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François Ruffin : « J’ai eu le temps de vivre avec la haine de moi-même »

Écrit par Rachid Laïreche Illustré par Pauline Lega
En ligne le 02 mars 2025
François Ruffin : « J’ai eu le temps de vivre avec la haine de moi-même »
Le turbulent député picard aurait voulu être un artiste. Ou un sportif. Peut-être même président de la République. Mais pour assumer ses ambitions, l’ancien « cul-terreux » du collège catho d’Amiens doit dompter les démons de son passé. Sous peine de continuer à regarder passer les trains. Des mois durant, le journaliste Rachid Laïreche a recueilli ses confessions.
Article à retrouver dans la revue XXI n°68, Gauche cherche prophète
24 minutes de lecture
Chapitre 1

Après la dissolution, l’espoir de rassembler

La salle d’audience du tribunal correctionnel de Paris est pleine comme un œuf ce 28 novembre 2024. François Ruffin est assis au deuxième rang. Sage comme une image. Il en a rêvé des nuits et des jours entiers. C’est son heure de gloire : Bernard Arnault parle de lui. Et le patron du luxe, que tout le monde appelle « Président », fait le tri dans ses souvenirs. « Je me suis demandé qui était cet illuminé, accompagné de sa bande de clowns, qui avait un t-shirt à mon nom lorsqu’il a essayé d’infiltrer notre assemblée générale, mais je n’ai jamais donné l’ordre de les infiltrer. Je n’ai aucun antagonisme personnel avec lui. D’ailleurs, je serai ravi de l’inviter à prendre un café, avec un cornet de frites, et on parlera cinéma. » Le milliardaire fait rire la salle. « Le documentaire en question, je l’ai vu après sa sortie, je le trouve d’ailleurs très drôle. M. Ruffin est bien meilleur sur le plan cinématographique que politique. » La salle se gondole encore.

Bernard Arnault se tient tout droit. Le costume bleu est sur mesure et ses mots piquants. Il ne parle pas très fort, mais tout le monde veut l’entendre. Chose rare : le « Président » est à la barre. Bernard Arnault est convoqué comme témoin dans l’affaire Squarcini, du nom de l’ancien dirigeant du renseignement intérieur soupçonné d’avoir profité de ses réseaux pour obtenir privilèges et informations confidentielles au profit de clients, dont le groupe de luxe LVMH. Bernard Squarcini se serait occupé de l’espionnage de François Ruffin, journaliste cinéaste, et de l’équipe de son journal Fakir pendant le tournage de Merci patron !, documentaire satirique sorti en 2016 et césarisé en 2017. Le pitch : rien ne va plus pour Jocelyne et Serge Klur. Leur usine qui fabriquait des costumes Kenzo, une filiale du groupe LVMH, près de Valenciennes, a été délocalisée en Pologne. Le couple au chômage, criblé de dettes, risque de perdre sa maison. François Ruffin frappe à leur porte pour les sauver. Un rôle et un film qui rendront le Picard célèbre.

Je suis très loin de l’idéologie de M. Mélenchon, mais je le trouve bien meilleur que M. Ruffin, qui est décroché et moins audible.

Bernard Arnault, PDG du groupe de luxe LVMH

Le milliardaire est toujours face au juge. Il met en lumière, tout au long de cette matinée, le côté artistique de François Ruffin, avec gourmandise, pour mieux le descendre politiquement. Bernard Arnault a révisé les classiques de son adversaire, et va même puiser dans le vocable trotskyste : « Quand tu veux émerger politiquement, trouve un ennemi et accroche-toi à lui pour progresser. » Car il en est persuadé, François Ruffin est en bout de course politique ; essoufflé, à la ramasse depuis la dissolution. Tiens, il n’est pas le seul à le dire. De nombreux élus, militants, observateurs et curieux se posent cette même question : pourquoi a-t-il raté le virage du mois de juin 2024 ? Bernard Arnault pique à sa manière, sans y toucher. « Je suis très loin de l’idéologie de M. Mélenchon, mais je le trouve bien meilleur que M. Ruffin, qui est décroché et moins audible. »

Qui est Rodolphe Saadé, le roi des mers devenu magnat des médias ?
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Qui est Rodolphe Saadé, le roi des mers devenu magnat des médias ?
Le patron de la CMA CGM a fait d’une entreprise familiale déjà prospère un mastodonte qui étend son empire du transport maritime aux médias.

Flash-back, 9 juin 2024. Le président de la République, Emmanuel Macron, annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Un tremblement de terre. François Ruffin est dans son bastion en Picardie, à Amiens plus précisément. Il gratte quelques mots sur un bout de papier. Sa prise de parole est attendue. À la télé, il délivre un message limpide. « Une seule bannière : Front populaire. Nous appelons Olivier Faure, Fabien Roussel, Marine Tondelier, Manuel Bompard à la porter, ensemble. Insoumis, communistes, socialistes, écologistes. Unis. Pour éviter le pire face à l’extrême droite, pour gagner. » Ça prend illico. Une dynamique folle. François Ruffin est au centre de la photo. Le député est-il en train de devenir le leader de son camp ? Il a la cote chez les bookmakers – journalistes politiques et éditorialistes de salon –, mais aussi dans le cœur des perdus à gauche.

Et soudain, Ruffin disparaît

François Ruffin est partout. Des prises de parole en plein air. À la télé. À la radio. Il est vraiment partout. Des encouragements. Des sourires. De l’espoir. La tête du Front populaire, c’est lui. En cas de victoire de son camp, pourrait-il être le Premier ministre ? La question ne se pose plus, elle s’impose. Je le croise par hasard à Paris, deux jours après la dissolution, sur la place de la République. Je ne l’avais pas vu depuis des lustres. Il s’arrête un instant. On papote. Je ne le connaissais pas avant qu’il devienne député en 2017. Je l’ai apprivoisé à pas de loup. Petit à petit, la porte s’est ouverte : de longues discussions, des débats mais aussi des confessions. J’en ai tiré des articles pour Libération, où je travaille, et un livre, La Revanche des bouseux.

Le pays est à cran, mais lui, sur cette place de la République, il rayonne comme le soleil en été. « François, ça va ? — Le moment n’est pas très rigolo, ça va être dur de gagner, même dans mon coin. Macron est un fou qui vient de nous mettre dans une mauvaise situation, mais j’adore être en campagne. Je suis le plus heureux des hommes quand je suis sur le terrain. » Soudain, plus rien ; la lumière s’éteint. François Ruffin disparaît. Il fait campagne dans sa circonscription où rôde le Rassemblement national, sans se préoccuper du reste du pays. Il a laissé filer son bébé, la « bannière Front populaire », son message limpide et tout le reste.

Le député réapparaît entre les deux tours. Ses yeux ne pétillent plus. Son aura est fatiguée. Il annonce sa rupture avec Jean-Luc Mélenchon, « un boulet ». Ils se sont un peu aimés, ils ont mené des bastons politiques main dans la main, ils ont causé des heures entières de littérature. Tout est terminé. L’homme heureux remet ses habits malheureux. Il se recroqueville comme une tortue. Ceux qui le connaissent de près ne s’étonnent pas. François Ruffin ne gère pas la violence, la bagarre et les bisbilles entre les différentes couleurs à gauche. Un de ses copains résume la situation mieux que personne. Dans un café de la capitale, il confie à l’heure du goûter : « François passe son temps à attendre le train, mais il le rate à chaque fois. En juin, il aurait pu franchir une étape importante, mais non. Il rate volontairement le moment, parce qu’il déprime, refuse le combat et les embrouilles à gauche. Il revient toujours après la bataille avec une fanfare, des boules de pétanque et de la bière. Il est toujours là pour annoncer l’arrivée du prochain train. » Un éternel espoir. Un labyrinthe infernal.

Chapitre 2

L’enfant triste et l’appel de la scène

dessin de François Ruffin enfant dans le bistrot familial
Dans le bistrot de ses grands-parents, le jeune Ruffin aime à capter les conversations des chasseurs, des joueurs de boules et des ouvriers.

François Ruffin ouvre les yeux à Calais en octobre 1975 ; sa sœur, Laurence, trois ans plus tard. La famille a toujours vécu à Amiens. Le père, né en 1948 à Proyart, un petit village de Picardie, est un fils de paysan qui deviendra ingénieur dans l’industrie agroalimentaire. La mère, née en 1949 à Zutkerque, un village du Pas-de-Calais, est la fille de gérants d’un bistrot du Nord, où le couple se rencontre, en été. Elle s’occupera des deux enfants et du foyer. La daronne aime voir sa maison pleine, peu importe que ce soit la famille ou les voisins. Toujours la première à pousser les meubles et les canapés pour faire de la place. Le daron se révèle plus froid et réservé. Une famille soudée, de culture catholique.

La tribu part rarement en vacances. Le chef travaille chez Bonduelle et l’été rime avec haute saison des carottes, haricots et petits pois. Les Ruffin s’évadent parfois dans des gîtes en automne, notamment en Lozère. Le jeune François aime aussi passer du temps dans le bistrot de ses grands-parents. Il se pose au comptoir, dès le matin, pour écouter les conversations des chasseurs, des joueurs de boules et des ouvriers qui s’en jettent un à l’aube avant de filer au charbon.

Des mots, des coups, des bastons

En primaire puis au collège, François Ruffin se cache. Une discrétion pathologique. Les amis n’existent pas. À la maison, il lit beaucoup. Une manière de vivre dans une bulle ou sur la lune. Pour se décrire, il emploie les mots « merde » et « médiocre ». Les notes sont à l’avenant, très moyennes. L’adolescent ne sait pas trop ce qu’il va devenir. Les professeurs, pas plus. Il est scolarisé dans le même établissement privé catholique d’Amiens, et à la même période, que le futur président de la République Emmanuel Macron, au collège-lycée jésuite La Providence. Où il se fait traiter de « bouseux », de « péquenot » et de « cul-terreux ». Il n’est pas né du bon côté de la bourgeoisie et refuse d’en intégrer les codes. Pas de vêtements de marque. Pas dans la bande des gars branchés. Pas dans le moule.

François Ruffin aime la provocation. Au collège, il se proclame communiste, sans trop savoir ce que ça représente. Il sait que ça dérange. Il adore déjà ça. Des mots, des coups, des bastons : il perd presque à chaque fois, mais se relève toujours. N’empêche, le collégien s’enfonce dans une spirale dépressive. Garde tout pour lui. Ne souffle mot à ses parents. Surtout, il a honte. Il se cache dès que le bulletin se pointe. Il se compare à son père, le fils de paysan parti d’en bas, qui a décroché ses diplômes, alors que lui, le fils de cadre, échoue avec tous les outils en main. La tristesse devient un habitat naturel et le plonge encore plus dans l’abîme. « Plus jeune, c’est vrai que j’avais une famille, un socle solide, mais dans ma tête c’était gris, dit-il. Je ne voyais que la dépression en attendant la mort. Régulièrement, j’ai eu à reconquérir mon estime de moi-même. »

Dans une école sport-études, je me serais senti bien. Mais mon père me voyait ingénieur.

François Ruffin

Le gamin trouve une petite respiration dans le sport. Il s’essaye au foot. Joue au tennis, surtout. La mairie communiste de la ville propose des cours. Obsessionnel, il déteste la défaite. Il tape dans la balle de l’aube au coucher et progresse très vite. Il participe à des tournois dans la région. Un entraîneur le repère et propose à ses parents de l’inscrire dans une école privée de sport-études. Le couple décline. Le gamin regrette. « C’était une erreur, j’aurais eu un point sur lequel je me serais senti bien. Mais mon père me voyait ingénieur. »

Laurence se souvient d’un frère qui n’a jamais vraiment été enfant. Qui fout « littéralement » le feu à ses coussins à force de s’éclairer sous les draps pour lire toute la nuit. Des BD, les sagas de Claude Michelet, du Zola avant de découvrir Steinbeck. Il décrypte à sa cadette les paroles de Renaud sous le regard médusé du grand-père qui déteste l’interprète de Laisse béton. Il rêve tout haut de changer le monde. La petite frangine le regarde avec des yeux qui brillent. Au lycée, son aîné devient artiste. Il fait des canulars téléphoniques à sa grand-mère en prenant l’accent belge ou marseillais. Écrit des scénarios de films et des pièces de théâtre. François Ruffin sent en lui un besoin d’expression publique, l’envie de devenir quelque chose, voire quelqu’un, genre grand romancier, celui qui marque une époque, sans en connaître le mode d’emploi.

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Un certain camarade Macron

La petite sœur est l’inverse de lui. Elle est joyeuse, prolixe et populaire. Elle a des potes à la pelle. Elle ne se sent jamais en décalage. Les histoires de « classe sociale » lui passent au-dessus de la tête. La passionnée de Kundera fait de la natation synchronisée après les cours. Elle fait tomber les quilles au bowling les samedis. Au lycée, Laurence est une élève brillante, surtout en mathématiques. Elle a un concurrent dans sa classe, un camarade qui cartonne en français. Un certain Emmanuel Macron, qui a quelques points en commun avec son frangin : il rôde souvent seul, refuse les sorties, et il a toujours le pif dans les livres.

Des moments qui paraissent anodins restent parfois gravés pour toujours. À l’adolescence, François et Laurence partent en colo, dans le Jura. L’aîné participe à un concours, un radio-crochet organisé par les animateurs. Il interprète Jef, le morceau de Brel, avec un autre gars. Laurence est dans le public, stressée pour son frangin. Subitement, le partenaire de Ruffin se jette par terre, reste allongé sur scène sans rien dire durant toute la prestation. Micro en main, François se lance en solitaire. Il gagne le concours et comprend un truc : il est en vie face aux autres, mais il s’éteint en descendant de scène. Une sale rengaine. « L’enfant sauvage » a du mal à se faire une place au milieu des autres, comme dans le film de François Truffaut – en 1970, le cinéaste a mis à l’écran l’histoire vraie d’un garçon trouvé dans les bois, élevé sans contact humain, et qu’un médecin tente d’éduquer.

En rejetant le foot, le bob Ricard et la chasse, j’étais en train de devenir un connard de gauche.

François Ruffin

François Ruffin décroche un bac scientifique avant d’intégrer une classe préparatoire pour devenir ingénieur et faire plaisir à son père. La réalité le rattrape : ce n’est pas fait pour lui. De gros boutons d’acné lui ravalent le visage. Il souffre. Et finit par poser ses valises en fac de lettres à Amiens. Le début d’une nouvelle vie. L’étudiant prend une claque quand il découvre l’existence de Bourdieu. Le compulsif ne comprend pas tout, mais pressent que ça va faire tilt. Il se démène pour déchiffrer la pensée de l’auteur de La Misère du monde. Un matin, il tombe sur Questions de sociologie, et trouve ça « formidable ». Un hiver, pendant les vacances, au dernier étage de la maison de ses parents, debout, le dos contre le radiateur, il arrive à la lecture du dernier texte de l’ouvrage, « Le racisme de l’intelligence ». Une déflagration. Un choc. Ce qu’il était, ce qu’il est en train de devenir : tout apparaît de manière limpide.

Un soir, dans sa permanence à Amiens, juste après la série de confinements, il a laissé filer son émotion en revenant sur ce moment.
« Qu’est-ce que tu as compris après cette lecture ? 
— J’étais en train de renier les origines populaires qui sont les miennes en rejetant le foot, le camping, le bob Ricard, la chasse, l’accordéon. J’étais en train de devenir un connard de gauche, un snob. Au fond, depuis la lecture de ce texte-là, j’ai peu changé. Politiquement, le cœur est là. Mon socle, aussi.
— Tu ne peux pas être élu dans ton coin sans avoir des origines populaires ?
[Long silence] Ce n’est pas possible. Tu ne peux pas représenter les gens de ma circonscription sans aimer le peuple. Ce que je fais, je le fais avec une once d’amour, forcément. Peut-être que ce n’est pas bien de causer d’affect en politique. À mon sens, il y a de l’amour dans mon choix de m’engager. L’amour, Bourdieu en a décidé ainsi. Il faut aimer les gens avec tous leurs défauts, même si ce n’est pas toujours simple d’aimer. »

Sa ligne est tracée pour toujours. Dans les colonnes de son journal Fakir ou en politique, il part au charbon pour la France périphérique, celle des barbecues et des gueules cassées accoudées au comptoir. La France qui a plaqué la gauche et ses représentants pour le Rassemblement national, mais surtout pour l’abstention. Le Picard cherche une manière de reconquérir les méprisés, les oubliés et les fâchés. Ça fait du monde et du turbin.

Chapitre 3

Le député qui se voyait président

dessin de la main de François Ruffin écrivant pour le journal Fakir
Avec son journal Fakir, son documentaire Merci patron !, son engagement dans Nuit debout, le boutonneux solitaire devient chef. Et bientôt député.

François Ruffin a toujours refusé de s’engager dans un parti officiel. Une manière de rester loin de la capitale. Il a fondé Picardie debout. Une petite structure sympathique qui regroupe une bande de copains – les filles y sont rares. Ils font de la politique, sirotent des bières, jouent au ping-pong et tapent dans un ballon les dimanches matin. Le statut de François Ruffin n’est jamais remis en question au milieu des siens. C’est le taulier, point barre. La vie est folle : le boutonneux solitaire et silencieux est devenu chef, presque charismatique.

La petite bande commence à se faire un nom. En 2016, son documentaire Merci patron ! participe au lancement de Nuit debout. François Ruffin squatte, avec ses potes et des centaines de militants, la place parisienne de la République durant des jours pour dénoncer la politique du président Hollande – notamment la « loi travail » portée par la ministre Myriam El Khomri. Partout en France, le mouvement se répand. Il est élu député de la Somme une année plus tard. Au Palais-Bourbon, il devient une attraction. Il joue au trublion durant tout le mandat.

Sans vouloir me la péter, je sais que j’ai fait la différence. J’ai défendu les femmes de ménage et toutes les petites mains de la société.

François Ruffin

Je le recroise en janvier 2022 pour faire le bilan.
« François, que retiens-tu de ton premier mandat ?
— Il me semble que toutes les semaines j’ai inventé quelque chose. Sans vouloir me la péter, je sais que j’ai fait la différence. J’ai marqué les gens. J’ai rouvert un espace des possibles à l’Assemblée en m’adressant directement au président de la République, en passant par-dessus l’épaule de députés, ou en prenant la parole avec mon maillot de foot pour défendre les petits clubs. J’ai aussi défendu les femmes de ménage et toutes les petites mains de la société. Si on fait la somme de tout ce que j’ai inventé comme manières de faire, comme façon de parler du réel et ainsi de suite, c’est unique. J’espère que ces cinq années resteront dans les annales de l’Assemblée.
— Tu vas continuer ainsi ?
— Non. Je ne veux pas être une caricature de moi-même. J’ai réussi à me faire entendre. J’ai été bruyant, j’ai créé des choses, mais je dois changer ma manière de faire pour évoluer et grandir. »

C’est ainsi qu’il arbore un nouveau style pour un nouveau mandat après sa réélection en Picardie en 2022. François Ruffin ne porte toujours pas de cravate mais presque. « Il a gardé la même ligne politique et la même approche à l’écart des partis, mais en prenant un ton sérieux pour rassembler plus largement », analyse un de ses amis. Il commence à s’opposer à Jean-Luc Mélenchon. Deux visions s’affrontent. L’Insoumis cherche à mobiliser les abstentionnistes de la jeunesse et des quartiers populaires, quand François Ruffin ambitionne de reconquérir les ouvriers et les employés de la « France périphérique ». Il m’en a parlé pour la première fois en avril 2022.
« À ton avis, François, pourquoi la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon ne passe-t-elle pas le premier tour ?
— Jean-Luc veut la jeunesse progressiste de centre-ville, celle des marches pour le climat, il met le paquet là-dessus, et il l’emporte largement avec lui. Mais il veut aussi les quartiers populaires, il se pose comme l’anti-Zemmour, et la gauche retrouve droit de cité dans les cités. Finalement, tous les paris de sa campagne sont gagnés. La France périphérique, en revanche, celle des bourgs, n’apparaît pas comme une priorité. C’est ce qui nous manquait, cette France-là, pour atteindre le second tour. »

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En 2018 et 2019, l’ancienne ville minière était devenue un hypermarché de la drogue. Depuis, la cité tente de redorer son blason.

Le mégaphone et la cité

La rupture devient officielle après la dissolution de 2024. Les médias qui aiment tant les slogans mettent en scène « la France des tours contre la France des bourgs ». La bataille stratégique qui se joue entre Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin porte désormais un nom. Le Picard ne lâche pas sa ligne, mais il brûle intérieurement. Il ne supporte pas les critiques, notamment celles qui viennent de ses copains d’avant, ceux de la gauche radicale qui le classent du côté des traîtres à cause de sa rupture avec la France insoumise et de son nouveau style qui plaît aux puissants – lesquels le classent désormais dans le camp des raisonnables.

Les militants des quartiers populaires élèvent aussi la voix. Pourquoi le député est-il au sommet de la barricade pour défendre les petites gens des campagnes et les salariés en lutte, mais pas lorsqu’il s’agit de parler au nom des victimes de racisme ou de violences policières ? Le fondateur de Fakir évolue comme un poisson dans l’eau dans une usine au milieu des ouvriers, avec un mégaphone. La politique comme il l’a toujours imaginée, fantasmée. Mais il est beaucoup moins à l’aise dans une cité. Il a longtemps été persona non grata dans celles de sa ville, à Amiens. Le fils d’ingénieur a pourtant cherché à les comprendre et a même publié un livre à leur sujet, Quartier Nord. Un acte raté. Des embrouilles ont éclaté. Une plainte en diffamation a été déposée par le gérant d’une société de sécurité qui, malgré l’utilisation d’un nom fictif dans l’ouvrage, a tout de suite reconnu son entreprise – accusée d’être une « milice privée » à la solde de la mairie. L’auteur a été condamné.

Le drame intérieur, ce n’est pas seulement de ne pas avoir la gamelle remplie.

François Ruffin

Paradoxe de la situation : Ruffin cherche à grappiller des voix dans les bourgs, mais c’est entre les tours que le député a toujours fait ses meilleurs scores. Il n’aurait jamais été élu sans les habitants d’Amiens Nord. Un matin, à la fin de son premier mandat, il m’invite chez lui, dans sa petite maison à Amiens. Je regarde toutes les photos accrochées sur les murs de sa cuisine. Des souvenirs et des sourires en pagaille. Nous jetons ensemble un regard dans le rétroviseur pour envisager le futur.
« François, comment gères-tu le passé et ses failles ?
— Je crois qu’il faut garder la trace, la mémoire de tous les épisodes qu’on a vécus afin d’être en empathie avec les gens qui vivent ça. Sinon, tu ne comprends pas, tu vois. Tu ne comprends pas les mecs qui sont dans la galère. Le problème, ce n’est pas seulement la situation matérielle. C’est aussi la posture spirituelle du comment tu vis, comment tu composes avec toi-même. Le drame intérieur, ce n’est pas seulement de ne pas avoir la gamelle remplie.
— C’est-à-dire ?
— La mienne, par exemple, était pleine, mais j’ai eu le temps de vivre avec la haine de moi-même. Je ne veux pas effacer cette trace. Je veux la garder présente pour comprendre. Je veux la garder afin de trouver les mots justes et éventuellement – j’espère – peut-être un jour concevoir des solutions justes pour ceux qui vivent ça. »

Piqué par le pire des poisons

Retour au tribunal correctionnel de Paris en novembre 2024. Le témoin remercie les juges. Bernard Arnault quitte la salle d’audience sans le moindre regard pour François Ruffin. La police escorte le milliardaire. Il disparaît. La presse se tasse dans les couloirs. Elle attend le Picard. Le voilà : il retire sa veste. Ça crépite. La gloire est belle. François Ruffin joue son meilleur rôle : le petit contre le grand. Il évoque les réponses et les vents de Bernard Arnault à la barre. « Comme par hasard, il ne savait rien, il ne décidait de rien… c’est un mensonge. » Et n’oublie pas l’essentiel, l’invitation de Bernard Arnault à prendre un café avec des frites. Il accepte sans hésiter, bien évidemment.

Le quadra a un plan derrière la tête, celui d’inviter le milliardaire dans le Nord afin de lui faire rencontrer les déclassés, les dégoûtés et les familles sur le carreau. Mais surtout il veut le convaincre de construire des usines et embaucher les « gens du coin ». Un happening comme il les aime. Et déjà il sautille comme une sauterelle, content de son coup sous l’œil des caméras. Il s’enflamme, même si, pour le moment, Bernard Arnault lui propose seulement un rendez-vous dans ses bureaux parisiens.

François Ruffin, qui suscite à la fois espoir et défiance à gauche, peut-il être le prochain porte-drapeau de tout un camp ? Peut-on se fier à quelqu’un qui tire les rideaux à la moindre secousse ? Les questions se posent parce que le député a été piqué comme tous les autres dans le milieu par le pire des poisons : la présidentielle. Il y pense lui aussi « le matin en [se] rasant ». Pourquoi ne se déroberait-il pas une fois encore, comme en juin dernier ? La vérité est peut-être ailleurs. François Ruffin est devenu quelque chose, voire quelqu’un, comme il en rêvait enfant. C’est déjà grand pour celui qui a eu le temps de vivre avec la haine de soi, même s’il refuse cette vérité. Car son futur, il le dessine autrement : il se voit encore plus grand. Mais il devra se faire violence pour balayer les fantômes du passé, affronter les tempêtes sans se dégonfler et monter dans le prochain train.

Gauche cherche prophète

La révolution, le communisme, l’universalisme ne fédèrent plus à gauche. Pour prendre des décisions, nous avons besoin, en tant qu’individus et citoyens, de nous projeter. Nous avons besoin d’un futur, imaginé, désiré. Quel projet collectif et attractif imaginer ? De nouveaux hérauts sont-ils nécessaires ? Pour son numéro de printemps 2025, la revue XXI s’est lancée dans cette quête d’un candidat-prophète. Et s’est penchée sur trois cas emblématiques. Celui d’Éric Benzekri, le scénariste de Baron noir – l’homme, qui écrivait dans sa jeunesse des discours pour le PS, murmure aujourd’hui à l’oreille des politiques. Celui d’Azzedine Zoghbi, ancien directeur de la MJC d’Orly, figure de l’éducation populaire à l’heure de la naissance du rap français. Celui enfin de François Ruffin, incarnation d’une troisième voie défendant « la France des bourgs » contre « la France des tours ».

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