À la télévision, Apolline de Malherbe tance les artistes marseillais pour leur silence. Dans le lot, la journaliste de BFMTV cible les rappeurs les plus en vue. Où sont-ils ? Pourquoi ne les entend-on pas ? On est fin novembre et la violence a encore cassé un énième plafond de verre à Marseille – au point que le ciel paraît à portée de balles. Amine Kessaci, militant politique, vient de perdre son petit frère Mehdi, abattu en plein jour dans la cité phocéenne. La victime ne baignait pas dans les embrouilles, le jeune homme comptait devenir policier. C’est un « avertissement », présument les enquêteurs. Les trafiquants voudraient qu’Amine Kessaci, 22 ans, se taise sur le business illicite, dont il dénonce les conséquences et les racines. Alors, on le punit à vie, par la douleur incurable. Quelques années plus tôt, la drogue avait coûté la vie à son grand frère Brahim, fauché par le plomb – lui avait succombé à cette illusion de l’argent qu’on dit « facile ». Quelques années plus tard, Amine est condamné à vivre sous protection policière.
Venons-en aux rappeurs marseillais.
Les plus hardcore d’entre eux célèbrent la drogue, le meurtre et la kalach à longueur de titres. Parfois, ils chantonnent les meilleures façons de se débarrasser d’un ennemi et de son corps une fois assassiné. Les minots les écoutent du matin au soir. Sur le chemin de l’école, il arrive qu’ils récitent à voix haute des paroles d’une cruauté inouïe. Pour quel effet ? Nul ne sait, et c’est ce qui fait le sel de ces questionnements passionnants, mais insolubles. Toujours est-il que leurs tubes démocratisent les pires fantasmes sur Marseille, à l’instar de la culture du coup de feu. Ils le folklorisent et l’adoucissent, sans contexte ni notice. On en oublierait presque que le boucan des armes fabrique des traumatismes à vie. Et que, lorsqu’une balle perfore sa cible, des habitants livrés à eux-mêmes nettoient les taches de sang au sol pour que les gamins ne les voient pas.
Netflixisation
En cela, ces artistes-là collaborent étroitement avec cette frange politique et médiatique qui raconte la cité phocéenne à la façon d’une série Netflix. Qui utilise le terme de « mexicanisation », comme si ces élus et ces journalistes savaient seulement de quoi il en retournait au Mexique. La « netflixisation » de Marseille est, elle, confortable : elle garde à bonne distance les introspections collectives et les inventaires les plus pointus, comme le rapport des Français aux drogues (entre autres).
Les criminels adorent être la source de fantasmes. Ça leur offre une place éternelle dans la légende, pensent-ils. Pour leurs réseaux, c’est d’ailleurs tout bénef : ce monde romantisé attire de la main-d’œuvre fraîche, à commencer par les gamins les plus vulnérables. Pour les victimes du narcotrafic, c’est autre chose. Amine Kessaci a passé une partie de son enfance à tourner la nuit, avec sa mère, à la recherche de son grand frère, happé par le trafic. Tourner en rond, se faire du mouron, perdre le sommeil, finir par enterrer sa chair.
Ironie du sort
Ces artistes-là se réfugient derrière la fiction quand le débat moral se pose : lorsqu’ils la jouent parrains sans cœur, ce ne sont que des mots. Demanderait-on des comptes à Al Pacino pour Scarface et son rôle de Cubain fou furieux ? Vieux débat. Et puis, ils ne sont pas au pouvoir : rap ou pas, la situation serait identique dans les rues de Marseille, où la violence avait pris ses aises avant même leur naissance. Ces arguments sont largement justes et recevables. À la nuance près que ces artistes-là ont grandi dans les mêmes quartiers que des victimes de règlements de compte. Et qu’ils se font un paquet d’argent et de clics sur le dos de cette violence. Est-ce moral lorsque la violence gagne autant de terrain ? Exagère-t-on à notre tour le degré d’influence des artistes ? Pourquoi Apolline de Malherbe n’a-t-elle relevé que les silences des artistes et des sportifs issus des quartiers ? Et les autres alors ?
En vient néanmoins l’ironie du sort pour les rappeurs marseillais.
Dans les périodes troubles comme celle-ci, les mots pèsent forcément plus lourd et prennent la forme du boomerang. Ces artistes-là, les plus hardcore donc, n’ont jamais été autant menacés par la mafia, la vraie, celle qui rackette et tue. Voilà qu’ils changent régulièrement d’appartement, investissent une fortune dans leur sécurité ou quittent carrément la région. Voilà qu’ils deviennent protagonistes des textes qui ont fait leur gloire et qui ne seraient rien d’autre que des mots.