La technique de l’ARN messager, peu coûteuse, peu demandeuse en matière première, est devenue le combat d’Afrigen. Le but de Petro Terblanche : atteindre, et surtout convaincre, Stéphane Bancel, le patron de Moderna, de ne pas faire valoir ses droits de propriété intellectuelle. Comme elle, le Français s’est assis sur les bancs d’Harvard. Une décennie après son diplôme, il créait son laboratoire. En concentrant ses recherches sur l’ARN messager, l’expert en génie chimique et biomoléculaire a eu le nez creux. En 2017, il nouait un partenariat avec les National Institutes of Health (NIH), instituts financés par le gouvernement américain. Jackpot ! Stéphane Bancel est devenu milliardaire grâce au Covid-19, collaborant un temps avec l’un des meilleurs immunologistes et virologues au monde : Barney Graham.
Quand le SARS-CoV-2 a émergé, les chercheurs de Moderna et des National Institutes of Health (NIH) ont tout simplement transposé les fruits de leurs recherches à ce nouveau virus. De là est né le vaccin contre le Covid-19. Dès janvier 2020, l’entreprise s’est empressée de déposer des brevets pour protéger l’invention. Certains droits de propriété intellectuelle sont codétenus par les NIH. D’autres, non. Sans l’accord de Moderna, impossible pour le gouvernement américain de les partager, alors même que le président Joe Biden s’était prononcé en faveur de la levée temporaire des droits de propriété intellectuelle, réclamée par l’Inde et l’Afrique du Sud.
La pandémie de Covid aurait pu durer six mois si tout le monde avait été vacciné rapidement.
Barney Graham, chercheur des NIH
Le chercheur des NIH, Barney Graham, regrette lui aussi que son ex-partenaire, Stéphane Bancel, ait privatisé ce qui aurait dû être un bien public, selon lui : « La pandémie aurait pu durer six mois si tout le monde avait été vacciné rapidement. Au lieu de cela, elle va sûrement durer six ans, insiste le co-inventeur du vaccin. C’est juste un fait. Ce sont des mathématiques et de l’épidémiologie. C’est logique : si vous pouvez vacciner le monde entier plus rapidement, vous pouvez aplanir la courbe. », poursuit Barney Graham.
Pour rectifier le tir, ce scientifique très discret, que le magazine américain Time a qualifié en 2021 de « héros » malgré lui, s’est rapproché à ce moment-là de la seule qui osait affronter le patron de Moderna : Petro Terblanche, avec qui il a en commun d’avoir grandi dans une ferme. De cette union des forces de la nature est né un petit miracle en janvier 2022.
Une première en Afrique
Ce soir de grâce, la plupart des employés ont déjà quitté le laboratoire. Le responsable scientifique d’Afrigen vient trouver Petro Terblanche dans son bureau. Eurêka ! Ça y est ! Ils ont réussi à reproduire un équivalent du vaccin contre le Covid-19. C’est le tout premier fabriqué sur le sol africain. Petro Terblanche sautille de joie. Ce succès vaut à Afrigen le soutien de l’opinion publique mondiale. Face à la pression et aux ravages de la pandémie, Moderna doit se résigner : la multinationale ne saisira pas les tribunaux pour empêcher l’initiative. Elle ne demandera pas non plus les royalties qui sont habituellement dues quand on emprunte une technologie brevetée. La facture se serait chiffrée à plusieurs centaines de millions d’euros.
Le stratagème de BioNTech, le partenaire germanique de Pfizer, est également déjoué. Une certaine fondation, kENUP, avait suggéré à l’OMS d’interrompre « immédiatement » l’initiative menée au Cap, en mettant en avant des « perspectives de durabilité défavorables », dans un rapport que XXI s’est procuré. Inconnue du grand public, cette société intervient auprès des institutions européennes et internationales « pour un nouveau système d’innovation dans le secteur des soins de santé ». C’est écrit noir sur blanc dans le registre des lobbyistes du Parlement allemand, la fondation avait été « mandatée » par BioNTech sans que l’objet de la mission soit précisé.
Moderna, comme ses grands concurrents, n’est pas prêt à lâcher sans bras de fer.
Depuis ses bureaux de la Villa Bighi à Malte, Thorsten Kurtz, son directeur, se défend aujourd’hui en invitant à ne pas limiter notre lecture à « un seul passage de [leur] rapport de mission ». Se servir d’un intermédiaire pour brouiller les pistes, voilà un classique des pros en affaires publiques de l’industrie pharmaceutique. Petro Terblanche dit avoir quand même « été surprise par cet acte de vengeance » : « Nous sommes une toute petite entreprise ! Nous ne faisons que porter un modèle non conventionnel, et visiblement cela dérange ! »
Avant de jubiler : « Tout le monde disait que c’était impossible de fabriquer notre propre vaccin contre le Covid-19, que nous n’avions pas tous les équipements nécessaires. Mais, à partir du moment où nous avons produit le premier, j’ai réalisé que rien ne pourrait nous arrêter ! » La concession de Moderna sur le brevet ne vaut cependant que pour ce vaccin-là. Or le plan de la coureuse de fond va au-delà : adapter le procédé pour que, lors d’une nouvelle pandémie, pour une prochaine maladie, les pays pauvres se trouvent moins dépourvus. Et sur ce marché d’avenir infini, Moderna, comme ses grands concurrents, n’est aujourd’hui pas prêt à lâcher sans bras de fer.
« Une famille d’innovations »
Sous la supervision de l’OMS, Afrigen accueille des scientifiques des pays à revenu faible et intermédiaire, mais à fort capital scientifique – du Bangladesh à l’Ukraine, du Brésil au Nigeria, de l’Inde à l’Égypte –, pour passer quelques jours en observation et recevoir des formations. En tout, quinze États ont été sélectionnés par l’Organisation mondiale de la santé. Vetja Haakuria a trouvé un nom mignon pour ce brassage en terre sud-africaine : « une famille d’innovations ». Ce sage à la barbe grisonnante bardé de diplômes en ingénierie biochimique a quitté sa Namibie natale et son peu d’opportunités professionnelles neuf mois auparavant, pour devenir le responsable du transfert de technologie d’Afrigen. Il chaperonne à présent ces cerveaux qui débarquent dans les locaux explorer des éprouvettes.
L’OMS est une alliée de taille pour mettre en place cette plaque tournante de la coopération en blouse blanche et obtenir des fonds de la communauté internationale. Dans l’optique de reproduire le vaccin contre le Covid-19, Afrigen a recueilli près de 95 millions d’euros. Un pactole à l’échelle d’une petite structure, mais qui ne l’autorise pas à faire des folies pour autant : impossible d’acheter tous les équipements dernier cri de Big Pharma, comme cette sorte d’imprimante géante qui produit des mesures ultra-précises en quelques minutes.
Les équipes d’Afrigen bricolent, inventent, sans se formaliser des coupures de courant quasi quotidiennes.
« Nous avons été obligés de jouer aux détectives », sourit Vetja Haakuria, dont l’équipe est allée jusqu’à pister et scruter en ligne les photos d’usines américaines ou européennes, pour identifier le bon modèle. « Heureusement qu’un cliché de Pfizer circulait… » De toute façon, les petits instituts scientifiques du monde entier qui viennent se former ici ne pourraient pas se l’offrir : autant s’ajuster à leurs moyens et s’entraîner sur des bécanes moins puissantes et beaucoup plus lentes. Que connaissent parfaitement les Indiens, les rois des génériques – les copies à bas coût de traitements brevetés –, qui ont même donné des astuces aux Sud-Africains quand ils y sont venus en formation. Échange de bons procédés.
Alors les équipes d’Afrigen bricolent, inventent, sans se formaliser des coupures de courant quasi quotidiennes au Cap, et d’une durée indéterminée. En 2022, les centrales à charbon vétustes ont privé la population de lumière pendant plus de deux cents jours. Petro Terblanche ne s’en est jamais réellement inquiétée. Après tout, elle est née dans une ferme sans électricité. Et quand l’ensemble des habitations de la ville s’éteignent en contrebas de la majestueuse Table Mountain, dont le plateau se prolonge jusqu’au phare du Cap de Bonne-Espérance, un générateur prend le relais dans les nouveaux locaux du labo.