Avec sa casquette vissée sur son crâne et son t-shirt kaki, Will Moore passe inaperçu dans la foule des promeneurs. Comme des milliers d’Atlantans chaque jour, le voyagiste se dégourdit les jambes sur les sentiers de la BeltLine, au niveau du tronçon de Reynoldstown, long de deux kilomètres. Certains déambulent en famille, d’autres promènent leur chien sur cette toute nouvelle voie verte qui relie les différents quartiers de la capitale de l’État de Géorgie. Sur le bas-côté, magnolias, fougères et chênes donnent au tout un air d’arboretum.
Ce décor paradisiaque cache toutefois une réalité bien moins rose. Tous les dix mètres, une caméra installée sur un lampadaire épie les passants. Et à chaque entrée, un panneau encourage les usagers à dénoncer toute activité illégale à la police : « Pas de bouteilles en verre, pas de musique sur enceinte, pas d’alcool, pas de cigarette… » Tout contrevenant risque une amende pouvant grimper jusqu’à 1 000 dollars, voire une peine de prison.
Le fantasme d’un mode de vie à l’européenne
« Là où Atlanta se réunit », telle est pourtant la devise associée à cette promenade, construite sur un chemin de fer désaffecté autour de l’hypercentre de la sixième aire métropolitaine la plus peuplée des États-Unis. À pied ou à vélo, les habitants peuvent déjà emprunter les quelque 35 km de voie pavée – sur les 53 prévus à terme – pour se rendre au travail, s’installer à la terrasse d’un bar ou apprécier une exposition temporaire. Une véritable révolution dans une Amérique accro au gazole.
Fruit d’un partenariat public-privé de près de 5 milliards de dollars sur vingt-cinq ans, le projet, lancé en avril 2005, fait miroiter un mode vie à l’européenne, dans une ville pensée pour la voiture. Quitte à dépenser des sommes astronomiques pour devancer le sentiment d’insécurité. À lui seul, le système d’éclairage et de vidéosurveillance sur la partie orientale de la BeltLine a déjà coûté la bagatelle de 1,3 million de dollars.
Avec un ratio de 124 caméras pour 1 000 habitants, Atlanta détient la palme de la ville la plus surveillée des États-Unis. Le berceau du mouvement des droits civiques traîne une réputation de ville dangereuse, amplifiée par des décennies de racisme institutionnel. En 1994, Atlanta culminait ainsi au classement des agglomérations les plus violentes du pays, dans une étude fondée sur des données du FBI.
Savoir garder son fusil près de son lit
Reynoldstown, quartier historiquement noir, séduit désormais la jeunesse blanche – ses bars font partie des spots branchés de l’est de la ville. Mais Will Moore continue de garder un fusil près de son lit, « au cas où ». « Ce sentiment d’insécurité est le résultat du regard que ce pays porte sur la communauté afro-américaine, dans une agglomération où pourtant une personne sur deux est noire, déplore Ryan Gravel, l’urbaniste à l’origine de la BeltLine. La dimension inclusive a été laissée de côté, il n’y a pas eu de construction de logements abordables pour éviter que les habitants soient chassés de ces quartiers. »
La BeltLine a été pensée pour ressouder une ville divisée par des décennies de ségrégation raciale.
En huit ans à peine, le prix moyen d’une maison a doublé à Reynoldstown. La BeltLine a d’ores et déjà attiré près de 10 milliards de dollars de capitaux privés, ainsi que de nombreux Californiens et New-Yorkais, à la recherche d’un lieu de vie moins étouffant et plus abordable. Avec dans leurs bagages, une vision stricte de la prévention du crime.
Conor Downie, agent immobilier spécialiste des transactions sur la BeltLine, le déplore : « Ce qui est triste, c’est que la perception de sécurité ne s’améliorera que quand les habitants seront remplacés par des arrivants plus riches, en mesure de payer plus de taxes »… et ayant les moyens de faire appel à des entreprises privées de sécurité ou de mettre en place un système de neighborhood watch – comme c’est déjà le cas dans 60 quartiers sur les 243 de la ville. La BeltLine a été pensée pour ressouder une ville divisée par des décennies de ségrégation raciale. La dynamique inverse est en cours.