À Kharkiv, l’Ukraine en résilience artistique

Photos par Amadeusz Świerk Un récit photo de Martina Bacigalupo
21 mai 2025
À Kharkiv, l’Ukraine en résilience artistique
Dans la deuxième ville du pays, lourdement touchée par la guerre, des artistes se battent pour faire vivre la culture. Le photographe polonais Amadeusz Świerk est allé à leur rencontre et documente les spectacles en sous-sol, le public bravant le couvre-feu dans des lieux tenus secrets, et des œuvres de résistance.
Dans la deuxième ville du pays, lourdement touchée par la guerre, des artistes se battent pour faire vivre la culture. Le photographe polonais Amadeusz Świerk est allé à leur rencontre et documente les spectacles en sous-sol, le public bravant le couvre-feu dans des lieux tenus secrets, et des œuvres de résistance.

Depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022, Kharkiv, la deuxième ville du pays, à 30 kilomètres de la frontière russe, est la cible régulière de tirs d’artillerie lourde et de missiles. Le 3 mai 2025, une attaque de drones a touché plusieurs quartiers, déclenchant des incendies et blessant une quarantaine de personnes. Malgré cela, défiant l’interdiction des grands rassemblements dans les bâtiments, défiant aussi le couvre-feu instauré entre 23 heures et 6 heures du matin, les artistes continuent à se produire. Tantôt dans des lieux publics, tantôt dans des sous-sols reconvertis en salles de spectacle. En juillet 2024, le photographe polonais Amadeusz Świerk est parti à leur rencontre.

« J’ai eu envie de voir leur résistance, si proche du front »

Sensible aux cultures underground et aux minorités dans son travail, Amadeusz Świerk est familier de l’ancienne capitale de la République socialiste soviétique d’Ukraine : « Depuis le début de la guerre, j’étais allé plusieurs fois dans cette ville, après mes reportages dans l’est du pays. Kharkiv était vraiment délabrée à ce moment-là, mais son énergie, son dynamisme artistique m’ont frappé. En mai 2024, l’armée russe a lancé à nouveau une offensive depuis Vovchansk, à une heure et demie de voiture au nord-est de la ville. Beaucoup de gens ont fui, mais d’autres ont décidé de rester. Parmi eux, les artistes. J’ai eu envie de voir leur résistance, si proche du front, et de raconter la guerre autrement. » Les artistes, eux, accueillent volontiers ce photographe qui parle russe et vient leur rendre visite de manière informelle. Ils lui ouvrent leurs portes, partagent leurs performances, leur fierté et aussi, parfois, leurs peurs et leur solitude.

« Quand je suis arrivé, l’Opéra national, fermé depuis le début de la guerre, venait tout juste de rouvrir… enfin, ses sous-sols », raconte Amadeusz. L’énorme espace, un abri antiatomique conçu dans les années 1960 par les architectes soviétiques, a été reconverti en scène lyrique. En ce début d’été, le théâtre propose alors chaque semaine trois représentations de ballet ou d’opéra sur cette scène en ciment et sans rideaux. Les spectacles sont tous complets : « Tu sens que c’est nécessaire, pour les gens, d’être là. Que l’art les aide à tenir. »

Au chômage pendant des mois

De leur côté, le théâtre national Berezil et le théâtre expérimental Nafta continuent de proposer des spectacles, en surface. Un public de confiance, informé par le bouche-à-oreille, se réunit en secret. Le Théâtre des marionnettes, un autre lieu historique de la ville, unique en son genre dans le pays, risquait en revanche de fermer par manque d’activité et de fonds : « Les acteurs sont restés au chômage pendant des mois, les marionnettes immobiles, témoigne le photographe. Pendant notre rencontre, la directrice artistique, Oksana Dmitrieva, pleurait. Ce théâtre est toute sa vie. » Mais elle ne lâche rien et l’activité reprend, pas à pas. « Nous travaillons dur et c’est compliqué de payer les salaires, explique-t-elle. Mais nous continuons à nous produire pour sauver notre théâtre – et nous jouerons même en France cet automne ! »

Les photos d’Amadeusz Świerk donnent à voir, simplement, avec une approche classique. Ici, ce n’est pas le regard de l’auteur qui prime, mais le sujet. La plupart des artistes qu’il a rencontrés sont toujours actifs et continuent à défier la guerre avec chaque œuvre, chaque performance.

spectacle dans un théâtre en Ukraine
Malgré l’interdiction par la mairie de Kharkiv d’organiser de grands rassemblements dans les bâtiments publics, le théâtre national Berezil a joué Shevchenko 2.0, une pièce critiquant l’héritage russe dans l’histoire ukrainienne, en juillet 2024.
le comédien Dmytro Petrov dans sa loge
Dmytro Petrov, 45 ans, est l’un des comédiens du théâtre Berezil. Depuis le début de la guerre et les restrictions sur les spectacles, il vit dans un état de crise artistique et existentielle. Après avoir joué sur le front pour les soldats dans les tranchées, il a finalement rejoint l’armée ukrainienne.
un opéra en sous-sol en Ukraine
La chanteuse Tamara Harmash, accompagnée par l’orchestre de Dmytro Morozov, sur la scène des sous-sols de l’Opéra-théâtre national Lyssenko.
pratiquant de parkour sur un toit en Ukraine
Lors de l’invasion russe, Artem Bubeltsev, un jeune artiste de rue, habitait avec sa grand-mère à Saltivka, le quartier de Kharkiv le plus affecté par les bombardements. Ils ont passé un mois entier à s’abriter dans la station de métro, avec des centaines d’autres personnes. Que ce soit sur son skateboard ou les toits de la ville lors de séances de parkour, l’art le tient en vie : « Un saut, un kickflip, et je me sens vivant à nouveau. » Il voudrait un jour avoir assez d’argent pour quitter l’Ukraine avec sa grand-mère – d’ici trois ans car, après, il aura l’âge d’être appelé dans l’armée.
deux drag-queens se préparent pour leur spectacle
Les drag-queens Evelina Smile (à gauche) et Katy Loboda (à droite) se préparent pour leur spectacle au Switch Bar, à Kharkiv, en juillet 2024. Iels espèrent passer un message de légèreté et de liberté aux habitants.
l’entrée d’un bar de nuit à Kharkiv
Le Switch Bar, juste avant le couvre-feu. Après la fermeture des lieux de compétition, ce café était l’un des derniers endroits à Kharkiv qui abritait des performances pour la communauté LGBT. Aujourd’hui, il a fermé ses portes.
l’artiste Oksana Dmitrieva au milieu de ses marionnettes
Oksana Dmitrieva, directrice du Théâtre des marionnettes de Kharkiv, n’a pas pu payer ses acteurs depuis avril 2024 et a dû mettre des membres de l’équipe au chômage. Mais elle ne baisse pas les bras : une tournée en Europe est prévue pour l’automne 2025.
représentation d’une comédie musicale en Ukraine
Le groupe musical MUR joue la comédie musicale [You]Romantica, basée sur les textes de la « Renaissance fusillée », un mouvement de poètes, écrivains et artistes ukrainiens des années 1920-1930, persécutés et en partie exécutés par le régime de Staline.
le sculpteur Kostiantyn Zorkin à Kharkiv
Kostiantyn Zorkin, artiste sculpteur de Kharkiv, fume une cigarette dans son atelier en sous-sol, en juillet 2024. La plupart de ses collaborateurs ont quitté la ville à cause du conflit. Ses œuvres racontent la guerre et la fragilité de l’être humain.
spectacle de théâtre et musique à Kharkiv
La tragicomédie surréaliste Saltivka, jouée au théâtre Nafta, parle de la vie dans le quartier résidentiel du même nom et encourage à repenser les stéréotypes sur cette zone où vivent 400 000 personnes, aujourd’hui vue comme dangereuse.
le poète Oleksandr Kud au milieu du public
Pilote de drone dans les forces armées ukrainiennes, Oleksandr Kud est aussi musicien, poète et fondateur du groupe de poésie LitSlam à Kharkiv. Ici, il est applaudi par le public lors d’un événement consacré à ses écrits. Dévasté par la sinistre réalité du front, Oleksandr tente désespérément de conserver son identité d’artiste et son équilibre mental au sein de l’armée, grâce à sa guitare et à son stylo. Ses poèmes sont désormais remplis de métaphores guerrières, mais il se surprend parfois à écrire encore des textes sur l’amour et la nature.