Les expropriés du canal

Photos par Mohamed Mahdy Un récit photo de Nicolas Gastineau
En ligne le 22 septembre 2024
Les expropriés du canal
En 2020, le quartier d’El-Max à Alexandrie a été partiellement rasé par des bulldozers envoyés par l’État égyptien. Réputée pour sa communauté de pêcheurs et son canal, cette « petite Venise » du Moyen-Orient contrariait les plans d’un gigantesque projet portuaire. Le jeune photographe égyptien Mohamed Mahdy a documenté la vie et la mémoire de ses habitants.
En 2020, le quartier d’El-Max à Alexandrie a été partiellement rasé par des bulldozers envoyés par l’État égyptien. Réputée pour sa communauté de pêcheurs et son canal, cette « petite Venise » du Moyen-Orient contrariait les plans d’un gigantesque projet portuaire. Le jeune photographe égyptien Mohamed Mahdy a documenté la vie et la mémoire de ses habitants.
En 2016, Ahmed Hamdy a été notifié par l’État de la démolition prochaine de sa maison familiale à El-Max. « Sans même qu’on lui dise alors pourquoi, c’est comme ça en Égypte », pointe amèrement le photographe Mohamed Mahdy, également originaire d’Alexandrie. Ici avec sa casquette blanche, Ahmed est entouré de sa famille, l’une des plus anciennes de la communauté de pêcheurs qui vit le long de ce canal situé à la bordure ouest de la ville. Sans voie de recours ni possibilité de résister, il a accepté comme d’autres habitants la proposition du photographe : écrire des lettres dans lesquelles chacun livre ses souvenirs liés à ce quartier condamné. Celle d’Ahmed revient sur le destin des hommes de sa famille, pêcheurs à El-Max de père en fils depuis son arrière-grand-père, décédé en mer il y a plus d’un siècle. « Je ne comprends pas, écrit-il, cette connexion entre ma famille et la mer. J’ai toujours ressenti que quelque chose m’interdisait de m’en éloigner plus d’une semaine. »
En 2016, Ahmed Hamdy a été notifié par l’État de la démolition prochaine de sa maison familiale à El-Max. « Sans même qu’on lui dise alors pourquoi, c’est comme ça en Égypte », pointe amèrement le photographe Mohamed Mahdy, également originaire d’Alexandrie. Ici avec sa casquette blanche, Ahmed est entouré de sa famille, l’une des plus anciennes de la communauté de pêcheurs qui vit le long de ce canal situé à la bordure ouest de la ville. Sans voie de recours ni possibilité de résister, il a accepté comme d’autres habitants la proposition du photographe : écrire des lettres dans lesquelles chacun livre ses souvenirs liés à ce quartier condamné. Celle d’Ahmed revient sur le destin des hommes de sa famille, pêcheurs à El-Max de père en fils depuis son arrière-grand-père, décédé en mer il y a plus d’un siècle. « Je ne comprends pas, écrit-il, cette connexion entre ma famille et la mer. J’ai toujours ressenti que quelque chose m’interdisait de m’en éloigner plus d’une semaine. »
Le long du canal de Mahmoudiya s’alignaient en rang d’oignon les habitations traditionnelles des familles d’El-Max. Cette voie d’eau a été percée en 1820 pour relier Alexandrie au Nil, situé à quelque 70 kilomètres de là. Y passaient les bateaux bleu turquoise des pêcheurs qui constituent le décor de carte postale de cette communauté construite autour du commerce de poissons. « Quand les habitants ont su que leur village allait être démoli et qu’ils devraient s’installer ailleurs, a constaté le photographe qui est régulièrement revenu à El-Max entre 2016 et aujourd’hui, ce n’était pas que leurs maisons qu’ils perdaient mais aussi leur identité de pêcheurs. »
Le long du canal de Mahmoudiya s’alignaient en rang d’oignon les habitations traditionnelles des familles d’El-Max. Cette voie d’eau a été percée en 1820 pour relier Alexandrie au Nil, situé à quelque 70 kilomètres de là. Y passaient les bateaux bleu turquoise des pêcheurs qui constituent le décor de carte postale de cette communauté construite autour du commerce de poissons. « Quand les habitants ont su que leur village allait être démoli et qu’ils devraient s’installer ailleurs, a constaté le photographe qui est régulièrement revenu à El-Max entre 2016 et aujourd’hui, ce n’était pas que leurs maisons qu’ils perdaient mais aussi leur identité de pêcheurs. »
Après l’annonce en 2016 de la future démolition pour une date indéterminée, les habitants d’El-Max ont passé quatre années sans nouvelles ni certitude, dans l’antichambre des bulldozers du régime. Le photographe a voulu retranscrire « cette attente et l’atmosphère de tension qui régnait » au sein de ces familles avant leur dépossession. À l’arrivée, son travail a pris la forme d’un site internet interactif. Ahmad a décidé quant à lui de partir sans attendre cette échéance, tout en continuant à travailler avec la famille Hamdy.
Après l’annonce en 2016 de la future démolition pour une date indéterminée, les habitants d’El-Max ont passé quatre années sans nouvelles ni certitude, dans l’antichambre des bulldozers du régime. Le photographe a voulu retranscrire « cette attente et l’atmosphère de tension qui régnait » au sein de ces familles avant leur dépossession. À l’arrivée, son travail a pris la forme d’un site internet interactif. Ahmed Saad, sur cette photo, a décidé quant à lui de partir sans attendre cette échéance, tout en continuant à travailler avec la famille Hamdy.
Les bulldozers sont arrivés en 2020. 228 maisons ont été rasées le long du canal et 1 500 familles contraintes de quitter les lieux. Le gouvernement égyptien a alors avancé le motif de protection des habitants contre les inondations liées à la hausse du niveau de la mer. Le delta du Nil est de fait en première ligne de la montée des eaux due au réchauffement climatique : dans le scénario le plus pessimiste du GIEC – une augmentation de 4 degrés d’ici à 2100, la ville d’Alexandrie serait même purement et simplement engloutie.
Les bulldozers sont arrivés en 2020. 228 maisons ont été rasées le long du canal et 1 500 familles contraintes de quitter les lieux. Le gouvernement égyptien a alors avancé le motif de protection des habitants contre les inondations liées à la hausse du niveau de la mer. Le delta du Nil est de fait en première ligne de la montée des eaux due au réchauffement climatique : dans le scénario le plus pessimiste du GIEC – une augmentation de 4 degrés d’ici à 2100, la ville d’Alexandrie serait même purement et simplement engloutie.
Depuis la fenêtre de sa maison face au canal d’El-Max, Tamer el-Tabakh a assisté à la démolition des habitations de ses voisins. Dans sa lettre remise au photographe, l’histoire d’El-Max est d’abord pour lui celle « du rivage avec la plus grande concentration d’iode au monde. » « J’ai vécu ici, comme d’autres générations avant moi dont vous n’entendrez l’histoire qu’en respirant cet air iodé qui plonge au plus profond de votre cœur », écrit-il. Au-delà de la réponse à la montée des eaux, la destruction de la zone a également été actée pour permettre l’avancée du « Great Alexandria Port 2035 », projet qui ambitionne de réunir les deux ports de Dekheila et d’Alexandrie en une seule gigantesque zone portuaire de 344 000 mètres carrés. Le petit village se trouvait sur la route d’un tel monstre.
Depuis la fenêtre de sa maison face au canal d’El-Max, Tamer el-Tabakh a assisté à la démolition des habitations de ses voisins. Dans sa lettre remise au photographe, l’histoire d’El-Max est d’abord pour lui celle « du rivage avec la plus grande concentration d’iode au monde. » « J’ai vécu ici, comme d’autres générations avant moi dont vous n’entendrez l’histoire qu’en respirant cet air iodé qui plonge au plus profond de votre cœur », écrit-il. Au-delà de la réponse à la montée des eaux, la destruction d’El-Max a également été actée pour permettre l’avancée du « Great Alexandria Port 2035 », projet qui ambitionne de réunir les deux ports de Dekheila et d’Alexandrie en une seule gigantesque zone portuaire de 344 000 mètres carrés.
« La demeure de Tamer, encore épargnée, a une très longue histoire, raconte le photographe, puisque le roi Faruk qui a régné sur l’Égypte de 1936 à 1952 avait l’habitude d’y séjourner. » L’habitant d’El-Max a tenu à ce que tous les objets de sa vie de famille passée restent à leur place, jusqu’aux emplacements exacts de la photo de son oncle et de sa femme, sur le rebord de la fenêtre. Il a installé ses parents ailleurs pour leur éviter la peine de voir un jour leur foyer détruit mais lui y vit toujours, dans l’attente des bulldozers. Tamer a essayé de faire inscrire sa maison au patrimoine mondial de l’Unesco afin de la sauver, mais sans succès.
« La demeure de Tamer, encore épargnée, a une très longue histoire, raconte le photographe, puisque le roi Faruk qui a régné sur l’Égypte de 1936 à 1952 avait l’habitude d’y séjourner. » L’habitant d’El-Max a tenu à ce que tous les objets de sa vie de famille passée restent à leur place, jusqu’aux emplacements exacts de la photo de son oncle et sa tante, sur le rebord de la fenêtre. Il a installé ses parents ailleurs pour leur éviter la peine de voir un jour leur foyer détruit mais lui y vit toujours, dans l’attente des bulldozers. Tamer a essayé de faire inscrire sa maison au patrimoine mondial de l’Unesco afin de la sauver, mais sans succès.
Depuis ce poste d’observation, il était jadis possible de pêcher directement dans la mer, aime se souvenir Atef, photographe originaire d’El-Max, aujourd’hui âgé de 71 ans. Les rejets chimiques des usines alentour ont changé la donne, selon Mohamed Mahdy. Atef, qui a rassemblé de nombreuses images d’archives d’El-Max tout au long de sa vie, les a transmises au photographe. Sa lettre raconte l’histoire du village : « Auparavant, El-Max était divisé en deux secteurs. Le premier était occupé par les pêcheurs qui vivaient de la mer et des bateaux. Le second était fait de populations diplômées qui travaillaient dans les entreprises de pétrole, de ciment, de chimie et de sel alentour. »
Depuis ce poste d’observation, il était jadis possible de pêcher directement dans la mer, aime se souvenir Atef, photographe originaire d’El-Max, aujourd’hui âgé de 71 ans. Les rejets chimiques des usines alentour ont changé la donne, selon Mohamed Mahdy. Atef, qui a rassemblé de nombreuses images d’archives d’El-Max tout au long de sa vie, les a transmises au photographe. Sa lettre raconte l’histoire du village : « Auparavant, El-Max était divisé en deux secteurs. Le premier était occupé par les pêcheurs qui vivaient de la mer et des bateaux. Le second était fait de populations diplômées qui travaillaient dans les entreprises de pétrole, de ciment, de chimie et de sel alentour. »
« Je fais toucher à mon fils les murs pour qu’il puisse les imprimer dans sa mémoire. » Cette phrase, écrite par l’une des mères d’El-Max dans sa lettre confiée à Mohamed Mahdy, lui a donné l’idée de mettre en scène la mallette contenant les souvenirs du vieux photographe Atef sur un pan de mur détruit. À l’intérieur, des clichés vieux de cinquante ou soixante ans.

« Je fais toucher à mon fils les murs pour qu’il puisse les imprimer dans sa mémoire. » Cette phrase, écrite par l’une des mères d’El-Max dans sa lettre confiée à Mohamed Mahdy, lui a donné l’idée de mettre en scène sur un pan de mur détruit la mallette contenant les souvenirs du vieux photographe Atef. À l’intérieur, des clichés vieux de cinquante ou soixante ans.

Hend est la seule femme d’El-Max à exercer le métier de pêcheuse, affirme le photographe. Elle en tire une grande fierté dont témoigne sa lettre. « J’ai commencé à pêcher quand j’avais 7 ans. [...] Au travail, j’étais traitée comme une égale. Depuis mon passage dans la profession, dès qu’un pêcheur travaille mal, on le réprimande en disant qu’une femme travaillait mieux que lui. [...] J’ai arrêté ce travail aujourd’hui, mais je pêche encore avec mes enfants pour m’assurer qu’ils ne seront pas balayés par les vagues. »
Hend est la seule femme d’El-Max à exercer le métier de pêcheuse, affirme le photographe. Elle en tire une grande fierté dont témoigne sa lettre. « J’ai commencé à pêcher quand j’avais 7 ans. [...] Au travail, j’étais traitée comme une égale. Depuis mon passage dans la profession, dès qu’un pêcheur travaille mal, on le réprimande en disant qu’une femme travaillait mieux que lui. [...] J’ai arrêté ce métier aujourd’hui, mais je pêche encore avec mes enfants pour m’assurer qu’ils ne seront pas balayés par les vagues. »
Avant l’arrivée des bulldozers, le canal était à cet endroit précis complétement encerclé de petites maisons dont les fondations semblaient posées sur l’eau. Les pêcheurs et leurs familles ont été relogées à quelques centaines de mètres dans des barres d’immeubles construites pour l’occasion, sur le littoral. Leurs appartements font en moyenne soixante mètres carrés alors que les maisons détruites faisaient souvent au moins le double. Surtout, ces exilés hier propriétaires doivent désormais s’acquitter d’un loyer de 750 livres (environ 13 euros).
Avant l’arrivée des bulldozers, le canal était à cet endroit précis complétement encerclé de petites maisons dont les fondations semblaient posées sur l’eau. Les pêcheurs et leurs familles ont été relogés à quelques centaines de mètres dans des barres d’immeubles construites pour l’occasion, sur le littoral. Leurs appartements font en moyenne soixante mètres carrés alors que les maisons détruites faisaient souvent au moins le double. Surtout, ces exilés hier propriétaires doivent désormais s’acquitter d’un loyer de 750 livres (environ 13 euros).