La ferme, ce matin-là de 2021, est étonnamment vide et silencieuse. Tant mieux, se disent Alain et Claudine en se faufilant dans leur ancien bureau. Ils attrapent de vieux classeurs, les rangent dans un grand carton. Les gestes sont à la fois rapides et lourds. Devant les étagères, ils hésitent.
— On les embarque ?
Alain secoue la tête.
— On les laisse, elles pourraient nous être utiles si on revient vivre ici.
C’est au moment de partir qu’ils la voient, posée en évidence sur la grande table en bois. Une lettre tapée à l’ordinateur. Il y est question d’interdiction de revenir à la ferme. Une mise en demeure. On a beau être au début de l’été, un froid terrible s’empare d’eux. Ils tournent le courrier dans tous les sens. Se le repassent comme une grenade dégoupillée. Au-delà des mots, le plus difficile, ce qui les oblige à s’asseoir, c’est de la voir fluide et dense, d’une encre noire et définitive : la signature de leur fille, Céline, 32 ans. Céline, l’aînée de leurs trois enfants. Céline, la nouvelle responsable des lieux avec trois amis paysans. « Nous rejeter, nous, ses parents ! » Alain enrage. Eux qui ont tant milité pour que les petites fermes vivent. Eux qui en ont accompagné, des jeunes, pour qu’ils s’installent. « Et dire que ça fait dix ans qu’on prépare ce moment… » Ils pensent à leurs amis, leur famille. Que dira-t-on d’eux ? Rater la passation, c’est un peu comme s’écrouler aux derniers mètres d’un marathon. Une blague et un désastre à la fois.
130 brebis dans un paysage grandiose
Quelques semaines plus tôt, ils vivaient encore là, dans ce village de 2 000 habitants éparpillés sur 110 km2 de collines et de prairies, la plus vaste commune du parc naturel régional du Haut-Languedoc. Depuis ses hauteurs, on voit loin, jusqu’aux mamelons de la Montagne Noire, entre le Tarn et l’Aude. Le paysage est spongieux. Immense. Grandiose. La route serpente entre les champs de blé. On tourne à gauche sur un petit chemin de terre. Ils y possédaient une centaine d’hectares, 130 brebis, cinq vaches Aubrac, et même un gîte, où sont nés dix-sept enfants. Ceux de couples fâchés avec l’hôpital qui voulaient accoucher au chant des rouges-gorges.
Alain ne comprend pas. C’est pour tenter d’y voir plus clair qu’il accepte de parler, d’une voix rugueuse, installé dans le salon de leur nouvelle demeure. Une maison de ville où le couple refait tout, à commencer par les planchers. Immense et fin, Alain a le regard vif et d’un bleu très tendre, comme lavé. Il a pris la barre de l’exploitation quand il avait 25 ans. La culture de blé, les moissons, l’élevage, les trajets en tracteur, les parcelles fauchées à la main… Il en a aujourd’hui 74 et son corps s’achève par une lourde virgule au niveau des épaules. Il est fatigué.
Le premier frein à la transmission est financier. Reste à franchir le palier le plus délicat, le facteur humain.
Jean-Luc Hervé, porte-parole de la Confédération paysanne du Tarn
Alain et Claudine ne sont pas leurs vrais prénoms, pas plus que Céline ni les autres. Si la famille a bien voulu témoigner, c’est dans l’espoir de faire évoluer la situation, et que les transmissions soient mieux accompagnées, pas pour être interpellés sur les marchés. C’est dire si le sujet est délicat. D’ici à 2030, la moitié des agriculteurs français partira à la retraite. Dans le département du Tarn, il n’en restera plus que 2 500. Partout en France, la courbe affiche la même tendance. Publiée en 2022, l’enquête décennale du ministère de l’Agriculture révèle que 100 000 exploitations ont disparu sur le sol français en dix ans. Si la surface agricole a peu bougé, la physionomie des fermes, elle, s’est transformée. Celles-ci sont devenues d’immenses structures où se pratique une agriculture intensive à grands renforts de tracteurs ultra sophistiqués.
Langue occitane et semences paysannes
En parallèle, le prix du foncier a explosé. Dans le Tarn, il est passé en dix ans de 2 000 à 6 000 euros l’hectare. Ce à quoi il faut ajouter le prix des hangars, les machines… « Quand on veut se lancer dans l’élevage, il faut aussi acheter le cheptel et la stabulation. C’est un investissement qui avoisine le million. Tout ça pour toucher un Smic… Le premier frein à la transmission est clairement financier », rappelle Jean-Luc Hervé, grand bonhomme à la barbe poivre et sel qui porte depuis longtemps la voix de la Confédération paysanne dans le département, quand il ne s’occupe pas de ses vaches. « Et quand la question du foncier est réglée, reste à franchir le second palier, le plus délicat, le facteur humain. » Jean-Luc Hervé étouffe un rire gêné. « Il y a souvent un fossé entre les manières de faire des cédants et des repreneurs. » Que ceux-ci soient enfants d’agriculteurs ou néo-paysans.
Alain et Claudine ont d’abord dû se faire à l’idée qu’aucun de leurs enfants ne reprendrait la ferme. Ils l’ont vite vu. Rafistoler un enclos, semer, biner, nourrir les bêtes, faire le bois… ça passait encore le dimanche après-midi avant de retourner à l’école, mais y consacrer toute sa vie, aucun n’y a même songé. « On s’était fait une raison. On se disait que l’un de nos apprentis reprendrait, que ce serait simple », se souvient Alain, qui a accompagné jusqu’à cinq jeunes par an. Ceux qui venaient en stage dans le cadre de leur BPREA – brevet professionnel responsable d’entreprise agricole – pour apprendre les secrets de la culture du blé noir auprès du paysan, devenu l’un des spécialistes en la matière.
Comment peut-on accepter que des enfants ignorent d’où vient le lait ? Pour Céline, la terre doit servir à reconnecter les mondes.
Lui avait commencé, comme ses voisins, à produire de la viande industrielle avant de passer en bio et de diversifier les activités en se lançant dans les farines alimentaires. Pendant ce temps, Claudine s’occupait du couchage et des repas pour que tout le monde se sente ici comme à la maison. Lui, le fils de garagistes nîmois, elle, une enfant du pays, issue d’une famille très modeste, discrète et besogneuse, le cœur sur la main, peu encline à hausser le ton sauf quand il s’agit de défendre aux côtés de son mari la langue occitane et les semences paysannes. Ils avaient réussi à façonner un endroit à eux, accueillant, usant de peu de technologies quand les voisins s’équipaient de nouvelles machines. Ils rêvaient de la ferme comme d’un lieu de résistance autant que d’un laboratoire où s’éprouverait une certaine idée de l’harmonie entre la terre et les hommes.
Céline grandit. Elle a une vingtaine d’années. Consacre son temps au MRJC, le Mouvement rural de jeunesse chrétienne, un réseau géré par des jeunes de 13 à 30 ans. Elle y trouve une caisse de résonance aux valeurs humanistes d’entraide, d’engagement, de militantisme qui l’ont toujours guidée. Un peu comme chez les scouts, elle organise des camps, des fêtes, des conférences. C’est lors de l’un de ces rassemblements que tout prend sens. Une rencontre sur les fermes pédagogiques. Céline a une vision : comment peut-on accepter que des enfants ignorent d’où vient le lait ? La terre devrait servir à reconnecter les mondes. Elle imagine alors reprendre l’exploitation de ses parents, en conserver la vocation agricole et y adjoindre l’accueil de familles, d’écoles, de jeunes en rupture… tous ceux que la vie a éloignés des champs. Mais qui pour les cultiver ? La jeune femme découvre la possibilité de monter un collectif. C’est décidé, elle va mener ce projet avec des éleveurs et des maraîchers qui exploiteront les hectares familiaux pendant qu’elle recevra le public.
L’autonomie alimentaire plutôt que la mission nourricière
Alain est heureux. Très proche de sa fille, il se projette déjà. Il a tellement de choses à enseigner, à transmettre. Céline diffuse une petite annonce sur des sites internet. Pas de réponse. Elle s’active, en parle autour d’elle, fait relayer la proposition. Mais « tous les candidats pensaient d’abord à leur propre autonomie alimentaire plutôt qu’à monter une ferme dont la mission première serait de nourrir le territoire », se souvient la jeune femme, assise dans une brasserie de Réalmont, la plus grande ville du coin, où vivent désormais ses parents. Elle est grande, large d’épaules et rasée sur la partie droite du crâne. Son regard est franc, assuré, comme sa voix. Elle porte un ample chemisier à fleurs mauves et, autour du cou une croix huguenote, cadeau de sa grand-mère, une femme « courageuse et têtue », sourit Céline. « Un peu comme moi. »
Une idée germe dans son esprit : une installation avec Sophie, l’une de ses amies, Marie, la compagne de Sophie, et Rémi (ce sont trois pseudonymes, ses compagnons souhaitant rester anonymes), le stagiaire d’Alain depuis 2017. Sophie est déjà maraîchère, Marie est musicienne classique et cherche à se reconvertir dans l’agriculture. Le projet d’installation des deux femmes dans les Alpes-Maritimes est tombé à l’eau, il leur faut un point de chute. Quand elles arrivent à la ferme, elles sont épuisées. Alain et Claudine mettent à leur disposition une cabane, et un bout de terre pour leurs six brebis.
Les débuts sont laborieux. Il faut prendre ses marques, sur les lieux comme dans le collectif. Enchaîner le travail dans les champs et les réunions le soir pour réfléchir au bon modèle économique. Les vaches et les brebis entretiennent déjà les prairies, les cultures céréalières fournissent la paille, quand méteil et son de blé nourrissent les animaux. Mais les nouveaux venus veulent aller plus loin : produire de la viande, de la farine, du fromage, des légumes, du pain, des pizzas, des biscuits… Et puis il y a le volet pédagogique et culturel à échafauder. Ils rêvent de concerts sous la grange. Il faudra envisager des travaux pour mettre les bâtiments aux normes de sécurité. Rencontrer la mairie et les services d’urbanisme du département, faire des dossiers et encore des dossiers. Être au four, au moulin et derrière l’ordinateur.