Durant le printemps et l’été 2022, le photographe italien Lorenzo Meloni a enfourché son vélo pour photographier les berges de la Seine. Au terme de son périple : l’univers métallique et démesuré du port du Havre.
Premier port de conteneurs français devant Marseille, qui tient la première place en volume de marchandises, Le Havre a vu transiter plus de 102 millions de tonnes de marchandises en 2023, dans 2,63 millions de « boîtes » comme disent les dockers, contre plus de 3 millions l’année précédente – un record. Le 1er juin 2021, le port du Havre a fusionné avec ceux de Rouen et de Paris, donnant naissance à Haropa – pour Le Havre-Rouen-Paris –, établissement public de gestion du port fluvio-maritime de la Seine. « Pour prendre cette photo, je suis monté sur un des portiques qui déchargent les conteneurs sur les quais. Des monstres de fer s’élèvent à plus de vingt mètres de hauteur » , raconte le photographe qui, six mois durant a documenté ce long corridor navigable, aux allures de « grande autoroute sur l’eau ». Situé en eaux profondes, le port du Havre et ses 10 000 mètres carrés sont accessibles sans contrainte de marée, 365 jours par an et 24 heures sur 24. C’est le seul port nord-européen avec Rotterdam à pouvoir accueillir les plus grands navires porte-conteneurs du monde à pleine charge. Ces mastodontes de 400 mètres de long peuvent transporter plus de 20 000 conteneurs. Sur la droite de cette vue aérienne de la digue, on aperçoit les cuves du dépôt pétrolier du port. Le brut arrive lui aussi par la mer avant d’être acheminé vers la plus grande raffinerie française, située à dix kilomètres de là, qui alimente notamment les aéroports parisiens en kérosène, directement par pipeline. Vêtements, voitures, machines à laver ou téléphones portables, mais aussi viandes ou fruits et légumes : depuis son invention dans les années 1950, le conteneur met le monde en boîte et constitue la principale composante du trafic mondial de marchandises. Ces parallélépipèdes peuvent mesurer jusqu’à douze mètres de long, soit la taille d’un immeuble de quatre étages. Vides, ils pèsent quatre tonnes. « Les conteneurs frigorifiques entreposés au terminal de France [un des cinq terminaux maritimes du port du Havre, NDLR] ont attiré mon regard, leur agencement était très beau, très graphique. » Sur cette photographie prise au drone, des milliers de conteneurs s’alignent et s’emboîtent tels des Lego. « L’immensité du port est difficile à concevoir et presque impossible à montrer, même au drone. Il faudrait une vue satellite ! », s’amuse le photographe italien avant d’ajouter que la zone portuaire est « constamment en travaux d’agrandissement, car avec le réchauffement climatique, de nouvelles voies s’ouvrent et le trafic s’intensifie ». Pour rester compétitif, notamment face à Anvers et Rotterdam – les géants belge et hollandais – Haropa multiplie les investissements. Malgré les protestations d’associations de protection de l’environnement et de pêcheurs, le port a notamment entrepris la création d’une « chatière », une digue de deux kilomètres et un chenal permettant un accès direct des barges fluviales de la Seine au terminaux maritimes de Port 2000, une des trois zones dédiées aux marchandises dont on voit ici une partie. « Le port ne s’arrête jamais. Pourtant, on ne croise personne dans les allées formées par les conteneurs. Uniquement des immenses chariots appelés “cavaliers”, comme celui que l’on aperçoit au premier plan. C’est un univers très métallique, presque dystopique, où les machines semblent mener la danse nuit et jour », raconte Lorenzo Meloni. Manœuvrés par des dockers juchés dans une cabine à quinze mètres de hauteur, les cavaliers servent à soulever et déplacer les conteneurs une fois ceux-ci posés sur les quais. À quelques dizaines de kilomètres à l’heure, ils emmènent les boîtes vers d’autres modes de transport : fluvial, routier ou ferroviaire.Derrière cette épave abandonnée qui rouille dans les eaux du port, s’élève le chantier d’un parc d’éoliennes offshore. « Ce que l’on voit ici ce sont les bases qui ont pris place dans la mer peu après que cette photo a été prise. Elles ont ensuite été surmontées par le mât de l’éolienne », explique le photographe. En tout, ce sont 71 blocs de béton d’environ 5000 tonnes chacun qui ont quitté le terrain mis à disposition par le port du Havre. Ces fondations gravitaires ont été immergées au large de Fécamp à partir de l’été 2022. « Devant ces monstres de béton, les infrastructures du port, mais aussi les nombreux sites industriels qui parsèment la Seine, comment ne pas s’interroger sur notre rapport à la nature ? En photographiant le fleuve, je voulais évoquer les enjeux plus globaux de notre époque : l’utilisation des ressources naturelles, l’exploitation de nos écosystèmes, ainsi que la nécessité de remettre en question les concepts de développement et de progrès », explique Lorenzo Meloni.Cette photographie, prise en août 2022, montre l’une des deux cheminées de la centrale thermique EDF qui, depuis le début des années 1970, surplombent la zone portuaire du Havre. En 2021, la centrale s’est arrêtée, laissant dans le paysage visuel de la ville deux « phares » de 240 mètres de haut. Leur destruction, qui durera deux ans à partir de 2024, sonne comme un symbole de la fin de l’époque du charbon. Lors de sa création, Haropa s’est vu assigner par l’État la mission de « décarbonation de l’axe Seine » : ses usines, situées entre Le Havre et Paris, sont responsables d’un cinquième des émissions industrielles françaises de CO2 , selon l’établissement public. Il ne faut pas se fier à l’apparente sérénité qui se dégage de cette image prise en août 2022 par Lorenzo Meloni : « Le port est une ville dans la ville. Même la nuit, il est en constant mouvement. Il n’y a pas de Noël, pas de jours fériés pour les dockers. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, ils font les trois huit dans des conditions très rudes. » Ils sont près de 2 500 à œuvrer sur le site portuaire du Havre.