La voie verte d’Atlanta sous l’œil des caméras

Écrit par Mehdi Bouzouina Illustré par Fabrice Pellé
La lecture de cet article est réservée aux abonnés.
La voie verte d’Atlanta sous l’œil des caméras
À Atlanta, aux États-Unis, une voie verte permet aux habitants de se réapproprier la cité, à pied. Le projet fait face à l’obsession des Américains pour la sécurité.
Publié le 28 août 2024
Article à retrouver dans cette revue
Le lobbying des mers
Revue XXI n°66
Le lobbying des mers
Enquête sur trois personnages emblématiques partis à la conquête des mers du globe.
Automne 2024

Avec sa casquette vissée sur son crâne et son t-shirt kaki, Will Moore passe inaperçu dans la foule des promeneurs. Comme des milliers d’Atlantans chaque jour, le voyagiste se dégourdit les jambes sur les sentiers de la BeltLine, au niveau du tronçon de Reynoldstown, long de deux kilomètres. Certains déambulent en famille, d’autres promènent leur chien sur cette toute nouvelle voie verte qui relie les différents quartiers de la capitale de l’État de Géorgie. Sur le bas-côté, magnolias,
fougères et chênes donnent au tout un air d’arboretum. 

Ce décor paradisiaque cache toutefois une réalité bien moins rose. Tous les dix mètres, une caméra installée sur un lampadaire épie les passants. Et à chaque entrée, un panneau encourage les usagers à dénoncer toute activité illégale à la police : « Pas de bouteilles en verre, pas de musique sur enceinte, pas d’alcool, pas de cigarette… » Tout contrevenant risque une amende pouvant grimper jusqu’à 1 000 dollars, voire une peine de prison.

Le fantasme d’un mode de vie à l’européenne

« Là où Atlanta se réunit », telle est pourtant la devise associée à cette promenade, construite sur un chemin de fer désaffecté autour de l’hypercentre de la sixième aire métropolitaine la plus peuplée des États-Unis. À pied ou à vélo, les habitants peuvent déjà emprunter les quelque 35 km de voie pavée – sur les 53 prévus à terme – pour se rendre au travail, s’installer à la terrasse d’un bar ou apprécier une exposition temporaire. Une véritable révolution dans une Amérique accro au gazole. 

Fruit d’un partenariat public-privé de près de 5 milliards de dollars sur vingt-cinq ans, le projet, lancé en avril 2005, fait miroiter un mode vie à l’européenne, dans une ville pensée pour la voiture. Quitte à dépenser des sommes astronomiques pour devancer le sentiment d’insécurité. À lui seul, le système d’éclairage et de vidéosurveillance sur la partie orientale de la BeltLine a déjà coûté la bagatelle de 1,3 million de dollars. 

Avec un ratio de 124 caméras pour 1 000 habitants, Atlanta détient la palme de la ville la plus surveillée des États-Unis. Le berceau du mouvement des droits civiques traîne une réputation de ville dangereuse, amplifiée par des décennies de racisme institutionnel. En 1994, Atlanta culminait ainsi au classement des agglomérations les plus violentes du pays, dans une étude fondée sur des données du FBI.

Savoir garder son fusil près de son lit

Reynoldstown, quartier historiquement noir, séduit désormais la jeunesse blanche – ses bars font partie des spots branchés de l’est de la ville. Mais Will Moore continue de garder un fusil près de son lit, « au cas où ». « Ce sentiment d’insécurité est le résultat du regard que ce pays porte sur la communauté afro-américaine, dans une agglomération où pourtant une personne sur deux est noire, déplore Ryan Gravel, l’urbaniste à l’origine de la BeltLine. La dimension inclusive a été laissée de côté, il n’y a pas eu de construction de logements abordables pour éviter que les habitants soient chassés de ces quartiers. »

La BeltLine a été pensée pour ressouder une ville divisée par des décennies de ségrégation raciale.

En huit ans à peine, le prix moyen d’une maison a doublé à Reynoldstown. La BeltLine a d’ores et déjà attiré près de 10 milliards de dollars de capitaux privés, ainsi que de nombreux Californiens et New-Yorkais, à la recherche d’un lieu de vie moins étouffant et plus abordable. Avec dans leurs bagages, une vision stricte de la prévention du crime.

Conor Downie, agent immobilier spécialiste des transactions sur la BeltLine, le déplore : « Ce qui est triste, c’est que la perception de sécurité ne s’améliorera que quand les habitants seront remplacés par des arrivants plus riches, en mesure de payer plus de taxes »… et ayant les moyens de faire appel à des entreprises privées de sécurité ou de mettre en place un système de neighborhood watch – comme c’est déjà le cas dans 60 quartiers sur les 243 de la ville. La BeltLine a été pensée pour ressouder une ville divisée par des décennies de ségrégation raciale. La dynamique inverse est en cours. 

Miniature suivante
La forêt de Sologne en voie de privatisation
La forêt de Sologne en voie de privatisation
En Sologne, la forêt est à 90 % privée, et les chemins communaux qui les traversent le deviennent aussi petit à petit.
Vous avez aimé ce récit ?

Inscrivez-vous à notre newsletter pour découvrir, dès leur sortie, nos articles et explorer chaque semaine un grand enjeu de l’époque. Dans votre boîte mail à 7h.

Explorer la thématique
Géographies
Voitures de sang du Soudan, symptôme d’une hécatombe
Voitures de sang du Soudan, symptôme d’une hécatombe
De plaque tournante, le pays est devenu source du trafic, comme une manifestation du chaos régional.
La Mercedes des sables
La Mercedes des sables
Nouakchott, capitale de Mauritanie et de la Mercedes 190, devenue emblématique de la région.
Abduljelil Turan, des livres pour sauver la culture ouïghoure
Abduljelil Turan, des livres pour sauver la culture ouïghoure
Depuis Istanbul, Abduljelil Turan édite et expédie à la diaspora ouïghoure des ouvrages dans cette langue en péril.
Moi, Roman, agent d’élite biélorusse
Moi, Roman, agent d’élite biélorusse
En exil depuis trois ans, l’ancien membre d’une unité d’élite décrypte les ressorts qui ont mené son pays à l’isolement.
Cent ans de solitude biélorusse
Cent ans de solitude biélorusse
Voyage en Podlasie, une région polonaise où le photographe biélorusse en exil Pasha Kritchko a retrouvé un peu de ses racines.
Doumbouya, le putschiste funambule de la Guinée
Doumbouya, le putschiste funambule de la Guinée
Aux portes d’un Sahel chaotique, le président guinéen tente une nouvelle voie diplomatique, entre France et Russie. Mais rien ne va plus.
Au cœur de La Mecque, entre ferveur et luxe
Au cœur de La Mecque, entre ferveur et luxe
La ville la plus sacrée de l’islam est aussi devenue une manne pour l’Arabie saoudite. Des images rares, par le photographe Luca Locatelli.
La forêt de Sologne en voie de privatisation
La forêt de Sologne en voie de privatisation
En Sologne, la forêt est à 90 % privée, et les chemins communaux qui les traversent le deviennent aussi petit à petit.
Zapotèques en fleurs
Zapotèques en fleurs
La photographe mexicaine Luvia Lazo immortalise les aïeux de la communauté zapotèque, documentant ainsi la transformation de sa culture.
Une babouchka contre Loukachenko
Une babouchka contre Loukachenko
La photographe biélorusse Tanya Tkachova dresse le portrait de la militante d’opposition Nina Baginskaya, devenue symbole de la révolution.
La sélection de la rédaction
Entre labos et assos de patients, des liaisons dangereuses
Entre labos et assos de patients, des liaisons dangereuses
Grâce à une base de données inédite, « XXI » dresse le palmarès des cinq associations de patients les plus financées par Big Pharma.
« Mon association n’est financée par aucun labo »
« Mon association n’est financée par aucun labo »
Rencontre avec Marine Martin, lanceuse d’alerte et engagée dans la lutte contre le manque de transparence des médicaments.
De parfaits traducteurs
De parfaits traducteurs
Deux « petits geeks » en quête de vérité décortiquent les données d’une santé financée par l’industrie pharmaceutique.
Des pilules et des hommes
Des pilules et des hommes
Le photographe Gabriele Galimberti raconte les différences mondiales à travers des portraits de famille et leur pharmacie déballée.