La nouvelle internationale des blouses blanches

Écrit par Rozenn Le Saint Illustré par Nicolas Zouliamis
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La nouvelle internationale des blouses blanches
Un labo rebelle à l’assaut de Moderna
Épisode 1
Un labo rebelle à l’assaut de Moderna
(1/3). En Afrique du Sud, Afrigen s’est donné pour mission de rendre l’ARN messager accessible en open source. Une révolution.
Le jour de gloire est arrivé au cap de Bonne-Espérance
Épisode 2
Le jour de gloire est arrivé au cap de Bonne-Espérance
(2/3). Afrigen est parvenu à reproduire un équivalent du vaccin contre le Covid. Son aura se propage parmi les chercheurs des pays pauvres.
La nouvelle internationale des blouses blanches
Épisode 3
La nouvelle internationale des blouses blanches
(3/3). Permettre aux pays les moins riches de fabriquer vaccins et médicaments : le rêve n’a jamais semblé aussi proche.
En cours de lecture
Plus de vingt ans après l’historique bataille juridique de Nelson Mandela contre les grands laboratoires, Le Cap se mue fin 2022 en « ville du siècle » et de la science. Réaliser le transfert de technologie qui permettrait aux pays les moins riches de fabriquer vaccins et médicaments semble désormais à portée de main.
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Des VTC Uber traversent de grandes avenues bordées d’agapanthes bleues, longent les canaux artificiels de l’îlot grignoté par les gratte-ciels, passent par de gigantesques centres commerciaux du nord de la ville en lisière d’un quartier ultrasécurisé. De prime abord, le décor rappelle les banlieues paisibles de Floride pour retraités de luxe. Les chauffeurs déposent les scientifiques les plus renommés du continent au Century City Conference Center. L’Usaid, l’influente agence de développement des États-Unis, organise un colloque sur la vaccination en Afrique. Date historique, ce 6 décembre 2022, presque un an après la mise au point du premier vaccin contre le Covid-19 d’Afrigen. Le Cap se mue en « ville du siècle » et de la science.

En cette chaude matinée, des jus d’orange et de goyave fraîchement pressées sont offerts pour affronter le huis clos – les discussions auront lieu dans une pièce sans fenêtre. Les chercheurs sud-africains ont quitté leurs blouses blanches pour de sombres costumes. Seule une poignée de femmes a préféré une tunique traditionnelle en wax taillée sur mesure, confettis de couleur derrière des rangées de bureaux alignés. Sur l’estrade, la professeure Petro Terblanche a opté pour une veste noire, et ses habituelles ballerines. C’est la seule femme à intervenir devant le public. À ses côtés, son complice, Charles Gore, le directeur du Medicines Patent Pool (MPP), organisation soutenue par les Nations unies, qui joue les intermédiaires avec les plus grands labos pour les convaincre d’accorder des dérogations aux pays les moins riches. Le MPP est un allié plus que précieux pour Petro Terblanche et son équipe. Il règle toutes les questions juridiques, cruciales.

Tonnerre d’applaudissements

Charles Gore mène les discussions avec Moderna. Sa mission : s’assurer que l’entreprise américaine n’empêchera pas à l’avenir la commercialisation d’un produit à ARN messager – hors vaccin contre le Covid-19 – made in Afrigen. Et sous ses airs de Mr Bean dégingandé, le Britannique possède un indéniable pouvoir de conviction. « Si cette initiative de transfert de technologie échoue, ce sera un gros revers ! s’enflamme-t-il en parlant du petit labo devant un public qui se réveille d’un coup. Nous avons une occasion sans précédent de donner les moyens aux pays les moins riches de fabriquer des produits de santé ! » Tonnerre d’applaudissements.

Nelson Mandela est dans tous les esprits. C’est ce dernier qui, il y a vingt-cinq ans, a mené la toute première bataille juridique contre les laboratoires pharmaceutiques. Après sa victoire à l’élection présidentielle – une élection multiraciale, sans précédent –, fort de son passé d’avocat, il a fait assouplir la loi sur les médicaments, facilitant l’accès aux génériques. « C’est le seul dirigeant politique au monde à s’être attaqué aussi frontalement au droit de la propriété intellectuelle, et donc à l’industrie pharmaceutique », souligne Petro Terblanche lors du colloque, en aparté.

Évidemment, la bataille ne fut pas de tout repos. En mars 2001 s’ouvrait le procès de Pretoria, où 39 mastodontes du secteur attaquaient le président sud-africain, dont ils estimaient que la loi de 1997, autorisant les médicaments génériques, violaient les droits des brevets. Mais poursuivre le Prix Nobel de la paix n’était pas l’idée du siècle, et les retombées médiatiques se sont révélées désastreuses pour les grands labos, qui ont fini par retirer leur plainte un mois plus tard. Petro Terblanche en rit encore. La loi de Mandela est entrée en application en 2003, ouvrant l’accès aux traitements à moindre coût contre le virus d’immunodéficience humaine (VIH), qui ravageait alors l’Afrique du Sud. Depuis, le pays est devenu la destination incontournable pour tous les associatifs et militants désireux de se former à la fronde contre Big Pharma.

Ramaphosa est l’un des seuls chefs d’État au monde à avoir fustigé les grands fabricants de vaccins contre le Covid-19.

Costume gris et cravate aux couleurs du drapeau de son pays – rouge, jaune, blanc et vert –, Mmboneni Muofhe, directeur général adjoint au ministère des Sciences et de l’Innovation sud-africain, est un défenseur d’Afrigen de la première heure : « On ne s’attendait pas à ce que tout le monde soutienne une telle initiative de partage. Mais… » L’homme s’interrompt subitement. Des flashes se mettent à crépiter à une dizaine de mètres de lui. Une escorte de gardes du corps aux épaules de compétition s’avance, oreillette en tortillon. Surprise ! C’est Cyril Ramaphosa en personne, le président de la République sud-africaine.

Le briscard de 70 ans est l’un des seuls chefs d’État au monde à avoir publiquement fustigé les grands fabricants de vaccins contre le Covid-19, et à s’être plaint d’avoir été placé « dernier de la file d’attente ». L’ancien syndicaliste devenu millionnaire, président du Congrès national africain (le parti de Nelson Mandela) et héros de la lutte antiségrégationniste a trouvé le temps de faire une apparition au colloque, en pleine tempête médiatique. Cinq jours plus tôt, une commission indépendante mandatée par le Parlement a publié un rapport ouvrant la voie à une procédure de destitution pour violation de la Constitution et d’une loi anti-corruption. Rien que ça.

Le président accorde quelques minutes à l’équipe d’Afrigen. Et c’est tout un symbole. Caryn Fenner saisit l’occasion pour aller à l’essentiel. Docteure en biotechnologie, la directrice exécutive à la narine ornée d’un anneau explique que l’entreprise a besoin désormais du soutien politique pour passer à la vitesse supérieure et peser dans le secteur. « La chose la plus importante est d’avoir commencé », répond le président. Très vite, l’ancien enfant du bidonville de Soweto s’éloigne du stand, non sans avoir serré toutes les mains des membres de l’équipe, la laissant « delighted », comme dirait Petro Terblanche, le mot qu’elle emploie le plus, elle qui semble éternellement ravie.

Inspection du sol au plafond

Au QG d’Afrigen, les deux femmes du groupe des visiteurs tunisiens enfilent des chaussons de protection sur leurs souliers, léopard pour l’une, vernis pour l’autre. Leurs yeux se font rieurs quand leur chaperon, Vetja Haakuria, leur tend une blouse blanche « VIP ». Traduire « very important person » en arabe fait sourire le petit groupe : pour une fois, ce sont eux les invités de marque, incroyable ! Il faut immortaliser le moment par une photo de famille. 

Les experts tunisiens en production de vaccins ont pu faire le déplacement, contrairement à leurs homologues sénégalais, alors que l’OMS avait prévu de longue date ce doublé de formation. Mais les autorités sud-africaines leur ont proposé un visa pour mai 2023, soit six mois après la session. D’où l’intérêt de bénéficier désormais de l’adoubement de la présidence de la République. Un tel appui va pouvoir soulager l’équipe des lourdeurs administratives du pays.

En attendant, les Tunisiens ont droit à un tour du labo en comité réduit et enchaînent les questions dans un anglais hésitant. Ils sont venus pour inspecter du sol au plafond, façon visite de chantier. Repérer les systèmes de filtrages – le gage de la pureté de l’air. S’interroger sur la possibilité de déplacer les cloisons pour faire entrer le matériel : la tuyauterie interne, mais aussi la cuve en inox de 200 litres – l’équivalent d’un ballon d’eau chaude pour une famille de quatre personnes. Celle-ci suffirait à produire des milliers de vaccins à ARN messager, aujourd’hui contre le Covid-19, demain contre le sida, la tuberculose ou la malaria, qui sait… 

Dans le mall, ça criait « shotguns ! » Il s’agissait du braquage d’une bijouterie, tout le monde avait fui.

Chaouki Benabdessalem, immunologiste tunisien

À l’Institut Pasteur de Tunis, les trois ingénieurs et techniciens en biotechnologie œuvrent pour que les expériences du quatrième de la bande, l’immunologiste Chaouki Benabdessalem, puissent passer du stade des éprouvettes à celui de la chaîne de production, en obtenant les certifications. Aucune bactérie ne doit s’immiscer. Aussi prennent-ils des notes en continu, soucieux de rapporter la notice la plus complète possible. Pour eux, ce voyage professionnel est une première. En revanche, Chaouki Benabdessalem, cheveux et chemise parfaitement taillés, est un habitué des congrès dans le monde entier. Il avait d’ailleurs déjà fait une halte au Cap il y a dix ans, alors postdoc, pour une rencontre scientifique. Hébergé dans un hôtel bâti à l’intérieur d’un gigantesque centre commercial, il y avait « entendu les premiers tirs de feu de [sa] vie… Et les derniers d’ailleurs. Dans le mall, ça criait “shotguns, shotguns”. Il s’agissait du braquage d’une bijouterie, tout le monde avait fui ».

Depuis, le pays a visiblement bien changé. Pas forcément sur le terrain de la sûreté, au moins sur celui de la science, où il a encore gagné en attractivité, constate le chercheur. Lui qui étudie la façon dont notre corps combat les virus attend beaucoup de cette session : « En soi, la technologie de l’ARN messager n’est pas très compliquée. Mais le fait d’avoir sous la main des personnes ressources, de pouvoir leur poser des questions directement, de voir de près tout ce que l’on a appris en théorie, est une chance inestimable. » Du haut de ses 46 ans, il est le doyen de l’équipe, de peu. Et esquisse un bref sourire quand les trois autres glissent en douce une blague, sans pour autant se disperser.

Guinguette sur bitume

Le spécialiste a pris conscience du pouvoir de cette technologie en 2018 lors d’un colloque en Inde. À son retour, il a même déposé un brevet dans son pays sur l’application possible de l’ARN messager pour lutter contre la tuberculose – qui se transmet par voie aérienne et peut provoquer la mort si elle n’est pas soignée. Durant la pandémie, la Tunisie a reçu des dons de vaccins Moderna grâce à l’un de ces programmes pilotés dans l’urgence par l’OMS qui ont déculpabilisé les pays riches, sans rendre autonomes les plus pauvres. « Pour nous, l’inégal accès aux produits de santé n’est pas nouveau, témoigne l’immunologiste. En Tunisie, beaucoup sont trop chers, notamment pour traiter les cancers ou les maladies chroniques. »

Les visiteurs tunisiens ont dû sauter dans leur avion juste après la formation, sans même avoir l’occasion de participer aux festivités. Qu’à cela ne tienne, Petro Terblanche est surexcitée ce soir, rayonnante dans son chemisier bleu canard et son pantalon imitation cuir. Autant elle fuit les cocktails mondains, autant elle aime recevoir. Et aujourd’hui, c’est relâche sur le parking de l’usine. Ambiance guinguette sur bitume, à la bonne franquette. La patronne a prévu d’immenses coupes de sauvignon blanc produit tout près du Cap, héritage des huguenots qui ont importé les cépages de l’Hexagone à partir du XVIIe siècle.

Et voici du beau monde qui arrive. Des représentants de laboratoires pharmaceutiques, notamment du colosse américain MSD, comme d’éminents militants de l’accès équitable aux produits de santé. Fatima Hassan, avocate de formation et fondatrice de la Health Justice Initiative, vient « soutenir Afrigen et [s]’assurer que Moderna ne fasse pas tout foirer ». « Il y a des gens que je ne connais pas ! », panique Petro, qui se replie précipitamment à l’intérieur – elle adore inviter mais se montre timide en dehors de son cercle rapproché. Avant de se reprendre et d’inviter à se saisir d’une coupe, en souriant et saluant.

« Est-ce que ça aura encore de l’importance demain ? », lui demandait toujours son père. Petro essaie d’appliquer tous les jours « cette façon sage de penser ». Alors, oui, elle va se mêler aux convives et profiter de la soirée. Parce que « cette initiative de partage de connaissances sur l’ARN messager représente probablement le plus grand transfert de technologie de l’histoire ». Elle montre son bras sous son chemisier replié : « J’en ai la chair de poule ! »

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