. Petro Terblanche sautille de joie. Ce succès vaut à Afrigen le soutien de l’opinion publique mondiale. Face à la pression et aux ravages de la pandémie, Moderna doit se résigner : la multinationale ne saisira pas les tribunaux pour empêcher l’initiative. Elle ne demandera pas non plus les royalties qui sont habituellement dues quand on emprunte une technologie brevetée. La facture se serait chiffrée à plusieurs centaines de millions d’euros.
Le stratagème de BioNTech, le partenaire germanique de Pfizer, est également déjoué. Une certaine fondation, kENUP, avait suggéré à l’OMS d’interrompre « immédiatement » l’initiative menée au Cap, en mettant en avant des « perspectives de durabilité défavorables », dans un rapport que XXI s’est procuré. Inconnue du grand public, cette société intervient auprès des institutions européennes et internationales « pour un nouveau système d’innovation dans le secteur des soins de santé ». C’est écrit noir sur blanc dans le registre des lobbyistes du Parlement allemand, la fondation avait été « mandatée » par BioNTech sans que l’objet de la mission soit précisé.
Moderna, comme ses grands concurrents, n’est pas prêt à lâcher sans bras de fer.
Depuis ses bureaux de la Villa Bighi à Malte, Thorsten Kurtz, son directeur, se défend aujourd’hui en invitant à ne pas limiter notre lecture à « un seul passage de [leur] rapport de mission ». Se servir d’un intermédiaire pour brouiller les pistes, voilà un classique des pros en affaires publiques de l’industrie pharmaceutique. Petro Terblanche dit avoir quand même « été surprise par cet acte de vengeance » : « Nous sommes une toute petite entreprise ! Nous ne faisons que porter un modèle non conventionnel, et visiblement cela dérange ! »
Avant de jubiler : « Tout le monde disait que c’était impossible de fabriquer notre propre vaccin contre le Covid-19, que nous n’avions pas tous les équipements nécessaires. Mais, à partir du moment où nous avons produit le premier, j’ai réalisé que rien ne pourrait nous arrêter ! » La concession de Moderna sur le brevet ne vaut cependant que pour ce vaccin-là. Or le plan de la coureuse de fond va au-delà : adapter le procédé pour que, lors d’une nouvelle pandémie, pour une prochaine maladie, les pays pauvres se trouvent moins dépourvus. Et sur ce marché d’avenir infini, Moderna, comme ses grands concurrents, n’est aujourd’hui pas prêt à lâcher sans bras de fer.
« Une famille d’innovations »
Sous la supervision de l’OMS, Afrigen accueille des scientifiques des pays à revenu faible et intermédiaire, mais à fort capital scientifique – du Bangladesh à l’Ukraine, du Brésil au Nigeria, de l’Inde à l’Égypte –, pour passer quelques jours en observation et recevoir des formations. En tout, quinze États ont été sélectionnés par l’Organisation mondiale de la santé. Vetja Haakuria a trouvé un nom mignon pour ce brassage en terre sud-africaine : « une famille d’innovations ». Ce sage à la barbe grisonnante bardé de diplômes en ingénierie biochimique a quitté sa Namibie natale et son peu d’opportunités professionnelles neuf mois auparavant, pour devenir le responsable du transfert de technologie d’Afrigen. Il chaperonne à présent ces cerveaux qui débarquent dans les locaux explorer des éprouvettes.
L’OMS est une alliée de taille pour mettre en place cette plaque tournante de la coopération en blouse blanche et obtenir des fonds de la communauté internationale. Dans l’optique de reproduire le vaccin contre le Covid-19, Afrigen a recueilli près de 95 millions d’euros. Un pactole à l’échelle d’une petite structure, mais qui ne l’autorise pas à faire des folies pour autant : impossible d’acheter tous les équipements dernier cri de Big Pharma, comme cette sorte d’imprimante géante qui produit des mesures ultra-précises en quelques minutes.
Les équipes d’Afrigen bricolent, inventent, sans se formaliser des coupures de courant quasi quotidiennes.
« Nous avons été obligés de jouer aux détectives », sourit Vetja Haakuria, dont l’équipe est allée jusqu’à pister et scruter en ligne les photos d’usines américaines ou européennes, pour identifier le bon modèle. « Heureusement qu’un cliché de Pfizer circulait… » De toute façon, les petits instituts scientifiques du monde entier qui viennent se former ici ne pourraient pas se l’offrir : autant s’ajuster à leurs moyens et s’entraîner sur des bécanes moins puissantes et beaucoup plus lentes. Que connaissent parfaitement les Indiens, les rois des génériques – les copies à bas coût de traitements brevetés –, qui ont même donné des astuces aux Sud-Africains quand ils y sont venus en formation. Échange de bons procédés.
Alors les équipes d’Afrigen bricolent, inventent, sans se formaliser des coupures de courant quasi quotidiennes au Cap, et d’une durée indéterminée. En 2022, les centrales à charbon vétustes ont privé la population de lumière pendant plus de deux cents jours. Petro Terblanche ne s’en est jamais réellement inquiétée. Après tout, elle est née dans une ferme sans électricité. Et quand l’ensemble des habitations de la ville s’éteignent en contrebas de la majestueuse Table Mountain, dont le plateau se prolonge jusqu’au phare du Cap de Bonne-Espérance, un générateur prend le relais dans les nouveaux locaux du labo.
La nouvelle internationale des blouses blanches
Des VTC Uber traversent de grandes avenues bordées d’agapanthes bleues, longent les canaux artificiels de l’îlot grignoté par les gratte-ciels, passent par de gigantesques centres commerciaux du nord de la ville en lisière d’un quartier ultrasécurisé. De prime abord, le décor rappelle les banlieues paisibles de Floride pour retraités de luxe. Les chauffeurs déposent les scientifiques les plus renommés du continent au Century City Conference Center. L’Usaid, l’influente agence de développement des États-Unis, organise un colloque sur la vaccination en Afrique. Date historique, ce 6 décembre 2022, presque un an après la mise au point du premier vaccin contre le Covid-19 d’Afrigen. Le Cap se mue en « ville du siècle » et de la science.
En cette chaude matinée, des jus d’orange et de goyave fraîchement pressées sont offerts pour affronter le huis clos – les discussions auront lieu dans une pièce sans fenêtre. Les chercheurs sud-africains ont quitté leurs blouses blanches pour de sombres costumes. Seule une poignée de femmes a préféré une tunique traditionnelle en wax taillée sur mesure, confettis de couleur derrière des rangées de bureaux alignés. Sur l’estrade, la professeure Petro Terblanche a opté pour une veste noire, et ses habituelles ballerines. C’est la seule femme à intervenir devant le public. À ses côtés, son complice, Charles Gore, le directeur du Medicines Patent Pool (MPP), organisation soutenue par les Nations unies, qui joue les intermédiaires avec les plus grands labos pour les convaincre d’accorder des dérogations aux pays les moins riches. Le MPP est un allié plus que précieux pour Petro Terblanche et son équipe. Il règle toutes les questions juridiques, cruciales.
Tonnerre d’applaudissements
Charles Gore mène les discussions avec Moderna. Sa mission : s’assurer que l’entreprise américaine n’empêchera pas à l’avenir la commercialisation d’un produit à ARN messager – hors vaccin contre le Covid-19 – made in Afrigen. Et sous ses airs de Mr Bean dégingandé, le Britannique possède un indéniable pouvoir de conviction. « Si cette initiative de transfert de technologie échoue, ce sera un gros revers ! s’enflamme-t-il en parlant du petit labo devant un public qui se réveille d’un coup. Nous avons une occasion sans précédent de donner les moyens aux pays les moins riches de fabriquer des produits de santé ! » Tonnerre d’applaudissements.
Nelson Mandela est dans tous les esprits. C’est ce dernier qui, il y a vingt-cinq ans, a mené la toute première bataille juridique contre les laboratoires pharmaceutiques. Après sa victoire à l’élection présidentielle – une élection multiraciale, sans précédent –, fort de son passé d’avocat, il a fait assouplir la loi sur les médicaments, facilitant l’accès aux génériques. « C’est le seul dirigeant politique au monde à s’être attaqué aussi frontalement au droit de la propriété intellectuelle, et donc à l’industrie pharmaceutique », souligne Petro Terblanche lors du colloque, en aparté.
Évidemment, la bataille ne fut pas de tout repos. En mars 2001 s’ouvrait le procès de Pretoria, où 39 mastodontes du secteur attaquaient le président sud-africain, dont ils estimaient que la loi de 1997, autorisant les médicaments génériques, violaient les droits des brevets. Mais poursuivre le Prix Nobel de la paix n’était pas l’idée du siècle, et les retombées médiatiques se sont révélées désastreuses pour les grands labos, qui ont fini par retirer leur plainte un mois plus tard. Petro Terblanche en rit encore. La loi de Mandela est entrée en application en 2003, ouvrant l’accès aux traitements à moindre coût contre le virus d’immunodéficience humaine (VIH), qui ravageait alors l’Afrique du Sud. Depuis, le pays est devenu la destination incontournable pour tous les associatifs et militants désireux de se former à la fronde contre Big Pharma.
Ramaphosa est l’un des seuls chefs d’État au monde à avoir fustigé les grands fabricants de vaccins contre le Covid-19.
Costume gris et cravate aux couleurs du drapeau de son pays – rouge, jaune, blanc et vert –, Mmboneni Muofhe, directeur général adjoint au ministère des Sciences et de l’Innovation sud-africain, est un défenseur d’Afrigen de la première heure : « On ne s’attendait pas à ce que tout le monde soutienne une telle initiative de partage. Mais… » L’homme s’interrompt subitement. Des flashes se mettent à crépiter à une dizaine de mètres de lui. Une escorte de gardes du corps aux épaules de compétition s’avance, oreillette en tortillon. Surprise ! C’est Cyril Ramaphosa en personne, le président de la République sud-africaine.
Le briscard de 70 ans est l’un des seuls chefs d’État au monde à avoir publiquement fustigé les grands fabricants de vaccins contre le Covid-19, et à s’être plaint d’avoir été placé « dernier de la file d’attente ». L’ancien syndicaliste devenu millionnaire, président du Congrès national africain (le parti de Nelson Mandela) et héros de la lutte antiségrégationniste a trouvé le temps de faire une apparition au colloque, en pleine tempête médiatique. Cinq jours plus tôt, une commission indépendante mandatée par le Parlement a publié un rapport ouvrant la voie à une procédure de destitution pour violation de la Constitution et d’une loi anti-corruption. Rien que ça.
Le président accorde quelques minutes à l’équipe d’Afrigen. Et c’est tout un symbole. Caryn Fenner saisit l’occasion pour aller à l’essentiel. Docteure en biotechnologie, la directrice exécutive à la narine ornée d’un anneau explique que l’entreprise a besoin désormais du soutien politique pour passer à la vitesse supérieure et peser dans le secteur. « La chose la plus importante est d’avoir commencé », répond le président. Très vite, l’ancien enfant du bidonville de Soweto s’éloigne du stand, non sans avoir serré toutes les mains des membres de l’équipe, la laissant « delighted », comme dirait Petro Terblanche, le mot qu’elle emploie le plus, elle qui semble éternellement ravie.
Inspection du sol au plafond
Au QG d’Afrigen, les deux femmes du groupe des visiteurs tunisiens enfilent des chaussons de protection sur leurs souliers, léopard pour l’une, vernis pour l’autre. Leurs yeux se font rieurs quand leur chaperon, Vetja Haakuria, leur tend une blouse blanche « VIP ». Traduire « very important person » en arabe fait sourire le petit groupe : pour une fois, ce sont eux les invités de marque, incroyable ! Il faut immortaliser le moment par une photo de famille.
Les experts tunisiens en production de vaccins ont pu faire le déplacement, contrairement à leurs homologues sénégalais, alors que l’OMS avait prévu de longue date ce doublé de formation. Mais les autorités sud-africaines leur ont proposé un visa pour mai 2023, soit six mois après la session. D’où l’intérêt de bénéficier désormais de l’adoubement de la présidence de la République. Un tel appui va pouvoir soulager l’équipe des lourdeurs administratives du pays.
En attendant, les Tunisiens ont droit à un tour du labo en comité réduit et enchaînent les questions dans un anglais hésitant. Ils sont venus pour inspecter du sol au plafond, façon visite de chantier. Repérer les systèmes de filtrages – le gage de la pureté de l’air. S’interroger sur la possibilité de déplacer les cloisons pour faire entrer le matériel : la tuyauterie interne, mais aussi la cuve en inox de 200 litres – l’équivalent d’un ballon d’eau chaude pour une famille de quatre personnes. Celle-ci suffirait à produire des milliers de vaccins à ARN messager, aujourd’hui contre le Covid-19, demain contre le sida, la tuberculose ou la malaria, qui sait…
Dans le mall, ça criait « shotguns ! » Il s’agissait du braquage d’une bijouterie, tout le monde avait fui.
Chaouki Benabdessalem, immunologiste tunisien
À l’Institut Pasteur de Tunis, les trois ingénieurs et techniciens en biotechnologie œuvrent pour que les expériences du quatrième de la bande, l’immunologiste Chaouki Benabdessalem, puissent passer du stade des éprouvettes à celui de la chaîne de production, en obtenant les certifications. Aucune bactérie ne doit s’immiscer. Aussi prennent-ils des notes en continu, soucieux de rapporter la notice la plus complète possible. Pour eux, ce voyage professionnel est une première. En revanche, Chaouki Benabdessalem, cheveux et chemise parfaitement taillés, est un habitué des congrès dans le monde entier. Il avait d’ailleurs déjà fait une halte au Cap il y a dix ans, alors postdoc, pour une rencontre scientifique. Hébergé dans un hôtel bâti à l’intérieur d’un gigantesque centre commercial, il y avait « entendu les premiers tirs de feu de [sa] vie… Et les derniers d’ailleurs. Dans le mall, ça criait “shotguns, shotguns”. Il s’agissait du braquage d’une bijouterie, tout le monde avait fui ».
Depuis, le pays a visiblement bien changé. Pas forcément sur le terrain de la sûreté, au moins sur celui de la science, où il a encore gagné en attractivité, constate le chercheur. Lui qui étudie la façon dont notre corps combat les virus attend beaucoup de cette session : « En soi, la technologie de l’ARN messager n’est pas très compliquée. Mais le fait d’avoir sous la main des personnes ressources, de pouvoir leur poser des questions directement, de voir de près tout ce que l’on a appris en théorie, est une chance inestimable. » Du haut de ses 46 ans, il est le doyen de l’équipe, de peu. Et esquisse un bref sourire quand les trois autres glissent en douce une blague, sans pour autant se disperser.
Guinguette sur bitume
Le spécialiste a pris conscience du pouvoir de cette technologie en 2018 lors d’un colloque en Inde. À son retour, il a même déposé un brevet dans son pays sur l’application possible de l’ARN messager pour lutter contre la tuberculose – qui se transmet par voie aérienne et peut provoquer la mort si elle n’est pas soignée. Durant la pandémie, la Tunisie a reçu des dons de vaccins Moderna grâce à l’un de ces programmes pilotés dans l’urgence par l’OMS qui ont déculpabilisé les pays riches, sans rendre autonomes les plus pauvres. « Pour nous, l’inégal accès aux produits de santé n’est pas nouveau, témoigne l’immunologiste. En Tunisie, beaucoup sont trop chers, notamment pour traiter les cancers ou les maladies chroniques. »
Les visiteurs tunisiens ont dû sauter dans leur avion juste après la formation, sans même avoir l’occasion de participer aux festivités. Qu’à cela ne tienne, Petro Terblanche est surexcitée ce soir, rayonnante dans son chemisier bleu canard et son pantalon imitation cuir. Autant elle fuit les cocktails mondains, autant elle aime recevoir. Et aujourd’hui, c’est relâche sur le parking de l’usine. Ambiance guinguette sur bitume, à la bonne franquette. La patronne a prévu d’immenses coupes de sauvignon blanc produit tout près du Cap, héritage des huguenots qui ont importé les cépages de l’Hexagone à partir du XVIIe siècle.
Et voici du beau monde qui arrive. Des représentants de laboratoires pharmaceutiques, notamment du colosse américain MSD, comme d’éminents militants de l’accès équitable aux produits de santé. Fatima Hassan, avocate de formation et fondatrice de la Health Justice Initiative, vient « soutenir Afrigen et [s]’assurer que Moderna ne fasse pas tout foirer ». « Il y a des gens que je ne connais pas ! », panique Petro, qui se replie précipitamment à l’intérieur – elle adore inviter mais se montre timide en dehors de son cercle rapproché. Avant de se reprendre et d’inviter à se saisir d’une coupe, en souriant et saluant.
« Est-ce que ça aura encore de l’importance demain ? », lui demandait toujours son père. Petro essaie d’appliquer tous les jours « cette façon sage de penser ». Alors, oui, elle va se mêler aux convives et profiter de la soirée. Parce que « cette initiative de partage de connaissances sur l’ARN messager représente probablement le plus grand transfert de technologie de l’histoire ». Elle montre son bras sous son chemisier replié : « J’en ai la chair de poule ! »