Coup de théâtre dans l’affaire des autorisations : le département de Saône-et-Loire publie le 1er juin 2022 un communiqué exigeant qu’Âges et vie cesse immédiatement son activité de Service d’aide à domicile (Saad) dans deux colocations, à Châtenoy-en-Bresse et Écuisses. Quatre mois auparavant, l’entreprise avait ouvert ces lieux sans l’agrément. Ça n’est pas sans conséquence pour les personnes âgées qui y sont logées : elles ne peuvent pas toucher l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), l’aide financière du département pour les services à la personne, qui peut représenter plusieurs centaines d’euros chaque mois.
Simon Vouillot, chargé des relations avec les départements, a déjà travaillé dans le domaine de la prise en charge des personnes âgées, en cabinet ministériel. Il ne peut ignorer que cette autorisation se demande plusieurs mois au moins avant l’ouverture.
Pourtant, lors de l’interview réalisée au cours du tournage du documentaire Hold-up sur les vieux (à voir sur Arte mardi 14 mai à 20 h 55, et en replay sur arte.tv jusqu’au 13 décembre), le fondateur de la société, visiblement mal à l’aise, joue au candide : « Nous avions trois colocations qui fonctionnaient [dans ce département, ndlr], nous avions déposé le dossier [de demande d’agrément, ndlr] pour la quatrième et la cinquième colocation qui étaient nécessairement identiques […]. J’ai fait l’erreur d’analyse de comprendre que l’autorisation allait arriver. »
« C’est la faute de Riboulet »
En Saône-et-Loire, le président du département André Accary (LR) n’a pas la même lecture des événements. « J’ai découvert dans la presse que les établissements de Châtenoy-en-Bresse et Écuisses ouvraient », affirme-t-il dans son bureau de l’hôtel du département. Lorsque cet ancien propriétaire d’un laboratoire pharmaceutique se rend compte qu’Âges et vie est passée outre son accord, « la colère [l’]a submergé » : « La loi n’avait pas été respectée et ces résidents se retrouvaient en grande difficulté financière […] On les a trompés eux aussi. Mes services se sont alors retournés vers ceux d’Âges et vie et nous avons été très mal accueillis. En gros, le département n’avait qu'à signer, et puis c’est tout. »
Une situation « exceptionnelle dans l’histoire d’Âges et vie », estime Simon Vouillot lors de notre entretien pour Arte : ce jour-là, il assure que c’est le seul endroit où la société a ouvert sans autorisation. Mais la suite de notre investigation révèle qu’au moins deux autres colocations ont vu le jour sans agrément, l’une dans les Vosges et l’autre dans l’Allier. Interrogée, Âges et vie reconnaît « après recherche suite à [n]otre mail », une « ouverture anticipée », « avec l’accord de principe du département pour avancer ».
Un autre homme s’est senti « floué » et a juré qu’on ne l’y « reprendrait plus ». Ce jour de novembre 2023, le président du département de l’Allier, Claude Riboulet, répond à nos questions par téléphone. Son ton est encore véhément trois ans après sa dernière rencontre avec Simon Vouillot : « Une fois que tout est signé avec les communes, il affirme aux maires que, si ça coince, “c’est de la faute de Riboulet qui ne veut pas donner l’autorisation !”. »
Dans ce département voisin de la Saône-et-Loire, trois colocations étaient déjà édifiées à ce moment-là. Claude Riboulet accorde « contraint et forcé » l’agrément pour leurs trois Services d’aides à domicile, « afin de ne pas mettre les résidents en difficulté ». « J’ai dit ensuite à Simon Vouillot : “vous m’avez mis au pied du mur trois fois, en prenant les maires en otage et ensuite en faisant pression sur moi. Vous n’aurez pas un site de plus” », s’emporte le président d’une voix exaspérée.
Techniques commerciales agressives
À Saint-Sylvestre-sur-Lot, le maire ignore que le département dont dépend sa commune connaît une situation comparable. Les services du Lot-et-Garonne affirment en effet à XXI avoir été « mis devant le fait accompli » pour deux colocations, celles de Lévignac-de-Guyenne et de Castillonnès. Ils ont finalement autorisé leur Service d’aide à domicile (Saad), mais à une condition : qu’Âges et vie s’engage à les prévenir avant tout nouveau projet. Or la filiale de Clariane n’a pas tenu parole et construit la maison de Saint-Sylvestre sans les en informer au préalable. Résultat : Âges et vie s’est vu refuser l’autorisation du Saad de cette colocation, en avril 2023. Et depuis lors, la société n’a pas estimé utile de mettre au courant Yann Bihouée.
Dans l’Allier, Claude Riboulet avertit dans la foulée toutes les communes de son territoire. Il n’est pas le seul : au moins cinq autres responsables départementaux envoient un courrier à l’ensemble de leurs maires pour les mettre en garde contre les méthodes d’Âges et vie. C’est le cas du département des Côtes d’Armor, qui, dans une lettre de mars 2022, s’étonne que « la presse se fa[sse] régulièrement l’écho de nouveaux projets locaux », et avertit les élus qu’il « ne souhaite pas aller plus loin, compte tenu notamment du coût élevé du reste à charge pour les familles ».
Ces techniques commerciales agressives et ces passages en force ne sont pas le seul motif d’inquiétude. Des alertes de familles et de salariés parviennent jusqu’aux bureaux feutrés des services de l’autonomie.
« Des piluliers tombés ou perdus »
En Saône-et-Loire justement, les services d’André Accary sont alertés en mai 2022 par la famille d’une résidente de Châtenoy-en-Bresse, l’une des deux colocations pour lesquelles Âges et vie est passée en force. Elle décrit dans son mail un « manque considérable de personnel », un ancien cuisinier assurant les toilettes sans avoir reçu de formation, des « changes et douches pas faits » et des superpositions de protections le soir pour éviter que la personne âgée ne sonne la nuit, une facturation « ne correspondant pas à la publicité », avec des montants « de 4 000 à 7 000 euros par mois », des repas loin du fait maison vanté par les prospectus, « uniquement des surgelés et aliments de Netto [supermarché discount, ndlr], des gratins de restes, des portions pas équilibrées (3 fromages pour 7 résidents) ».
La famille s’interroge sur les conditions d’hygiène : « Il était fréquent de venir dans l’après-midi et de voir les restes du repas du midi sur la plaque de cuisson ou à l’air libre. » Elle dénonce enfin une autre défaillance pouvant avoir de graves conséquences : « de gros problèmes dans la distribution des médicaments », « des piluliers tombés, perdus », « des comprimés jamais distribués ».
Un mois, plus tard, en juin 2022, le département du Morbihan est alerté justement au sujet d’un événement indésirable grave (EIG) – un dysfonctionnement majeur, menaçant la santé ou la sécurité d’un résident. Un antidépresseur avait été donné par erreur à une résidente de 89 ans de la colocation de Malansac, la plongeant dans un état de semi-coma pendant deux jours. L’année suivante, en août 2023, c’est au tour du département de l’Isère d’être informé d’un EIG : une résidente de 91 ans de la colocation de Chirens est restée pendant près de deux heures sur les toilettes, oubliée par les aides à domicile.
D’autres témoignages corroborent le manque de personnel et l’absence de formation de nombreuses recrues. Denise Sestier a ainsi tenu un journal de bord de ses années passées dans la colocation de Lure (Haute-Saône) avant de décider de reprendre un appartement, seule, dans un petit village du Jura. Elle y raconte l’intérimaire débarquant à midi pour préparer seule le déjeuner de quatorze personnes, les jeunes filles novices ne sachant pas manipuler le lit verticalisé pour lever des personnes âgées dépendantes, etc. « Quand ça se produit une fois, puis deux fois, puis trois fois, puis quatre fois, on se dit “Où est-ce qu’on va ? Pourquoi je suis venue à Âges et vie ?” Je ne pouvais plus supporter cette ambiance de vie, ça me rendait malade, j’en dormais plus la nuit. Les derniers temps, je n’avais qu’une envie : m’enfuir de là ! » Ce que dénonce la vieille dame de 98 ans nous a été confirmé par la trentaine de familles, mais aussi la vingtaine de salariés, avec qui nous nous sommes entretenus. Âges et vie réfute ce manque de formation, affirmant que leurs aides à domicile sont expérimentées « pour 80 % d’entre elles » et que « pour les 20 % restant, les personnes sont intégrées dans un processus de formation d’adaptation à l’emploi » et « accompagnées dans leur prise de poste par la maîtresse de maison ».
Sonnettes nocturnes payantes
Pour le personnel, attiré par la promesse alléchante d’un temps plein et d’un lieu unique de travail, la désillusion vient vite. En effet, les employés, en sous-effectif constant, prennent rapidement la mesure de la mission qui leur incombe : aider au lever, à la toilette, l’habillage, le coucher, faire le nettoyage et le repassage du linge, le ménage, les courses, gérer du budget, confectionner des repas, concevoir les animations… Sans compter les astreintes de nuit et, parfois, les journées de vingt-quatre heures d’affilée lorsqu’une collègue manque à l’appel le lendemain matin. Contactée par XXI, la société Âges et vie répond que « le cadre réglementaire est respecté avec un repos légal avant ou après une astreinte », mais souligne que, « comme dans tout métier humain, lorsqu’un salarié fait défaut sans délai de prévenance, la continuité d’activité agit en interrogeant les salariés de l’équipe sur leur disponibilité, puis l’auxiliaire de vie multi-sites du secteur, puis des salariés en CDD et, en dernier recours, l’intérim ».
En entretien en juin 2023 pour Arte, Simon Vouillot affirme encore : « Le sentiment que j’ai, c’est que globalement la satisfaction des personnes qui sont chez nous et des familles est très forte. […] Je pense qu’on n’aurait pas connu l’histoire qu’on a connue, avec le développement qu’on a, si les gens n’étaient pas au final satisfaits de l’accompagnement qu’on apporte. » Et même des tarifs pratiqués ? Âges et vie communique sur un seul chiffre, le reste à charge une fois les aides d’État déduites : il serait de 1 850 euros mensuels en moyenne actuellement.
Mais les proches des résidents, comme à Châtenoy-en-Bresse par exemple, découvrent ensuite de nombreux coûts supplémentaires : 900 euros de « frais de souscription et d’installation », 88 euros par mois pour un animal de compagnie, 124 euros par mois de petit déjeuner et d’entretien du linge… Une autre facturation fait bondir les clients : les sonnettes nocturnes. Les colocataires ont droit à quatre appels gratuits par mois, ensuite il faut payer. C’est mentionné dans le contrat, à la rubrique « frais divers », mais ce n’est pas indiqué aux visiteurs durant les portes ouvertes.
Face caméra, lors de l’interview qu’il nous accorde pour Arte, Simon Vouillot assume ce système de facturation : « Si c’était entre guillemets “gratuit”, le risque serait que la personne âgée considère ça comme, entre guillemets, […] un “room service”. L’aspect financier n’est pas tabou chez Âges et vie. Nous, on peut dire, les yeux dans les yeux à la famille, oui effectivement, au-delà de quatre appels par mois, on va vous facturer l’appel. Pourquoi ? Parce que la salariée qui va se lever […] bascule en temps de travail effectif et elle est payée. La personne âgée […] c’est une personne normale, elle se responsabilise. » En septembre 2023, la facturation de ces sonnettes a été supprimée. Âges et vie affirme que ce n’est aucunement lié à notre enquête et que cette décision a été prise « en prolongement des discussions initiées avec les familles et les départements ». En revanche, un forfait d’astreinte nocturne, le même pour tous les résidents, a été instauré.
Ce qui m’énerve, c’est qu’on ne nous tienne pas au courant. Si ça continue, je serai morte quand ça ouvrira !
Béatrix Colas, inscrite depuis janvier 2023 pour la colocation de Saint-Sylvestre-sur-Lot
En ce mois de février 2024, à Saint-Sylvestre-sur-Lot, Yann Bihouée prie pour que sa colocation puisse enfin ouvrir. « Je le vis très mal, reconnaît-il. C’était un des engagements de mon mandat. Il y a de la déception au sein de la population. » Dans le salon d’Anna, elle et sa voisine s’impatientent et se disent à bout. Béatrix s’exclame : « Ce qui m’énerve, c’est qu’on ne nous tienne pas au courant, alors qu’ils nous ont fait remplir un dossier d’inscription. Si ça continue, je serai morte quand ça ouvrira ! »
Se voyant déjà dans leur nouvelle demeure, Béatrix avait commencé à ranger et trier ses affaires. Anna avait, elle, entrepris des démarches pour vendre sa maison. Le notaire a convoqué les parties puis annulé à trois reprises. À 93 ans, faute de pouvoir compter sur la structure, la vieille dame s’est entourée de personnel et désire désormais rester chez elle, aussi longtemps que possible. « De toute façon, moi je ne marche plus avec eux », lance-t-elle d’un ton bravache à sa compagne d’infortune. « Vous ne voulez plus y aller ? Je suis un peu découragée moi aussi », avoue Béatrix.
Tandis que certaines collectivités découvraient, effarées, les projets qui se multipliaient sur leur territoire à leur insu, Simon Vouillot et ses équipes n’ont cessé de chercher des solutions pour éteindre la colère qui gronde et des appuis pour faire changer d’avis les plus réticents. Un véritable lobbying qui s’est avéré souvent efficace.