Ils ne comprennent rien au monde des affaires, ces policiers. Pas plus au concept de lobbying. Ni d’ailleurs au « patriotisme économique », son seul moteur, jure Cyrille Claver. Il va leur expliquer, ce général fort en gueule, qu’il doit à sa seule « position statutaire » ce contrat européen pour la construction et la gestion d’un quartier diplomatique sécurisé à Mogadiscio, véritable bunker dans la capitale de la Somalie. Un appel d’offres à 111 millions de dollars (98,9 millions d’euros) remporté en 2016 par Rapid, le consortium qu’il a monté. À la clé, un million et demi d’euros de commissions, qui n’ont rien à voir, évidemment, avec la présence d’un de ses anciens subordonnés dans le comité européen de sélection des candidats.
Nous sommes fin mars 2023. Même s’il a été convoqué pour répondre de ses premiers pas dans le civil, c’est avec un surplomb très militaire que le général Claver s’adresse aux officiers de police. Une habitude, pour cet ancien pilote de chasse. Des manières qu’on n’oublie pas facilement quand on a, comme lui, commandé des centaines d’hommes avant de rejoindre de hautes fonctions au ministère de la Défense en lien avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et, c’est important pour la suite, la haute administration européenne, où il fut numéro 2 de la représentation militaire française. Quand il a quitté l’uniforme en 2014, Cyrille Claver avait deux étoiles à la manche et deux croix de guerre.
Anciens compagnons d’armes
Le sexagénaire alsacien, avec ses lunettes rondes argentées qu’il remonte régulièrement sur un crâne dégarni de cheveux blancs, n’est pas du genre à se laisser faire. Alors, quand l’ex-haut gradé prend place dans la pièce d’interrogatoire de l’OCLCIFF, le service de police spécialiste des affaires de corruption et délits financiers, il nie en bloc. « Pas un seul euro n’a été donné à qui que ce soit, à l’Union européenne ou ailleurs », répète-t-il à l’envi pendant ses deux jours d’interrogatoire.
L’argument ne suffira pas. Le 9 septembre 2025, avec sept autres associés, il a été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Paris. L’ancien officier sera jugé pour trafic d’influence et complicité de prise illégale d’intérêts. Lui qui se félicite d’avoir créé un « champion français » a monté son consortium avec trois filiales hexagonales de sociétés étrangères, qu’il a entraînées dans sa chute : le canadien GardaWorld, géant mondial de la sécurité (3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024), Losberger une société allemande de bâtiments et Aden Services, une société de prestation de services basée à Hong Kong. Les représentants de ces entreprises, ses trois associés, seront jugés eux aussi pour trafic d’influence. Tandis qu’un certain Gérard Heckel, pilote de chasse comme lui reconverti dans le civil, devra répondre d’une accusation de prise illégale d’intérêts. La date du procès n’a pas encore été fixée.
Cette vieille connaissance du général est un ancien compagnon d’armes. Les parcours des deux hommes s’entrelacent depuis 1994. Tous deux pilotes de Jaguar, l’ancien avion supersonique de l’armée française, ils sont affectés, au même moment, à la base aérienne de Metz (Moselle) puis au siège de la défense tricolore à Balard, dans l’Ouest parisien. Le général Claver a ensuite sous ses ordres le lieutenant-colonel Heckel dans les couloirs européens entre 2006 et 2007, puis à nouveau en 2012, au sein de la représentation militaire française à Bruxelles. Honneur ultime, ils sont décorés de la Légion d’honneur au sein de la même promotion, le 6 juillet 2007.
À les croire, c’est par pure coïncidence que ce compagnonnage va se poursuivre dans le privé. Pourtant, le contrat pour la Somalie raflé par le général dans le civil – son premier – s’avère également le premier traité par Gérard Heckel au sein du département infrastructure du Service européen pour l’action extérieure (SEAE). Une bagatelle à 111 millions de dollars pour la construction d’une citadelle de 98 500 m2 en Afrique. Une installation titanesque, au cœur d’une Somalie ravagée par les djihadistes, pirates et autres chefs de guerre, où l’Union européenne promet de s’implanter durablement. Heckel est, d’après ses supérieurs du SEAE, la « cheville ouvrière » de ce qui est alors le plus gros projet européen de ce type.
Le bras long du général
Pour les deux « milis », le plan semblait se dérouler sans accroc. Jusqu’au jour d’avril 2016 où l’auteur de ces lignes révélait dans Le Monde, enregistrement à l’appui, la teneur d’une réunion que Cyrille Claver dirigeait. Jubilant d’avoir remporté le contrat, le fougueux général s’emballait, jusqu’à se vanter d’avoir le bras long : « Ce serait dommage de nous priver du soutien de ces gens-là. Je dis “ces gens-là” parce que là, ils nous ouvrent tout. » Pour mener à bien cette affaire, il fallait les « remercier ». Et plus particulièrement ce contact au sein de l’Union européenne : « Le mec, c’est lui qui a fait les chiffres, il va s’attendre à une rémunération ». Et l’ex-général de détailler les options comptables afin de contenter ce mystérieux contact qui lui avait permis de décrocher le contrat.
Las, la discussion avait lieu devant le partenaire franco-somalien mécontent de sa part du deal. Affirmant être traité comme l’« Africain de service », il menaçait de tout faire capoter. Tout a été enregistré, puis transmis avec l’article du Monde au parquet national financier (PNF). Ce dernier a ouvert dans la foulée une enquête pour corruption d’agent étranger. Le général avait beau jurer avoir tenu ces propos pour décourager ce partenaire de dénoncer le contrat et le convaincre qu’il était sécurisé par un pacte de corruption – purement fictif, selon la défense du gradé – l’enquête restait ouverte.
Heckel siégeait au comité de sélection, recevait les offres et fixait les critères. La taupe idéale.
Ont suivi neuf ans de perquisitions, interrogatoires, épluchages du moindre virement, saisies de comptes. Avec pour principal objectif de déterminer si la personne dont parlait le général était bien ce frère d’armes, passé dans l’administration européenne en même temps que son ancien supérieur. Très vite, l’essentiel de l’enquête s’est concentré sur le rôle du lieutenant-colonel Gérard Heckel dans l’attribution du contrat. Et l’existence d’éventuelles contreparties, comme évoquées dans l’enregistrement.
Ce qui ne fait aucun doute, c’est que le lieutenant-colonel était la personne idéale à connaître pour rafler le contrat. L’homme-clé, même, aux yeux de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), qui a mené la première enquête en analysant les documents internes, sans pour autant remettre en question le contrat. Depuis son poste, Heckel siégeait non seulement au comité de vote, mais recevait aussi les offres concurrentes et fixait les critères de sélection. Tout le portrait du « mec qui a fait les chiffres ». Bref, la taupe idéale. C’est à peu de choses près ce que le général Claver martèle à ses interlocuteurs dans des mails exhumés par les enquêteurs.
Cent vingt coups de fil
Aucun dessous de table n’a pourtant été mis au jour. Les premières charges de corruption d’un agent étranger ont été écartées au fil de l’enquête pour ne retenir que, d’un côté, le chef de trafic d’influence et, de l’autre, celui de prise illégale d’intérêts. En revanche, l’enquête a identifié de nombreuses preuves des « liens personnels, professionnels et financiers » entre le général et son ancien subordonné. Durant les mois de tractations pour le contrat somalien, le téléphone de Cyrille Claver a été en contact plus de 120 fois avec ceux de Gérard Heckel et de son épouse.
Les deux hommes avaient, certes, des raisons de se parler. Les époux Claver louaient alors un studio à une fille Heckel, et l’épouse de Cyrille Claver officiait comme notaire des époux Heckel, en plein achat immobilier. Mais aux yeux des enquêteurs, ces liens peinent à eux seuls à justifier des contacts quasi quotidiens. « Nous ne sommes pas intimes », jure pourtant l’ancien général, droit dans ses bottes, lors de son interrogatoire. « Il est pratique courante de se tutoyer au sein de l’armée, et plus particulièrement dans la communauté des pilotes de chasse », minimise de son côté son ancien subordonné, interrogé sur la familiarité des échanges exhumés.
L’OLAF a en partie résolu l’énigme en disséquant l’activité d’une société basée au Royaume-Uni et fondée par Gérard Heckel, EUDSC. Une entreprise à la tête de laquelle il a placé son épouse. Or c’est cette société qui se chargeait du portage salarial de Cyrille Claver. Contre une commission de 10 %, elle se chargeait d’encaisser les revenus de l’ancien général pour les lui restituer sous forme de salaires. 132 000 euros en dix-sept mois ont été versés sur son compte notamment par les trois entreprises membres de Rapid qu’il dirigeait. Rien à voir avec ce consortium, affirment Cyrille Claver et Gérard Heckel, qui ont assuré aux policiers que les sommes correspondent à d’autres missions en Afrique.
Rolex et sac Vuitton
Pour 2015, l’année des tractations somaliennes, le lieutenant-colonel a ainsi touché 4 000 euros de dividendes grâce à la société de portage, somme qui a « servi à payer une partie de [sa] Rolex », a-t-il expliqué pendant son interrogatoire, avant de vite préciser que « c’était noyé dans un budget ». Tandis qu’une perquisition à son domicile a permis de découvrir un sac Louis Vuitton… avec une demande d’exemption de taxe au nom de Cyrille Claver.
Les deux hommes nient en bloc les accusations retenues par la justice. Contacté par XXI le conseil de Cyrille Claver et de ses partenaires du consortium n'a pas donné suite. Tandis que celui de Gérard Heckel a rappelé, à juste titre, qu'ils sont présumés innocents puisqu'ils n'ont pas encore été jugés.
Si la date du procès n’a pas encore été fixée, le complexe diplomatique de Mogadiscio, lui, a ouvert ses portes – il est d’ailleurs fort utile dans une Somalie toujours instable. Bruxelles, malgré des alertes précoces sur ce qui allait devenir une des premières grandes affaires de trafic d’influence au sein de son administration, n’a jamais remis en question son choix des entreprises pour mener à bien le projet. Elle s’est, depuis, murée dans le silence : elle n’a produit aucune communication officielle. Quant à Gérard Heckel, il a été muté au département informatique. À Dubaï, Stars Business Booster la société de Cyrille Claver a reçu, entre 2017 et 2022, 250 000 dollars de commissions annuelles de la part du consortium Rapid. En France, elle est devenue Liicht, se reconvertissant dans l’« éclairage intelligent ».
Fin 2024, le quotidien les Dernières Nouvelles d’Alsace publiait un article élogieux sur ce nouveau business. On y apprend que la commune de 400 âmes, La Vancelle, a été équipée en éclairage connecté. Dans une petite vidéo en illustration, l’ancien général fait l’éloquente démonstration du système. Heureuse coïncidence, la maire du village n’est autre que… son épouse.