Entretien  |  Pouvoirs

« Des salles de sport où partager un standing »

Écrit par Catherine de Coppet
Sylvain Laurens est sociologue à l’EHESS. Une partie de ses travaux portent sur la sociologie des élites politiques et économiques, en particulier les lobbyistes.
Article à retrouver dans la revue XXI n°65, Sport & luxe
Entretien autour du récit Les boss enfilent les gants de boxe

Vous avez mené il y a quelques années un travail de recherche à Bruxelles au sein d’une salle de sport fréquentée par de hauts fonctionnaires européens expatriés. Comment s’opère la sélection dans un tel lieu ?

Ces cadres de l’UE clients de cette salle dans laquelle j’ai mené une immersion auraient pu choisir d’aller faire du sport sur leur lieu de travail, en profitant des équipements gratuits à leur disposition. Mais non, ils avaient choisi cette salle, dans le même quartier. L’idée de ces lieux est justement de sortir du cadre professionnel tout en conservant une continuité sociale. La sélection s’y fait surtout par l’argent – le coût de l’abonnement – et la situation géographique – près du bureau, mais quand même hors du bureau. Le club ne doit pas être trop visible de l’extérieur ni ostentatoire, tout en n’étant pas non plus trop sécurisé, au risque de ne plus être friendly. On doit pouvoir y emmener un ami de temps en temps.

Le contexte matériel joue-t-il également comme un marqueur de cette sélection ?

Les machines dernier cri, l’accueil personnalisé, le journal à disposition, la propreté du lieu, les corbeilles de fruit, les cosmétiques en vente mais aussi les casiers en bois clair, les plantes vertes ou les fauteuils en cuir sont autant de signes extérieurs de richesse mis en avant par la salle. L’idée sur le plan commercial est qu’ils concourent à créer un lieu à part, où chacun est censé retrouver des gens qui partagent son style de vie, son standing. L’important, pour les propriétaires, est de donner cette impression de luxe, en s’éloignant du côté très standardisé des salles bas de gamme et franchisées. Cet espace ne doit pas être interchangeable avec un autre, il doit se singulariser.

Vous avez observé que paradoxalement, les membres de cette salle bruxelloise avaient peu d’interactions…

Ça reste un club de sport, les personnes n’y font que passer. Les appareils alignés, où l’on peut brancher ses écouteurs, participent de l’individualisation de la pratique, voire de l’ambiance de compétition. Ici, on est censé partager un arrière-plan de références esthétiques communes, mais ce qui compte, c’est la coupure avec l’extérieur, avec ceux qui n’en seraient pas. On est dans un entre-soi, certes, mais chacun dans sa bulle. À l’inverse des clubs qui proposent de partager une pratique sportive spécifique, comme la boxe, ou culturelle, comme, à l’origine, l’Automobile Club de France. Dans ces lieux, le parrainage ou la cooptation sont beaucoup plus développés et accentuent le réseautage.

Que reflète cet individualisme chic ?

Réussir à mettre entre parenthèse la pression extérieure pour s’occuper de son corps est un signe distinctif pour les classes supérieures. Malgré la surcharge de travail, il s’agit de montrer qu’on maîtrise son planning pour faire du sport, ce qui, au passage, maintient un rapport utilitariste au temps. C’est un jeu d’aisance sociale, où la classe dominante s’affiche à l’inverse des besogneux, de ceux qui semblent débordés, ou de ceux qui respectent les horaires – ceux-ci étant perçus comme le marqueur des classes moyennes. On retrouve ce trait dans les classes prépas, comme l’a montré Muriel Darmon, ou les grandes universités américaines, comme l’a montré Shamus Khan : dès les études, cette capacité à opposer une résistance à la pression est valorisée… parce qu’elle permet paradoxalement de rester en état de travailler ! S’abstraire, oui, mais pour obtenir une meilleure productivité.

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