En Suède, déforestation n’est pas raison

Photos par Mélanie Wenger Un récit photo de Camille Drouet Chades
En ligne le 18 août 2024
En Suède, déforestation n'est pas raison
L’image environnementale plutôt reluisante de la Suède cache l’irréparable destruction de ses forêts. C'est ce que démontre la photographe française Mélanie Wenger qui documente depuis deux ans avec la journaliste d'investigation allemande Katharina Finke les coupes à blanc qui balafrent le royaume.
L’image environnementale plutôt reluisante de la Suède cache l’irréparable destruction de ses forêts. C'est ce que démontre la photographe française Mélanie Wenger qui documente depuis deux ans avec la journaliste d'investigation allemande Katharina Finke les coupes à blanc qui balafrent le royaume.
Il fait chaud par rapport aux normales de saison en ce mois de mai 2023 dans le comté septentrional suédois de Norrbotten quand Mélanie Wenger photographie « une des nombreuses coupes rases opérées dans les forêts du pays ». Chaque année, la Suède – dont 70 % du territoire sont recouverts de forêts – cède 200 000 hectares « soit la taille moyenne d’un département français à cette pratique destructrice », précise la photographe. La coupe rase photographiée ici est l’œuvre de l’entreprise forestière Sveaskog, détenue à 100 % par l’État. « L’industrie forestière en Suède est la première économie du pays. C’est une affaire d’État : le pays fait tout pour la défendre, quitte à détruire l’environnement et à pratiquer un greenwashing éhonté. Résultat, le pays est désormais dominé par des monocultures. » Sur les 28 millions d’hectares de forêts que compte le pays le plus boisé d’Europe, il ne reste plus que 10 % de forêts primaires - c’est-à-dire sur lesquelles l’homme n'est pas intervenu -, et dont seuls 6 % sont officiellement protégés. Le royaume scandinave est le quatrième pays producteur de bois au monde.
Brita-Stina Sjaggo, éleveuse de rennes sami, pose dans une coupe rase aux abords de Jokkmokk. La ville située au nord du cercle arctique est l’une des dernières villes de ce peuple autochtone, dont le territoire semi-nomade s’étend au nord de la Suède, de la Norvège et de la Finlande. Durant l’hiver, les Samis migrent vers le nord avec leurs troupeaux. Cette année, à son retour, la quadragénaire et ses deux jeunes enfants ont trouvé ce pan de forêt rasé. « Ces coupes désorientent les rennes dont le territoire se réduit considérablement. Elles les privent également de leur nourriture première : le lichen, qu'ils sont capables de déceler sous la neige, mais qui ne pousse pas dans les forêts replantées en monoculture. »

Cet arbre du comté de Västerbotten situé au nord du pays a été volontairement abimé. « Les entreprises forestières repèrent les spécimens rares ou les espèces protégées et les dégradent afin qu’ils soient considérés comme malades et que leur coupe soit autorisée », explique la photographe. Seule une petite proportion des troncs coupés sont utilisés pour la confection de meubles ou de produits en bois. L’immense majorité termine en pulpe, communément appelée « pâte à papier », puis transformée en papier ou en… carton, dont la demande a explosé avec la vente en ligne depuis la pandémie de Covid-19. « De nombreux packaging – comme ceux des produits Apple ou des parfums de luxe – mais aussi tous les emballages qui entrent en contact avec de la nourriture, la plupart des papiers hygiéniques ou ceux sur lesquels sont imprimés les magazines sont fabriqués avec des arbres récemment abattus. La production de pâte à papier recyclée rapporte moins », déplore Mélanie Wenger.

Sebastian Kirrpu observe la souche d’un pin sylvestre dans une forêt du Värmland (au centre de la Suède), menacée par la coupe. Le quinquagénaire, biologiste de renom, est l’une des voix les plus connues de la défense des forêts suédoises. « Il traque les marques laissées sur les arbres par les entreprises forestières. Quand il repère celles indiquant qu’une forêt primaire va subir une coupe rase, il se met en quête d’un indice qui rendra la parcelle intouchable pour sa valeur écologique. Champignons, espèces rares, plantes protégées : il consigne les détails qui lui permettront de stopper l’abattage », relate la photographe. Son travail, mené en collaboration avec l’ONG locale Skydda Skogen (« protégez la forêt »), lui vaut d’être détesté par l’industrie forestière.

Ces centaines de milliers de troncs alignés à perte de vue dans le comté du Värmland, au centre-ouest du pays, ne constituent le stock que d’une seule entreprise de la région. « On trouve des endroits comme celui-ci un peu partout en Suède. Le bois va ensuite être acheminé par train ou par camion jusqu’à des scieries et surtout des papeteries qui se trouvent généralement sur la côte, car la fabrique du papier est très gourmande en eau et cela permet ensuite d’exporter le produit fini par bateau », relate Mélanie Wenger. La Suède est le plus grand exportateur de pâte à papier d’Europe. « Ici, l’industrie forestière ne s’arrête jamais : elle fonctionne jour et nuit, sept jours sur sept. »
Il y a une dizaine d’années, pensant couler des jours tranquilles, Lars-Ture Lindholm s’est installé avec son épouse dans la les environs du village de Jokkmokk, au-delà du cercle arctique. « Un jour, le retraité a repéré des marques sur les arbres qui entourent sa maison, construite au cœur de l’une des dernières forêts boréales primaires de Suède. Il s’est battu pour la protéger de la coupe rase à laquelle la promettait la compagnie d’État Sveaskog. » Depuis, les quelques hectares qui entourent la maison de Lars-Ture ont été transformés en parc naturel et font partie des 6 petits pour cent de forêts naturelles protégées du royaume. « Mais, il ne s’agit que d’un périmètre limité. Il ne faut pas se balader bien loin pour tomber sur d’autres coupes à blanc. » 
Voilà à quoi ressemblent les fibres d’une feuille de papier vues au microscope. Celles-ci proviennent d’un livre pour enfants distribué en Europe et imprimé en Allemagne. Cet ouvrage, Mélanie Wenger et sa consœur journaliste Katharina Finke l’ont apporté à l’Institut Thünen d’Hambourg. Là-bas, l’équipe du professeur Koch – spécialiste européen de l’origine du bois – analyse les fibres et les compare à une bibliothèque d’échantillons pour en déterminer l’espèce et la provenance. « Les résultats ont confirmé que ce livre était issu d’un arbre scandinave et qu’il ne s’agissait pas de papier recyclé. »
Le troupeau de rennes d’un éleveur sami traverse une route nationale sur la commune d’Arvidsjaur, dans l’extrême nord de la Suède. La plupart des troupeaux vivent en liberté dans les forêts. « Face aux contraintes de la déforestation, de nombreux éleveurs, dont le taux de dépression et de suicide est plus élevé que la moyenne en Suède, sont contraints d’abandonner. Les représentants samis, qui ne réclament rien d’autre que la préservation de leur habitat pour eux et leurs bêtes, sont parfois invités à discuter avec l’industrie forestière ou l’État, mais on ne les écoute jamais vraiment. Ils s’inquiètent quant à la survie de leur mode de vie », rapporte Mélanie Wenger.
Jadis employé du géant du papier Holmen, cet homme d’une quarantaine d’années est désormais lanceur d’alerte. Il y a quelques années, celui qui pose dans une forêt primaire propriété du géant du bois suédois, a émis des réserves quant au trop faible taux de pulpe recyclée produite par son ancien employeur. Placardisé, sommé de se taire, il a fini par démissionner. « Malgré la clause de confidentialité de son contrat qui l’empêche de parler à visage découvert, il a mis en lumière le greenwashing pratiqué par l’entreprise en révélant la liste de ses principaux clients (Apple, Tetra Oak ou Philip Morris, entre autres) mais aussi ses pratiques douteuses concernant l’abattage et l’utilisation d’arbres centenaires. Pour préserver son anonymat, nous l’avons recouvert de journaux nationaux imprimés sur du papier – non recyclé – produit par son ancien employeur. »
« Pour justifier son modèle de sylviculture, l’industrie forestière suédoise répète à l’envi que pour chaque arbre coupé, elle en plante trois. Ceux du géant étatique Sveaskog sortent de terre ici, dans l’immense pépinière de Häggeby », relate la photographe. La plupart des arbustes qui sortent de ces serres, situées dans l’est du pays, sont des épicéas ou des pins sylvestres : des espèces non-endémiques qui poussent rapidement. « Mais une quantité d’arbres ne fait pas une forêt : il faut du lichen, des arbres d’âges et d’espèces différentes, du bois mort. Ces monocultures – de surcroît arrosées de pesticides – conduisent à l’appauvrissement de la biodiversité et de la valeur écologique des forêt originelles. »
« La fabrication de la pâte à papier libère énormément de pollution dans l’environnement. » Cette vue aérienne du bassin de purification de l’usine du géant suédois Billerüd à Grums, dans le sud-ouest du pays, montre « les eaux usées marron qui s’y déversent par jets. Autour, les produits de nettoyage forment des cercles de mousse. Les eaux “purifiées” sont ensuite rejetées dans la nature. »