En 2019, la photographe franco-russe Elena Chernyshova a réussi à embarquer avec les travailleurs du géant de l’énergie russe Gazprom sur la ligne de train la plus septentrionale du monde. 572 kilomètres de rails à travers un désert de neige pour rejoindre Bovanenkovo, gigantesque site gazier exploité par le bras économique armé du Kremlin.
Ce train qui traverse le désert arctique russe relie la gare d’Obskaya au site pétrolier et gazier de Bovanenkovo. Entre les deux, 572 km de rails transportent équipements, matériaux et employés de Gazprom depuis 2011. Au bout des voies ferrées, propriété du géant gazier, se trouve le plus gros gisement de la péninsule de Yamal, au nord du pays. « Selon Gazprom, sa capacité annuelle de production est de 115 milliards de mètres cubes de gaz » , explique la photographe franco-russe Elena Chernyshova. À titre de comparaison, en 2021, avant la guerre en Ukraine, la consommation annuelle de gaz de l’Europe avoisinait les 400 milliards de mètres cubes (dont près de la moitié provenait de Russie). Dans la gare d’Obskaya, des employés de Gazprom fument en attendant le départ du train pour Bovanenkovo qu’ils sont les seuls à pouvoir emprunter. Une fois sur place, ils resteront un mois ou deux. « Avant de pouvoir accéder au quai, les passagers passent une visite médicale et leurs bagages sont minutieusement fouillés » , raconte la photographe. Les contrôles sont destinés – officiellement – à proscrire l’alcool à bord du train et sur le site industriel hautement stratégique. « Autour de la gare, il n’y a rien. Juste un hôtel. Et de la neige à perte de vue. C’est le début du printemps sur le cercle polaire : il fait –25 °C. » Elena Chernyshova a passé deux semaines sur ce reportage. Le trajet jusqu’à Bovanenkovo dure environ une journée. Construites sur le pergélisol – ce sol gelé dont la stabilité est menacée par la hausse des températures et le dérèglement climatique –, ces voies ne permettent pas de circuler à plus de 40 kilomètres/heure. « En hiver, la température peut atteindre les –50 °C. Les tempêtes de neige font baisser la visibilité et ralentissent encore la progression. Une locomotive chasse-neige précède alors le train » , raconte Elena Chernyshova. Lancé dès l’époque soviétique, le projet de voie ferrée avait été abandonné dans les années 1990, après l’effondrement de l’URSS. Relancée en 2005 par Gazprom, la construction des voies s’est faite lors des mois les plus froids de l’année : « Pour stabiliser l’ouvrage, le remblai a été composé de sable humide qui, une fois congelé, a acquis la résistance nécessaire » , explique la photographe. Pour se protéger des réverbérations de la lumière sur la neige, le machiniste Alexander Mironovich ne quitte pas ses lunettes de soleil. « À droite, à gauche, en bas, en haut : tout est blanc. Durant le trajet, j’avais du mal à imaginer qu’il y allait y avoir quelque chose au bout » , se remémore la photographe. Du fait de la différence de température entre l’extérieur et l’intérieur de la cabine surchauffée, les fenêtres de la locomotive Diesel se couvrent en permanence de givre contre lequel un assistant machiniste lutte à l’aide d’un ventilateur et d’un simple chiffon. Irina Kukushkina travaille depuis plusieurs années sur la ligne de chemin de fer réservée au personnel de Gazprom. Aucune personne extérieure à l’entreprise n’est autorisée à l’emprunter à l’exception des Nénètses, le peuple autochtone de la péninsule de Yamal, qui y voyagent gratuitement. La ligne compte douze aiguillages. « À chacun d’entre eux, Gazprom a construit une maison où quatre techniciens passent deux mois coupés du monde à assurer la maintenance des voies et des embranchements. Ces petites gares sont équipées de téléviseurs satellite et de salles de gym pour distraire les équipes » , précise Elena Chernyshova. « L’usine GP-2 de production de gaz, qui émerge au bout de la ligne de chemin de fer, ressemble à une île au milieu d’un océan blanc de toundra polaire » , décrit la photographe. En fonctionnement depuis 2012, GP-2 est le premier et le plus important des trois sites industriels installés par Gazprom sur le gisement de Bovanenkovo. « Avant la guerre en Ukraine, un seul de ces trois sites suffisait à fournir le gaz pour toute l’Allemagne, selon Gazprom. Désormais, le pays n’en achète plus et le gazoduc qui acheminait le gaz là-bas a été détruit. » En effet, les pipelines Nord Stream qui reliaient la Russie à l’Allemagne ont été touchés par des explosions sous-marines dont l’origine reste inconnue, en septembre 2022. Le gisement de Bovanenkovo est le plus important de la péninsule de Yamal. Ses réserves totales sont estimées à 4 900 milliards de mètres cubes de gaz.En 2018, une église a été érigée à Bovanenkovo, où 3 000 employés vivent en permanence. Bâti en l’honneur de Jean-Baptiste, l’un des saints les plus vénérés des orthodoxes, le lieu de culte est ouvert toute la journée et très fréquenté. « Un prêtre parcourt 600 kilomètres en avion depuis la ville de Nadym pour assurer les offices du dimanche et des jours fériés » , raconte la photographe. Le « village » de Bovanenkovo est équipé d’une clinique, d’un jardin d’hiver, mais aussi d’un complexe sportif pour occuper les employés de Gazprom après leur journée de travail réglementaire de douze heures. « Les bancs de musculation, les terrains de volley-ball et de football, la piscine ou la salle de billard ne désemplissent pas , se souvient Elena Chernyshova. Les employés logent dans des immeubles de trois étages tous identiques dont seule la couleur change. Ces modules reliés les uns aux autres forment une espèce de village ultramoderne, essentiellement peuplé d’hommes. » L’ensemble du personnel peut également se relaxer dans une pièce aux murs recouverts de sel. L’inhalation d’air salin est réputée pour soigner asthme et allergies. Ouvriers, techniciens, ingénieurs, personnel de restauration… la plupart des travailleurs présents à Bovanenkovo viennent de Nadym ou de Salekhard, les villes voisines de la gare d’Obskaya d’où part le train de Gazprom. Mais certains métiers spécifiques, comme les géologues, sont recrutés dans toute la Russie. « Les employés de Gazprom perçoivent des salaires plutôt élevés pour la Russie, mais ils sont beaucoup moins bien payés que dans d’autres compagnies étrangères. Et leur temps de repos entre deux contrats à Bovanenkovo n’est pas rémunéré » , précise Elena Chernyshova. « Pour assurer la stabilité du pergélisol sur lequel sont construites les infrastructures des sites d’extraction, Gazprom a recours à des sortes de gros frigos » , sourit la photographe russe. Fonctionnant sur le même principe que les réfrigérateurs domestiques, ces « unités de stabilisation thermale » envoient en sous-sol un fluide réfrigérant qui empêche le ramollissement de la couche supérieure du sol gelé. « On en aperçoit aussi le long de la ligne de chemin de fer » , ajoute Elena Chernyshova. L’élévation de la température, due au dérèglement climatique, constitue une menace pour la principale région gazière de Russie, constituée en intégralité de pergélisol. « À Bovanenkovo, il y a trois zones distinctes. Sur le site industriel principal – où se situent aussi le complexe sportif, les logements et la piscine – les conditions de vie ressemblent à celles de la ville. Mais sur les plates-formes de forage, les employés se retrouvent dans un cadre plus hostile. Ils sont une quarantaine à dormir et manger dans ces caravanes en métal. Elles sont bien chauffées, mais douches et toilettes se trouvent à l’extérieur. Durant l’hiver, la nuit polaire, les tempêtes de neige et les températures extrêmes rendent le travail encore plus pénible, détaille Elena Chernyshova. Là, c’est le mois de mars, le début du printemps, Tatyana, la cuisinière nourrit Mukha and Kotleta, [« Mouche » et « Côtelette »], les deux chiens du site. » Roman et Eduard, Nénètses, vendent du poisson devant les immeubles où sont logés les employés de Bovanenkovo. L’implantation de Gazprom, de ses gisements et de sa ligne de chemin de fer, a profondément transformé l’existence de ce peuple nomade de la péninsule de Yamal qui vit de la pêche et de l’élevage de rennes. Alors Gazprom compense. « Ils sont libres de circuler sur ce site hautement stratégique sans autorisation, peuvent y vendre leurs produits, y être soignés gratuitement. Il existerait même une formation spécifique pour qu’ils intègrent Gazprom, mais je n’ai pas vu un seul Nénètse parmi les employés. » À 600 kilomètres au sud, des élèves en uniforme prennent un cours de mathématiques dans une « classe Gazprom » à Nadym, l’une des plus grandes et anciennes villes de la péninsule de Yamal, dont la construction remonte aux débuts de l’exploitation du gaz et du pétrole dans la région, dans les années 1960. Seuls les meilleurs étudiants sélectionnés par Gazprom peuvent intégrer cette formation scientifique entièrement gratuite. Ils fréquentent ensuite les universités et les écoles les plus réputées du pays avant de revenir travailler pour l’entreprise gazière.