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L’ombre de Gazprom sur la Riviera

Écrit par Clément Le Foll et Alexander Abdelilah Illustré par Rocco
En ligne le 21 avril 2024
L’ombre de Gazprom sur la Riviera
Face à l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne avait promis d’être intraitable : sanctions, bien gelés, transactions bloquées. Les oligarques, bras armé financier de Vladimir Poutine, se sont retrouvés limités dans leurs actions les uns après les autres. Mais, à quelques encablures de Monaco, une enclave résiste : la Villa Maria Irina. Nos journalistes se sont acharnés pendant dix-huit mois, pour découvrir qui se cache derrière les murs d’une des plus luxueuses demeures de la Côte d’Azur, et pourquoi elle échappe aux sanctions.
25 minutes de lecture
Chapitre 1

L’ascension d’un discret oligarque

Chapitre 1 L’ascension d’un discret oligarque

Pour les promeneurs et les coureurs, le sentier des douaniers offre un point de vue unique sur la principauté de Monaco et la baie de Roquebrune. De la plage du Golfe Bleu à la pointe du cap, il longe sur plusieurs kilomètres les roches érodées du cap Martin. Pour les journalistes, ce chemin est l’un des rares endroits d’où entrevoir la silhouette de l’une des demeures les plus chères de la Riviera : la Villa Maria Irina. En levant la tête à s’en tordre le cou, on distingue en haut de la falaise, entre les pinèdes, les contours du bâtiment principal de style Belle Époque. Si on imagine bien le panorama époustouflant que ses multiples terrasses doivent offrir, on ne voit rien du faste que renferme le terrain de plus de trois hectares : une piscine olympique, un court de tennis, un héliport, un spa, un sauna, une cave à vin, une salle de sport, une villa principale de plus de 1 100 mètres carrés et une maison d’invités avec sept chambres et piscine.

Enquêter sur ce domaine, c’est pénétrer dans les coulisses de la vie hors de mesures de l’oligarchie russe, à peine troublée par le déclenchement d’une guerre à quelque 2 300 kilomètres de là. Et, ce, alors même que toute la galaxie du pouvoir est tombée petit à petit sous le coup des sanctions prononcées par l’Union européenne depuis le début de la guerre du Donbass en 2014. Un monde où un bien estimé à 120 millions d’euros n’est qu’un investissement immobilier parmi d’autres, mis en location à plusieurs centaines de milliers d’euros la semaine. Un monde où une enquête préliminaire de la justice française – qui soupçonne le propriétaire de « blanchiment aggravé » dans l’acquisition de la villa et d’avoir dissimulé le réel bénéficiaire derrière un montage fiscal complexe – n’a que peu d’incidence sur le quotidien de ses habitants. Un monde où une ancienne vendeuse de yachts devenue concierge de luxe est chargée de la gestion de la demeure, entre deux caprices de ses clients – « l’un d’entre eux a exigé un dauphin dans sa piscine pour l’anniversaire de sa fille ». C’est aussi esquisser l’organisation d’un lieu digne d’un palace, avec son chef cuisinier privé – débauché au ministère de la Culture français – et son armée de majordomes. C’est replonger dans les souvenirs d’une riveraine qui décrit un « navire de guerre amarré à proximité et éclairant la villa la nuit », ou ceux d’une ancienne intendante se remémorant « les employés sur le qui-vive à 2 heures du matin quand des invités débarquent en hélicoptère ».

Enquêter sur la Villa Maria Irina, c’est s’immerger dans un mélange de secret et d’exubérance. Un bon résumé de la personnalité de son propriétaire, jusqu’auquel nous sommes remontés derrière un feuilletage complexe de sociétés. Samvel Karapetyan, l’homme le plus riche d’Arménie, dont le destin et la fortune se révèlent étroitement liés à l’entreprise la plus puissante de Russie : le géant de l’énergie Gazprom. Et dont la vie de voisin tranquille ferait presque oublier les liens troubles qu’entretiennent Bruxelles et Moscou, dont le précieux gaz a longtemps aveuglé les dirigeants européens.

Sa fortune a doublé en un an

Le ministre de l’Économie français avait prévenu, quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie : la France et l’Union européenne allaient « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie », afin de « provoquer l’effondrement de l’économie russe ». Les mesures devaient faire mal, notamment au secteur de l’énergie. Des mots rapidement suivis d’effet : treize paquets de sanctions européennes plus tard, plus de 1 700 personnes et 400 entités font l’objet d’interdictions de voyager en Europe et de gel de leurs avoirs. Dans ce déluge, des actionnaires de Gazprom, des membres de son conseil d’administration, et même des groupes paramilitaires financés par la société russe ont été ciblés. À l’heure où nous écrivons ces lignes, Samvel Karapetyan est passé entre les gouttes et échappe encore et toujours au courroux de Bruxelles. Pourtant, son ascension fulgurante, du poste de simple directeur d’usine dans les années 1990 au statut de magnat de la construction moscovite et de relais politique du Kremlin en Arménie, est indissociable du groupe énergétique russe et des contrats mirifiques accordés à ses sociétés par le clan d’Alexeï Miller, son tout-puissant patron.

Le réseau politique de Karapetyan est en effet aujourd’hui bien étoffé. L’homme d’affaires est publiquement désigné par le ministère de la Défense ukrainien comme soutien d’une milice russe qui recrute dans les prisons du pays. Il est également réputé proche du ministre de l’Intérieur russe, Vladimir Kolokoltsev, même si cette proximité, confirmée par des travaux de chercheurs spécialisés sur la Russie, reste difficile à confirmer. Mais une chose est sûre : les affaires se portent bien actuellement pour Karapetyan et son groupe, malgré l’invasion de l’Ukraine et les sanctions qui ont ralenti l’économie russe. Sa fortune a plus que doublé entre 2022 et 2023, selon le site du magazine Forbes, pour atteindre 2,7 milliards de dollars, soit son niveau d’avant le conflit.

Une énigmatique holding immobilière

Nous découvrons pour la première fois le nom de Samvel Karapetyan le 11 juillet 2022. Au milieu de dizaines d’autres, sur un document du Service de publicité foncière (SPF) de Nice, un département du fisc chargé d’enregistrer tous les actes administratifs concernant le cadastre. À la recherche de montages financiers complexes dans le contexte du conflit russo-ukrainien, quelques mois après son déclenchement, nous avions lancé une dizaine de demandes de renseignements auprès des SPF de la Côte d’Azur. Pour chaque bien, ces administrations, qui dépendent du ministère de l’Économie, envoient une liste chronologique de plusieurs pages, recensant les successifs propriétaires du lieu, remontant parfois jusqu’aux années 1950. Ce jour-là, une intrigante société française, Maritime Villa Holding, apparaît sur un des documents de la luxueuse propriété Maria Irina. Nous sommes encore loin de nous en douter, mais cette mystérieuse entreprise va nous embarquer dans une enquête de dix-huit mois sur les traces du propriétaire des lieux, de son groupe industriel et de ses relations avec le sommet du pouvoir russe.

Les premières recherches sur Samvel Karapetyan sont fastidieuses. L’homme se confie rarement à la presse et les ressources disponibles en russe et en arménien sont maigres. Même son visage, tout en rondeur, presque poupin, encadré par des cheveux grisonnants coupés très court, n’offre pas de prise. Les tentatives de prise de contact sur LinkedIn avec d’anciens collaborateurs de son groupe ne donnent rien, pas plus que les recherches de potentiels partenaires commerciaux européens. En revanche, notre quête sort de l’impasse en suivant la piste de la villa, et en tentant de répondre à une question apparemment simple : Samvel Karapetyan y réside-t-il vraiment ?

« Être honnête et tenir parole »

Car sa famille, bénéficiaire effective de Maritime Villa Holding, dernière société à avoir acheté les lieux, ne se cache pas. Disons plutôt : la fille de ce milliardaire russo-arménien de 58 ans ne se cache pas. Sur son compte Instagram, Tatevik exhibe régulièrement à sa communauté de 450 000 abonnés son quotidien entre son Arménie natale, la Russie, le Moyen-Orient et l’Europe. La trentenaire fan de mode et de vie nocturne aime prendre la pose autant qu’immortaliser la rentrée scolaire de son fils ou quelques secondes du concert des Red Hot Chili Peppers au Stade de France, quand ce n’est pas de The Weeknd au London Stadium. En 2019, dans une interview publiée sur le site de Forbes Russie, elle évoquait son « éducation arménienne quelque peu ultra-conservatrice » et les difficultés pour se faire une place dans le groupe familial, dans lequel « il régnait un patriarcat absolu ».

« Mes enfants sont comme moi en tout. Je n’ai jamais aimé la vie nocturne, mais le travail, au contraire, m’a inspiré. Je les regarde maintenant – ce sont les mêmes », confiait pourtant Karapetyan dans l’une des rares interviews qu’il a données, en 2015, à Forbes Russie – le média se montre volontiers complaisant envers la famille. Lui dont les trois enfants, Sarkis, Karen et Tatevik, ont intégré le groupe industriel dès la fin de leurs études et en sont aujourd’hui vice-présidents. Lui qui revendique des valeurs héritées de ses parents – un père professeur de mathématiques et une mère enseignante d’anglais. C’est cette éducation rigoureuse qui l’aurait mené à la prospérité. « Mes parents ont créé un environnement spécial, dès mon plus jeune âge, ils m’ont expliqué que l’essentiel dans la vie est d’être une personne honnête et de tenir parole », expliquait-il dans l’entretien.

Le club fermé des patrons de la Russie

Au début des années 1990, l’URSS vient de chuter et une poignée d’hommes d’affaires profitent d’une vague de privatisations pour racheter les actions et mettre la main sur les grandes sociétés d’État pétrolières, industrielles ou bancaires. Certains de ces oligarques constituent aujourd’hui la garde rapprochée et le bras armé financier de Vladimir Poutine, à l’image de l’ancien propriétaire de l’entreprise pétrolière Sibneft, Roman Abramovich, du patron d’Alfa Bank, Mikhaïl Fridman, ou de l’ancien député de la Douma, Suleyman Kerimov, aujourd’hui visé par une enquête à Nice pour des soupçons de blanchiment autour de l’acquisition d’une villa, lui aussi.

Dans ce jeu de Monopoly où les ressources de la Russie sont distribuées entre les oligarques et leurs affiliés, et où les villas sur la Côte d’Azur sont des signes d’appartenance au club très fermé des nouveaux patrons de la Russie, Samvel Karapetyan est encore un inconnu à la fin du siècle dernier. Diplômé de l’université d’État d’ingénierie d’Arménie, il fait partie des dizaines de milliers d’habitants des anciennes républiques soviétiques qui émigrent vers les principales villes du grand voisin. « Entre 1992 et 2002, la population de la Russie augmenta de plus de 3,5 millions d’habitants, en raison de l’arrivée de migrants venus de Moldavie, d’Ukraine, des républiques du Caucase », note la chercheuse en géographie Tamara Galkina dans un article dans la revue Hommes & Migrations.

Samvel Karapetyan fait son trou à 200 km au sud de Moscou, à Kalouga, ville industrielle de 300 000 âmes. Dans une interview de 2019, sa fille Tatevik décrit ce changement de vie : « Mon père a réussi à créer son propre monde, son propre cercle, où les gens ont commencé à s’unir sous sa direction. » Sans partir de rien pour autant : « Le frère aîné de Samvel Karapetyan a fait une carrière politique en Arménie », rappelle le sociologue Aleksandr Lutsenko, spécialiste des arcanes du pouvoir russe.

Inauguration de centres commerciaux

Le frère en question s’appelle Karen Karapetyan. Même coupe de cheveux courts, même nez rond et yeux en amandes ; la ressemblance entre les frangins est frappante. Lui navigue dans les eaux politiques arméniennes depuis trois décennies, enchaînant les mandats de député. De 2008 à 2011, cet ingénieur de formation a occupé le poste de chef de cabinet du président arménien, selon le site de l’Assemblée nationale d’Arménie. En 2006, il a même reçu une médaille pour « services rendus à la patrie ». Mais difficile d’en savoir plus.

Les informations sur son cadet, qui a choisi la voie entrepreneuriale, sont plus rares encore. On sait que Samvel Karapetyan est capable de donner 1,5 million d’euros au téléthon arménien ou 5 millions de dollars pour fournir de l’aide humanitaire à la région du Haut-Karabakh. Mais rien ou presque ne filtre concernant ses entreprises industrielles, pourtant au cœur de son influence. On imagine mal le patron de LVMH Bernard Arnault limiter ses interventions dans la presse à la portion congrue, c’est pourtant ce que fait l’homme le plus riche d’Arménie, qui développe ses activités dans son pays comme en Russie.

Ses apparitions sous le feu des projecteurs se limitent à des inaugurations de centres commerciaux. Dans une vidéo de mars 2016, on le découvre droit comme un i, aux côtés du maire de Moscou, Sergueï Sobianine, pendant que celui-ci pérore sur les atouts du flambant neuf complexe, baptisé Avenue South-West. Cheveux blancs, costume sombre, chemise sans cravate, montre imposante au poignet, les deux hommes semblent sortis du même moule. À la seule différence que Samvel Karapetyan ne prononce pas un mot pendant tout le reportage. Même ses sourcils fournis restent immobiles, trônant au-dessus de ses yeux effilés que seuls quelques timides sourires font épisodiquement plisser.

Un indispensable interlocuteur

Si Karapetyan inaugure des centres commerciaux, c’est qu’il en construit. Après des débuts discrets mais prometteurs à Kalouga, il fonde en 1999 son entreprise : Tashir, du nom de sa région natale. Les activités de celle-ci, dans l’énergie, le bâtiment et la logistique, décollent au début des années 2000, grâce à l’ouverture de ces malls à l’américaine, qui s’implantent alors à Moscou, Saint-Pétersbourg, Tambov, Tver ou dans la capitale arménienne Erevan.

Au fil des ans, Tashir se développe également dans le transport et la distribution d’électricité, la fabrication de briques et de fenêtres en PVC ou la construction d’infrastructures. En 2015, c’est tout le réseau de distribution d’électricité arménien que le groupe rachète à une entreprise étatique russe. Ces projets d’ampleur font de Samvel Karapetyan un interlocuteur indispensable des politiques russes. En 2014, invité au ministère des Transports, il reçoit une médaille commémorative de la main du ministre lui-même, Maxim Sokolov, en présence du ministre de la Construction et du Logement, Mikhail Men, pour sa contribution aux Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. Tashir a activement participé à la réhabilitation du port de la ville, construisant un nouveau terminal et une marina avec hall d’exposition et galerie marchande.

En réalité, Samvel Karapetyan doit sa fortune principalement à un seul client, Gazprom, avec lequel il a signé des contrats de construction dès les années 1990, notamment pour un projet immobilier dédié aux employés du groupe au sud-ouest de Moscou, jusqu’à conquérir progressivement le marché immobilier de la capitale au début des années 2000. Selon le média russe RBC, son conglomérat a reçu de la part du géant russe de l’énergie, via certaines de ses filiales, 42,5 milliards de roubles en 2014 (850 millions d’euros à l'époque), 52,9 milliards (778 millions d’euros) en 2015 et 20,8 milliards (281 millions d’euros) pour le seul premier trimestre 2016.

Aujourd’hui, le groupe emploie 45 000 personnes au sein de 200 filiales. Son siège et son activité se concentrent en Russie, où Samvel Karapetyan est installé avec sa famille. « Un profil typique pour les milliardaires d’origine caucasienne, qui sont actifs dans le domaine de la construction », précise le sociologue Aleksandr Lutsenko, citant les exemples de l’Ingouche Mikhaïl Goutseriev ou des Azéris God Nisanov et Telman Ismailov, tous devenus milliardaires à la faveur de projets immobiliers pharaoniques. Les communautés issues des anciens satellites de la Russie soviétique ont trouvé dans ce secteur d’activité une porte d’entrée vers le monde très fermé des oligarques russes, qui veillent jalousement sur leurs intérêts. Dans le système clientéliste mis en place après le démantèlement de l’Union soviétique, les amitiés et les fidélités ont remplacé les affiliations au parti. 

Sur un « rooftop » monégasque

Les stories Instagram de la fille de Samvel, Tatevik, où défilent les vacances de sa famille sur la Côte d’Azur, ouvrent une fenêtre sur cet univers clos. Ainsi, durant les étés 2019 et 2020, entre deux photos au musée océanographique de Monaco ou à bord d’un yacht en Sardaigne, elle partage un cliché de ses parents au Loulou, un beach club de Ramatuelle. En 2022, de nouveau en France, elle passe une partie des vacances estivales à Paris, s’affichant en visite à la Fondation Louis Vuitton, en shooting privé à l’hôtel de Crillon ou en plein concert au festival Lollapalooza. Cette année-là, elle publie également des clichés nocturnes sur un rooftop monégasque ou d’un lever de soleil avec vue sur les yachts du port de la principauté, pris depuis la fenêtre d’un appartement ou d’un hôtel de luxe… Mais pas une seule image prise depuis la Villa Maria Irina, l’une des plus belles villas de la Côte d’Azur à quinze minutes de voiture de Monaco, évaluée actuellement à 120 millions d’euros. Et ce alors que sa famille en est propriétaire depuis six ans. À moins que les Karapetyan n’y aillent pas.

Samvel passe-t-il du temps dans la fastueuse Villa Maria Irina ? La réponse diffère selon les interlocuteurs. Si un proche affirme que l’homme d’affaires profite régulièrement de la demeure, le voisinage ne l’a jamais aperçu. Pendant plusieurs années, une voisine apercevait depuis sa terrasse une partie du gigantesque domaine. « J’ai toujours vu des jardiniers, des gardiens et des gens qui venaient s’occuper des chèvres, des poules et des autres bêtes qui se trouvaient dans une partie du domaine, mais jamais les propriétaires ni d’autres personnes », se remémore-t-elle. « Pour nous, cette villa, c’est celle de la maîtresse de Vladimir Poutine, cette rumeur a toujours persisté », confie Frédérique Lorenzi, présidente de l’association pour la sauvegarde de la nature et des sites de Roquebrune-Cap-Martin, Menton et environs.

Avec ceux qui ont pu pénétrer dans la villa, la discussion s’interrompt brusquement à l’évocation de Samvel Karapetyan. « L’identité du propriétaire est strictement confidentielle », répond laconiquement une ancienne intendante, qui évoque « une famille très influente en Russie ». En mars 2023, un an après le déclenchement du conflit ukrainien, le cuisinier des lieux publiait plusieurs annonces sur des groupes Facebook spécialisés : « Domaine privé situé à Roquebrune-Cap-Martin, face à Monaco, fonctionnant comme un hôtel de luxe, recrute pour la saison estivale 2023 : un(e) second(e) de cuisine et/ou assistant(e) chef de cuisine, un chef de partie ou commis de cuisine, un(e) majordome, un(e) maître d’hôtel, un(e) assistant(e) gouvernante, une femme/valet de chambre, un(e) lingère, un(e) handyman. »

Chapitre 2

Loue chalet de 650 m2 à Courchevel

Chapitre 2 Loue chalet de 650 m2 à Courchevel

C’est quand nous comprenons à qui Samvel Karapetyan a racheté la villa que nous commençons à avoir plus que des doutes sur l’identité du réel propriétaire actuel. Pour remonter jusqu’à l’ancien, il nous a fallu scruter les PDF de dizaines d’actes notariés – hypothèques, ventes, décision de justice – pour repérer les informations exploitables, comme les sociétés ayant détenu le bien, le prix de vente ou le nom des notaires impliqués. Il a fallu ensuite coupler ces informations avec celles issues des registres des sociétés de France, de Luxembourg ou encore de Chypre.

Les comptes rendus d’assemblée générale ou de cession de parts nous ont menés vers une seule et unique société, l’une des plus puissantes de Russie, Gazprom. Le montage est si complexe et Karapetyan si absent qu’une autre hypothèse se fait jour : et si l’oligarque arménien n’était que le dépositaire de la villa, ce afin de protéger son meilleur client des mesures de gel françaises ? L’intéressé n’a pas répondu à nos interrogations.

Un entrelacs de sociétés

Construite en 1904 par le célèbre architecte danois Hans-Georg Tersling, la Villa Del Mare – son nom d’origine – connaît une première vie tranquille. Pour entrer dans la lumière en 1988, lorsqu’elle est rachetée par Mobutu Sese Seko, le « maréchal-président » de la République du Zaïre (actuelle République démocratique du Congo). Une fois l’autocrate enterré, la somptueuse demeure est vendue par l’un de ses fils. Nous sommes au tournant des années 2000, et Vladimir Poutine vient d’entamer son tout premier mandat de président.

L’heureux acquéreur – qui a déboursé 13 millions d’euros – arpente les couloirs du pouvoir russe où règnent les oligarques, et où les loyautés se rétribuent en contrats mirifiques. Shalva Chigirinsky est un homme d’affaires russo-israélien qui a fait fortune dans le développement immobilier et le marché du pétrole et du gaz. Notamment, chuchote-t-on, grâce à sa proximité avec le maire de Moscou d’alors. Centres de congrès, hypermarchés, stations essence, Chigirinsky construit à tout-va dans la capitale. Malgré les milliards de roubles engrangés, la crise financière de 2008 vient mettre un terme à son ascension. Son empire se fissure et il doit se débarrasser d’une partie de ses actifs pour éponger ses dettes. Dont la villa, rebaptisée par ses soins Maria Irina, et qui attise déjà les convoitises.

Cette fois, l’acheteur ne fera pas les choux gras de la presse locale. Et pour cause, c’est un entrelacs de sociétés qui s’empare du lieu en 2010, via le Luxembourg, la France, le Royaume-Uni et la Russie. Un montage qui brouille les pistes de cette transaction à 70 millions d’euros, et où se dissimule Gazprom.

Aucun acte de vente n’apparaît

Mais pourquoi une société spécialisée dans la production de gaz et de pétrole s’enticherait-elle d’une villa à plusieurs dizaines de millions d’euros située à des milliers de kilomètres de son siège ? Ce qui nous étonne d’abord prend tout son sens quand on a accès aux chiffres : à la fin des années 2000, le groupe pétrolier et gazier russe est devenu la société la plus profitable au monde, devant Exxon. Dans cette pluie de devises, que pèsent quelques dizaines de millions d’euros pour une splendide villa azuréenne, là où tous les riches Russes passent leurs vacances d’été ? Pendant plusieurs années, au cours desquelles rien ou presque ne filtre sur la vie de la villa, Gazprom reste donc propriétaire. Le groupe russe utilise-t-il son palace méditerranéen pour y organiser des retraites pour ses cadres ? Le prête-t-il à des proches du clan Poutine ? Le Monde écrit qu’une filiale chypriote aurait profité des lieux en 2015 et 2016 pour un loyer mensuel de 210 000 euros, sans que l’on sache qui les a réellement occupés. Ces questions restent en suspens, comme la rumeur, relatée dans la presse à coups de citations anonymes, selon laquelle l’ex-gymnaste Alina Kabaeva, avec qui Vladimir Poutine a une liaison très médiatisée, y aurait séjourné à plusieurs reprises, voire qu’elle en serait la propriétaire secrète.

Une chose est sûre : c’est bien à son principal client que Samvel Karapetyan a racheté la luxueuse villa en 2016. Et le milliardaire a cherché à brouiller les pistes lui aussi. À tel point qu’aucun acte de vente n’est inscrit cette année-là sur le listing du SPF que nous avons commandé en 2022. Et pour cause : seules les parts sociales de la société contrôlant l’entreprise Maritime Villa Holding – qui détient la propriété depuis son rachat par Gazprom – ont été rachetées, tandis que l’entité propriétaire ne change pas. Cette piste nous mène à Chypre, confetti européen devenu un refuge cinq étoiles pour les fortunes – en particulier russes – qui peinent à justifier leur origine. Plus précisément, jusqu’à la société Leyson Holdings, domiciliée au siège d’un cabinet d’avocats installé dans un immeuble de bureaux aux rideaux marron dans le quartier d’affaires de Nicosie. L’actionnaire unique de cette coquille vide : Samvel Karapetyan.

Mais nous ne sommes pas les seuls à l’avoir identifié. À l’été 2023, le parquet de Paris ouvre une enquête à son sujet pour des soupçons de « blanchiment aggravé ». Ce qui mène l’État français à saisir le bien le 12 février 2024. La juridiction interrégionale spécialisée en matière économique et financière (JIRS) du parquet de Paris s’intéresse aux liens entre Samvel Karapetyan et Gazprom. Tardivement, si l’on s’en réfère à la rapidité avec laquelle elle a traité les biens d’autres oligarques : en effet, moins d’un an après l’invasion de l’Ukraine, plus de 62 villas de luxe, chalets et appartements étaient gelés.

Inscrit sur la « Putin list »

Dans ces circonstances, pourquoi Samvel Karapetyan n’est-il pas lui-même poursuivi par Bruxelles, alors qu’il a été repéré dès 2018 par le Trésor américain et ajouté à la « Putin list » – un groupe de 210 personnes identifiées pour leur proximité avec le président russe – et qu’il fait déjà l’objet de sanctions ukrainiennes depuis octobre 2022 ? Sachant qu’il est, en outre, au cœur d’une enquête pour « blanchiment » et donc suspecté de collusion avec Gazprom par la justice française.

On peut se demander également comment il peut encore posséder en France un autre bien immobilier presque aussi extravagant, que nous avons identifié au cours de notre travail de fourmi à la recherche des traces que la famille Karapetyan laisse en ligne. Une propriété moins tape-à-l’œil que la Villa Maria Irina, et qui échappe, au moment où nous écrivons ces lignes en mars 2024, à la vigilance de la justice française. Car, pour compléter son attirail d’oligarque parfait, Karapetyan a jeté son dévolu sur un chalet situé dans la station de ski préférée des Russes : Courchevel. Par le seul fait qu’il puisse encore jouir d’un tel bien malgré ses liens étroits avec Gazprom et le pouvoir russe, Samvel Karapetyan incarne les carences de l’arsenal de sanctions européen.

Un chauffe-bottes dans le local à skis

Les années 2010 ont visiblement été fastes pour l’oligarque, puisque c’est en 2015 qu’il a acquis la demeure alpine, valorisée à 24,5 millions d’euros d’après un document financier que nous avons pu consulter. Là non plus, Gazprom n’est pas loin, puisque c’est au milliardaire Ziyad Manasir, alors l’un des principaux partenaires du géant de l’énergie russe et très proche de son patron, Alexeï Miller, que Karapetyan a racheté le bien.

La cabane en bois qui répond au doux nom de Hidden Peak – « sommet caché » en français –, est nichée à deux kilomètres de l’altiport de Courchevel, où jets privés et hélicoptères peuvent se poser sur la piste d’atterrissage la plus haute d’Europe. L’entrepreneur russe peut ainsi profiter d’une vue panoramique sur la vallée et d’un accès direct aux pistes. Cette fois-ci, nous n’avons aucune difficulté à trouver des détails sur le bien, mis en location sur de nombreux sites d’immobilier de luxe. S’étalant sur 650 m2 répartis sur quatre niveaux, le chalet n’a rien du rustique relais de montagne : bain turc, jacuzzi, home cinéma, grande piscine intérieure avec nage à contre-courant et cascade, chef privé et chauffe-bottes dans le local à skis. Le tout pour 30 000 euros la semaine. Le petit plus ? Une galerie privée relie le chalet au palace K2 attenant, dont les locataires peuvent profiter des services comme s’ils y résidaient.

Une employée de l’hôtel, qui a travaillé directement dans les cuisines du chalet Hidden Peak, raconte des séjours de membres de la famille régnante qatarie Al-Thani, qu’elle dit avoir aperçue plusieurs fois. Si le chalet est loué pendant toute la saison hivernale, il peut rapporter sur la période la bagatelle de 600 000 euros à Samvel Karapetyan. Dont aucun des employés avec lesquels nous avons échangé n’a jamais entendu parler…

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