Et Wagner créa la Russafrique

Écrit par Florent Vergnes Illustré par Vincent Roché
En ligne le 01 novembre 2022
Et Wagner créa la Russafrique
Sur le continent africain souffle un vent nouveau venu de l’Est. De la Centrafrique au Mali, il a porté des centaines de mercenaires russes. Engagés d’abord dans la formation de militaires, les « musiciens » de Wagner rejouent un air qui rappelle les heures les plus sombres de la Françafrique. Ils transforment les pays en laboratoire de la déstabilisation de la présence occidentale, happant une flopée d’humains, victimes ou bourreaux d’une nouvelle forme de diplomatie.
Article à retrouver dans la revue XXI n°60, Russafrique
47 minutes de lecture
Chapitre 1

Un bonhomme de neige au mois d’août

Chapitre 1 Un bonhomme de neige au mois d’août

Il y a des coups de téléphone qui changent une vie. Il n’y avait pas d’embruns à ­Bangui quand le mien a sonné ce 30 juillet 2018. C’était en fin d’après-midi. Au milieu du concert de klaxons, dans une atmosphère rouge et moite, j’essaie d’entendre ce que me dit un ami des Nations unies au bout du fil. Il est rassuré de me savoir en vie ; ses collègues ont découvert des cadavres à 150 kilomètres de la capitale, des journalistes visiblement. La chaleur est écrasante. À peine ai-je raccroché que je reçois en photo leur carte de presse souillée de sang, leur voiture criblée de balles, leur corps gisant dans la poussière rouge. Je me souviens d’un frisson glacé qui me traverse, malgré les 40 degrés. On les identifie grâce aux photos. Trois vidéastes russes. Orkhan, Aleksandr et une silhouette très mince aux cheveux rasés, ton frère, Kirill.

Coup de fil à leur rédaction pour annoncer la nouvelle. L’équipe est mé­dusée par l’info, que j’ai aussi du mal à croire. Je demande ce qu’ils faisaient ici ; long silence… « Ils enquêtaient sur Wagner… Je vous rappelle. » Les histoires de morts spontanées d’opposants et journalistes russes, j’avais l’habitude d’en lire dans les journaux, toujours avec ce léger doute. Là, je la prends en pleine poire. On savait que ça puait. Je savais qu’avec ce coup de fil j’avais les deux pieds dedans. En raccrochant, je regarde la poussière qui volette autour de moi. Wagner… Sans trop savoir pourquoi, ce nom me fait flipper. Dans ma tête, Bangui vient de se retourner comme une boule à neige géante.

Kirill a pris deux volées de balles. Double dose. Tu connais ton frère par cœur, tu sais qu’il ne lâche rien, tu penses qu’il s’est battu.

De l’autre côté du globe, toi, Roman, tu regardes Bad Lieutenant, d’Abel Ferrara. Crime organisé, viol de vierge et assassinats mafieux… Cinéphiles, ton frère Kirill et toi aimiez ce film pour son côté sombre ; tu le montrais à ta famille pour penser à lui. Il rappelle étrangement l’atmosphère politique de la Centrafrique à ce moment-là ; pays où ton frère vient de partir et dont tu ne connaissais rien. En vacances dans le sud de la Russie, tu profites de l’agréable été. Un parfum d’embruns et de fleur d’acacia emplit l’air frais, ton téléphone sonne, ta famille s’effondre.

On apprend que Kirill a pris deux volées de balles. Double dose. Tu connais ton frère par cœur, tu sais qu’il ne lâche rien, tu penses qu’il s’est battu. Tu n’aimes pas ce mot. Tu me dis que toi, Roman, tu ne te bats pas pour lui. Tu penses faire bien peu de choses, que ton père est celui qui se bat, monte des pétitions, rencontre des diplomates. Il n’a pas peur. Toi, tu vois surtout ce qui n’a pas été fait. Tu harcèles les autorités pour relancer une enquête au point mort et éviter qu’ils falsifient le dossier. 

À Bangui, on peut tout falsifier, tout corrompre… Il se dit même que la ­Centrafrique est un pays qui n’existe pas. Si c’est le cas, je dois être fou, car j’en connais un peu le décor pour y avoir été correspondant. Un décor difficile à cerner depuis ta banlieue de Moscou. Mais je peux tenter de te raconter ce que j’y ai vu, t’aider à visualiser cette pièce macabre dans laquelle Wagner a pris le premier rôle, transformant le continent en laboratoire de la guerre.

Ennemis invisibles

Tout commence par des bruits au milieu de la brousse… « Bop, bop, bop ! » Dans les buissons de marguerites jaunes, des figures bougent. Un soldat centrafricain surgit, maquillage aux joues, des fleurs qui pendouillent du casque. C’est une formation commando. « Bop, bop ! » 

Janvier 2018, les nouvelles recrues simulent des tirs avec des bouts de bois, en imitant le bruit des balles. En ligne droite, jeunes, vieux, maigres et gros rampent dans la boue, branches sous le bras, pour tuer des ennemis invisibles. Par 38 degrés, les formateurs de l’Union européenne tentent de professionnaliser une armée qui n’y croit pas elle-même, détruite par des années de conflits fratricides. « Fin de l’exercice ! Garde à vous ! », crie un colosse au fort accent portugais, en nage dans son treillis. Bâtons à l’épaule, les bleus tentent de tenir le rang. On leur enseigne les déplacements tactiques. 

Alors que les fougères viennent chatouiller le menton des recrues, devant le rideau végétal, le formateur, droit comme un i, me vante les mérites de la méthode européenne. En aparté, Opportun, un jeune militaire centrafricain maigre et élancé, me glisse : « Et comment on tue un ennemi avec un bâton ? En lui disant “bop, bop” ? » Ces formateurs européens ont remplacé les éléments de l’opération « Sangaris », septième intervention française dans le pays, autant d’espoirs déçus, partis cette fois-ci en catimini en 2016. Ils se retrouvent à former l’armée avec les moyens du bord car, suite à la guerre civile de 2013, les Nations unies ont imposé un embargo sur la Centrafrique. Aucune arme ne peut légalement entrer dans le pays. Au milieu de la forêt équatoriale, ça grince des dents dans les rangs. Sans fusils et acculés par les groupes armés, Opportun et ses compagnons banguissois fulminent, convaincus d’avoir été abandonnés par la France.

C’est sur ce prologue que les bourreaux de ton frère entrent en scène, déguisés en VRP. En 2016, la France saisit une cargaison d’armes illégales au large de la Somalie, dont 1 500 kalachnikovs issues du terrorisme, coûteuses à détruire. L’idée est de les refourguer à l’armée centrafricaine. À l’ONU, la Russie s’oppose à la levée partielle de l’embargo. Paris pousse le président Touadéra à négocier avec un Vladimir Poutine isolé, qui tente de se remettre de l’échec de la Crimée, deux ans plus tôt. Un président à la recherche de soutien international, qui tourne la tête vers l’Afrique et la fenêtre restée ouverte de la grande maison close de la France. C’est l’occasion rêvée.

En décembre 2017, un avion-cargo ­Iliouchine de l’armée russe se pose sur le tarmac banguissois rouge de poussière, et déverse 170 instructeurs civils, cinq militaires et 5 000 pétoires dans une ­Centrafrique sous embargo. Kalachs, armes de poing, lance-roquettes… Les Français regardent le loup ouvrir le portail de la bergerie, impuissants. Vus depuis Bangui, les Russes en Afrique, c’était un peu imaginer un bonhomme de neige en plein mois d’août.

Quand on nous annonce leur arrivée, on n’y croit pas vraiment. ­Pourtant, tu t’en souviens, toi, des ­campagnes de ­propagande des années 1980 à Moscou. De l’URSS, qui tente de happer les pays nouvellement libres à grands coups de formations militaires. Centrafrique, Angola, Mozambique, Mali… De Bangui à Bamako, on s’en souvient aussi très bien. Ex-­généraux, vieux présidents… sur tout le continent, ils sont nombreux à avoir embarqué dans les Antonov pour aller faire leurs classes les pieds dans la neige. Certains en sont revenus bilingues. Les Russes vont alors exhumer une image d’Épinal poussiéreuse, du soldat soviétique prêt à mourir pour sa patrie. 

La Russie est entrée dans la diplomatie africaine en capitalisant sur les frustrations nationales, alimentées par les conflits et le cynisme des anciens colonisateurs. 

Des fleurs au casque et des étoiles dans les yeux, Opportun termine : « Les ­Européens nous enseignent les droits de l’homme, les Russes nous aguerrissent. » Voilà comment la Russie est entrée dans la diplomatie africaine contemporaine, en capitalisant sur les frustrations nationales, alimentées par des années de conflit et une belle dose de cynisme des anciens colonisateurs. Du Mali à la Centrafrique, en passant par le ­Soudan et la Libye. Janvier 2018, en parallèle des « bop, bop » de l’Union européenne, les dénommés « instructeurs civils » russes entament leurs propres programmes de formation militaire. Saut au-dessus de barrières enflammées, cabrioles sous un camion Ural en marche, cassage de briques avec les mains. De loin, l’entraînement russe ressemble à un numéro des frères Fratellini. De près aussi. Mais pour les Centrafricains, c’est l’occasion d’avoir enfin des armes en main. Des armes neuves. Des armes russes.

Dans la capitale, le bruit de leurs bottes éveille les curiosités, même si à ce moment-là tout est opaque : le gouvernement parle alors d’un partenariat avec l’armée russe, les ministres répondent évasivement à nos questions. On ne savait pas vraiment qui ils étaient. Tu aurais dû les voir, les « instructeurs civils », en treillis, AK-47 dans le dos, Jolly Roger sur les casquettes, quelques runes nordiques aux relents néonazis sur les vêtements et les camions, à l’arrière des pick-up style Crocodile Dundee, des entrelacs de croix gammées sur le bras, en train de comparer le prix du PQ au supermarché ou attablés au restaurant libanais… 

« Évitez les putes et les partouzes »

Quand un énorme gars débarque au Grand Café, je baisse les yeux sur mon kebab au poulet, pas très à l’aise à la vue du Glock glissé dans son caleçon. Collier de barbe à la mode tchétchène, pantalon à poches, des épaules de déménageur à la bedaine de garagiste… derrière mon sandwich qui dégouline, je me dis que ce gars dégage tout sauf le militaire professionnel ou le civil lambda. Son col sent plus la poudre que l’amidon.

Je me souviens que, lorsque l’ambassadeur de France m’a reçu la première fois, son seul conseil était : « Faites profil bas, évitez les putes et les partouzes. » Il n’avait pas tort, il faut croire… car les premiers visages russes commencent à apparaître sur l’application de rencontre Tinder. Grâce à ça, on identifie des gars vus lors ­d’exactions en Syrie. Nos intuitions se précisent. La Wagner est arrivée en Centrafrique.

On veut aller les voir, ces Russes. Leur demander naïvement qui ils sont. Alors, deux de mes collègues et moi sommes allés frapper aux portes de leur tanière, un an avant que Kirill et ses collègues fassent de même, la veille de leur disparition. Toi qui désirais savoir ce que ton frère avait vu lors de son voyage, laisse-moi te décrire la route. Les cases rouges aux toits de paille, les immenses troncs de moringa dans les grandes plaines vertes, un sentiment d’être au milieu de nulle part. Beaucoup d’appréhension, un filet d’excitation et un soupçon de peur : la recette parfaite de la montée d’adrénaline qui m’accompagne durant les deux heures sur le goudron défoncé conduisant au palais de Berengo, où les instructeurs mènent les formations. 

Aujourd’hui, faste et superbe ont laissé place aux barbelés rouillés. Les murs lézardés, envahis par la végétation luxuriante, se dressent comme une enceinte de prison.

Je pense que Kirill a dû ressentir le même malaise que moi, quand il s’est retrouvé face à l’immense portail rouillé de l’ancienne résidence de l’empereur Jean-Bedel Bokassa. Je ne sais pas s’il connaissait le personnage et l’histoire de son palais de béton et de plâtre moulé, vestige de la gloire passée du pays, mais Bokassa incarne à la perfection la Françafrique. Carrière sous les drapeaux de l’Hexagone, fait président à la suite d’un coup d’État en 1966, couronné empereur en 1976 dans un faste napoléonien en papier mâché puis, après trois ans de règne, destitué en quatre heures par les forces spéciales françaises. L’opération la plus courte de l’histoire du mercenariat. 

Mais aujourd’hui, faste et superbe ont laissé place aux barbelés rouillés. Les murs lézardés, envahis par la végétation luxuriante, se dressent comme une enceinte de prison. On frappe. « Bara mo »« bonjour » en sango – au militaire centrafricain qui passe la tête par la porte, tout penaud. Ça se referme. Vient un Blanc, pâle, maigre, limite maladif, le treillis dépareillé, kalachnikov en bandoulière. « Ya gavariout pa fransuski », dit mon collègue – « Je ne parle que français. » Le gars répond en russe. Utile. Après quelques minutes d’hésitation à se regarder bêtement, il finit par photographier nos papiers. Malaise au creux de l’estomac. « No interview, no video, no photo. » On entre. 

Un autre vient. Jeune, mulet brun mais bords du crâne rasés en un dessin tribal un peu ringard. Il est tout sourire, s’appelle Sergueï et vient de Moscou, dit-il. Il tente des blagues en anglais, nous dit qu’il aime le foot et nous demande si on parle farsi. Son pote, la soixantaine, rigole d’une bouche sans dents. Cette impression d’être un os dans un chenil s’estompe. Devant nous, une large avenue poussiéreuse de latérite. Aux abords, des bâtiments délabrés au milieu d’une jungle luxuriante et quelques tentes rapiécées. Quand ton frère est venu, un an après moi, je me demande s’il avait lui aussi l’impression de s’être retrouvé dans Indiana Jones.

Au bout de l’allée, une dizaine de Russes qui nous regardent avec la même curiosité que nous. Gros et maigres, blonds et bruns, glabres et barbus, aux yeux bridés ou ronds… tout un mélange de personnes dont le seul attribut commun est de porter des treillis élimés. Ça paraît tellement surréaliste que, à ce moment-là, je me dis que la situation aurait pu être bien pire. Que les gars ont juste l’air un peu paumés, pas de mauvais bougres. Ils ont même l’air heureux de nous voir. Alors qu’on se décontracte et entame la conversation, un malabar en retrait, regard fermé, se hâte vers ­Sergueï, lui glisse un truc et repart. Les sourires disparaissent. On nous laisse le droit d’aller voir le mausolée de Bokassa, puis on doit partir. Nous voilà, trois couillons, mains jointes dans le dos, devant l’immense statue de bronze de l’empereur, « qu’est-ce qu’on fout là ? » nerveux, on essaie de ne pas rire.

Mecs sans le sou

Demi-tour. Quelques militaires centrafricains nous toisent, médusés. « Spassiba », fracas du portail qui se ferme. En chemin vers Bangui, dans la voiture, un collègue surexcité me dit « C’est les Spetsnaz ! » – forces spéciales russes. Je me rappelle le mec sans dents et son pote au mulet. « Non, c’est des tocards. » Je repense aux tentes de fortune, aux conditions de vie qui avaient l’air précaires. Sur le moment, je n’imagine pas que nous avons affaire à des tueurs sanguinaires, plutôt à des mecs sans le sou. Mais avec le recul, je me dis qu’on n’était pas loin de l’inconscience. La pression retombe dans la voiture, on en rigole. Après la disparition de Kirill et ses collègues, on s’est longtemps demandé si le fait qu’ils soient venus tirer la queue de l’ours dans sa tanière, un jour avant sa mort, n’avait pas scellé leur sort. 

Tu m’as raconté avoir pris le bus une fois depuis Moscou vers le sud de la Russie, pour te rendre dans ta famille, une dizaine de jours avant ce triste soir. Tu avais rencontré des Kazakhs d’Astrakhan, des villageois. Ils t’expliquaient comment des petits gars de leur bled étaient partis en Syrie pour éponger des dettes, et en étaient revenus avec un petit pactole. Je reconnais dans cette description ma première rencontre avec les mercenaires de Wagner. Étrangement, tu parles de « service militaire ». Entre eux, les combattants préfèrent parler de « compagnie » ou de « musiciens », en référence au compositeur Richard Wagner.

Le mercenariat, c’est aussi une histoire de point de vue. D’ailleurs, tu m’as dit que Kirill était en Syrie en tant que journaliste, pendant une opération qui a vu les mercenaires de Wagner se faire écraser par les États-Unis. Une opération de nuit, une opération suicide. Le Kremlin passe le carnage sous silence, les journaux évoquaient 200 morts ; ton frère, lui, parlait de 600 individus. S’il ne tolérait pas les tortures et les massacres perpétrés par la « compagnie », il considérait qu’envoyer des jeunes à la mort constituait un crime tout aussi impardonnable. Nous les voyons comme des fous dangereux ; ton frère, comme des compatriotes. Ce qui le mettait en colère, c’était plus leurs commanditaires que ces petits gars paumés qui tentent de gagner leur vie.

Chapitre 2

Ça sonne faux à Bangui

Chapitre 2 Ça sonne faux à Bangui

Les commanditaires… un nom commence à résonner dans le brouhaha banguissois. Ce même nom courait déjà sur les lèvres, de Khartoum à Tripoli, jusqu’à Washington et on l’entendra même à Bamako. Ce nom, tu le connais très bien : Evgueni Prigojine. Considéré par la CIA comme le directeur de Wagner, l’oligarque a débuté sa carrière en 1990 avec un restaurant de hot-dog, puis a prospéré dans la logistique et l’événementiel pour les réceptions du Kremlin. En 2013, il se spécialise dans les actions de désinformation de grande envergure et les opérations paramilitaires en s’implantant dans le Donbass ukrainien, en Syrie et en Libye. De la ­saucisse au ­mercenariat, il n’y a qu’un pas. 

Juste en dessous se trouve Dmitri ­Outkine, directeur des opérations. Ses épaules musculeuses tatouées du sceau de la Waffen-SS sont venues plusieurs fois entre 2018 et 2020 prendre l’ombre sous les manguiers de l’état-major centrafricain, bien loin du froid de Saint-Pétersbourg d’où il est lui aussi originaire. Et pour finir, Evgueni Khodotov, ancien membre des forces de sécurité de la même ville. Il s’est, entre autres, spécialisé dans les pierres précieuses. Il a déjà fait ses classes au ­Soudan avec une société aurifère et ouvre, en octobre 2017, une société d’extraction de diamants à Bangui.

Mélange des genres

Plus on creuse, plus on découvre des choses. On apprend que les Russes, eux aussi, creusent. Un peu partout. Dans les concessions minières que le gouvernement leur octroie ou en zone de conflit, là où le diamant est illégal. Sous couvert de convoi humanitaire, Wagner se balade de ville en ville en hélicoptère ou en camion, se rapproche des chefs des groupes armés mafieux et entame des sondages géologiques. Dans une vidéo de promotion, entre deux distributions menées par des armoires à glace, on voit un jeune type rasé, en treillis, jongler avec des machettes. Derrière ces convois, ce sont des centaines de nouveaux mercenaires et leurs armes qui passent illégalement la frontière entre la Centrafrique et le Soudan, et commencent à créer des bases opérationnelles un peu partout dans le pays. Ils s’établissent notamment à ­Ndassima en 2018, une mine d’or artisanale à l’est où ils entament une cohabitation avec les groupes armés. Quand il s’agit de ­précieuses petites pierres, le mélange des genres ne leur fait pas peur.

Le diamant centrafricain a toujours fait tourner les têtes et les rotatives. Alors quand mes collègues et moi sortons l’histoire dans les journaux, ça s’emballe à Bangui. Les journalistes internationaux défilent dans la capitale pour essayer de parler aux gens qui ont vu l’ours, le prendre en photo, ou récupérer une exclusivité des ambassades occidentales. La presse titre sans retenue sur la « nouvelle guerre froide », et les articles sur le diamant s’enchaînent.

Pour avoir sillonné les principales zones diamantifères de Centrafrique, je sais que les gisements des ressources fossiles y sont fantasmés.

Nos articles finissent par atteindre ­Moscou, où Dossier Center, le site d’investigation d’un oligarque russe d’opposition, mandate Kirill, Orkhan et Djemal pour enquêter dans le pays qui n’existe pas. ­Juillet 2018, ton frère se pose sur le tarmac de Bangui M’Poko. J’imagine facilement son étonnement derrière son hublot, à la vue de ce petit aéroport qui semble perdu au milieu de rien. Les momies de coucous décrépis, ensablées depuis des décennies, les cargos logistiques des ONG jaunis par le soleil et la poussière, et parfois un gros Iliouchine qui fait passer les hélicoptères des Nations unies pour des jouets. Quand la porte s’ouvre, la chaleur de plomb l’écrase. Puis la poussière lui pique les yeux. L’odeur de la fumée le prend enfin à la gorge. Quand il traverse à pied le tarmac d’un pas lent, le soleil lui hurle dessus. Il part enquêter du côté de Ndassima, à propos des bruits de cuisine entre les hommes de Prigojine, les groupes armés et le gouvernement. 

Pour avoir sillonné les principales zones diamantifères de Centrafrique, je sais que les gisements des ressources fossiles y sont fantasmés. Dans les faits, il s’agit d’exploitations artisanales dans des zones difficiles d’accès, ouvertes à coups de barre à mine, au fond desquelles repose du diamant alluvionnaire. Si un exploitant du nord du pays peut sortir de terre un bocal par mois, ça reste difficilement rentable pour une entreprise internationale ou un État. Ici, les principales richesses sont le bois et le bœuf. Mais c’est surtout l’absence de droit et la corruption généralisée qui attirent les entreprises, leur permettant de blanchir leur argent en toute intimité.

Faste kitsch

Fort de ce constat, je me demande ce qu’ils foutent là, ces mercenaires. À notre grande surprise, ils décident enfin d’ouvrir la communication aux journalistes. Pour moi, c’est donc la première rencontre avec le conseiller spécial à la défense, Valery Zakharov, représentant des instructeurs civils russes en Centrafrique auprès du président Touadéra. Rendez-vous est pris au Ledger Plaza, hôtel aux murs en faux marbre, serveurs en costume de pingouin, avec son croque-monsieur à 15 euros, sa piscine, son casino, sa forte odeur de poussière et de colonialisme. Le faste kitsch y est tel que les rebelles en ont fait leur palais quand ils ont pris la capitale en 2013. Ils ne se sont pas trop trompés : le Ledger est le relais de la pègre internationale dans le pays, l’endroit où les trafics mafieux de la région se scellent d’une poignée de main. Chaque fois que ça sent le soufre, les rendez-vous se passent au Ledger.

Alors quand je pénètre sur la terrasse en teck, je ne suis pas étonné d’y voir Zakharov ; un homme massif, qui se lève en équilibre précaire sur deux guiboles, tout le poids réparti sur le haut du corps. Tu me disais qu’il n’avait pas l’air d’un type méchant. Tu n’as pas dû voir beaucoup de James Bond… Dans les couloirs, il se murmure qu’il a tendance à pointer son 9 mm un peu trop facilement sur le front des outsiders du gouvernement.

Les yeux bleu argent, une tête sans cou enfoncée dans ses épaules, Zakharov a le sourire aussi chaleureux que Poutine, avec qui il partage quelques traits. Il est accompagné de son traducteur, Dimitri. Ce soir-là, à l’heure même où ton frère est tué, Zakharov, penché de tout son poids sur son Perrier citron, me dit : « Nous, ce que nous voulons, c’est déployer l’armée à la frontière du Tchad. Mettre en place des accords de paix. Pourquoi pas essayer de calmer les tensions entre éleveurs et agriculteurs. » Merde, c’est que le gars connaît bien son dossier. S’il n’a pas l’air au top physiquement, son regard brille d’une intelligence peu commune. J’aime bien le personnage. « Et pour le diamant ? » Avec une sincérité étonnante et un sourire suffisant, il me glisse : « On a fait des explorations géologiques, il n’y a pas de kimberlite ici. Ce n’est pas très intéressant pour une exploitation commerciale. » On est d’accord là-dessus. Il hausse les épaules, la bouche de travers « On verra… »

Il est interrompu par un appel. Alors que trois journalistes se font abattre à bout portant un peu plus au nord, et que tu finis Bad Lieutenant, je range mes affaires et retourne chez moi, plus perdu qu’avant. Si ce n’est pas pour le diamant, alors encore une fois, qu’est-ce qu’ils foutent là, ces Russes ? 

Je ne t’apprends rien, en brousse le carburant représente un meilleur butin que des caméras.

La suite de l’histoire, Roman, tu ne la connais que trop bien. Kirill, Orkhan et Aleksandr, laissés dans la poussière et les hautes herbes à Sibut, 200 kilomètres au nord-est de Ndassima, leur destination initiale dont ils ont été détournés. La caméra cachée dans le rétroviseur de la voiture, disparue. Les jerricans de carburant, encore là. Le chauffeur s’en sort miraculeusement. La version officielle parle d’une attaque de bandits parlant arabe. Je ne t’apprends rien, en brousse le carburant représente un meilleur butin que des caméras. Et bien peu parlent arabe au quotidien en ­Centrafrique, on n’est pas en Syrie. À la barrière de la ville de Sibut, les militaires centrafricains disent avoir vu une voiture conduite par un gendarme qui trimballait trois Blancs revenir dans l’autre sens, une heure après le passage de ton frère. 

Guet-apens

Au lendemain de leur mort, dans le bâtiment au poétique nom de « building administratif », je retrouve le conseiller spécial Valery Zakharov, accompagné de Viktor Tokmakov, chargé d’affaires russe, et Ange-Maxime Kazagui, ministre de la Communication centrafricain, tous trois aussi gais que pour une cérémonie de crémation. Ils sont tendus. Mon collègue journaliste pose la question fatidique : « Êtes-vous impliqués dans la mort des trois journalistes russes ? » Cabrioles. « Nous allons faire la lumière sur cette affaire et engager une enquête judiciaire. » Le gouvernement russe n’en fera rien. Toi, tu commenceras ton combat à Moscou. Tokmakov te dira quelques jours plus tard que la route où ton frère est mort est considérée comme « sûre ». Lui-même, à mon avis, était dépassé par l’arrivée de Wagner.

Ria Fan, média de propagande en ligne d’Evgueni Prigojine, est vite pointé du doigt. Un de ses journalistes est accusé d’avoir mis en contact ton frère et son équipe avec un inconnu qui les a guidés jusqu’au guet-apens, par le biais d’une messagerie instantanée. Le site d’investigation Dossier Center pour lequel ton frère travaillait nous dira que ce journaliste est un spécialiste des fake news, qu’il fabrique des histoires de toutes pièces en Syrie à la gloire de la Russie.

Pour allumer des contre-feux, Ria Fan se met alors à créer des théories fumeuses ou monter des témoignages à charge, accuser ton frère et son équipe d’être des amateurs, les journalistes français, des meurtriers. Wagner entre dans une guerre informationnelle et va sérieusement faire turbiner la machine à propagande, quitte à se contredire parfois. À ce moment-là, je ne compte plus le nombre d’appels et de messages de journalistes russes qui ont essayé de se procurer des infos, m’en donner des fausses ou tenter de me prêter des propos délirants.

On dit « les musiciens » ou « W » 

Dans la chaleur banguissoise, les accusations publiques et la paranoïa rendent l’atmosphère déjà chargée encore plus lourde. Des voitures blindées commencent à nous suivre. Quand on marche dans la rue, on jette des coups d’œil par-dessus nos épaules. On apprend que Wagner se dote de systèmes d’espionnage de données. Quand on s’écrit, on ne prononce plus leur nom, mais « les musiciens » ou simplement « W ». 

Je dois t’avouer, Roman, que ton tout premier message m’a foutu les jetons. En ces temps-là, le cyrillique me déclenchait une réaction épidermique. Pour moi, les Russes de James Bond, déjà peu servis par le narratif occidental postguerre froide, étaient devenus effrayants. Tous. C’est con. T’es Russe, toi aussi. 

Tu me dis que, depuis le départ de Kirill, tu remarques maintenant plus facilement les ficelles de la propagande. Tu ne cherches plus la vérité, tu veux une version « purifiée » de l’histoire. Tu as raison, car ici, la vérité n’existe plus. Chaque bouche donne la sienne, au gré de ses besoins et intérêts. Dans cette cacophonie, en tant que journaliste, je suis le premier que l’on tente de manipuler. Et si l’art du mensonge et du non-dit est maîtrisé par les élus, les diplomates, les ambassades et la population, la propagande russe n’a pas arrangé les choses. Durant la période qui suit la mort de ton frère, Wagner et les ­Occidentaux commencent à jouer une musique bien dissonante. De tous les côtés, ça sonne faux à Bangui.

Pour le Quai d’Orsay, le dossier centrafricain est alors loin d’être la priorité. Bosser dessus est devenu un bizutage, les jeunes diplomates y restent souvent moins d’un an.

Sur les réseaux sociaux apparaissent des contenus sponsorisés sur le néo-­colonialisme de la France et de ses alliés, sur leurs relations avec les groupes rebelles mafieux. Une usine à trolls – des faux comptes Facebook –, chapeautée par une cellule de communication formée par les Russes, est ouverte en périphérie de ­Bangui. Elle bâtonne publications et commentaires sur les réseaux sociaux, à coups de montages grossiers sur de prétendues exactions françaises : femmes et enfants violés, uranium et or volés, parfois même des accusations de sorcellerie. D’un autre côté, ces comptes vantent les mérites du président Touadéra, leader panafricaniste qui a su déjouer le complot de l’Occident. Dans les premiers mois, la réponse française en ligne est inexistante. Il faut dire que, pour le Quai d’Orsay, le dossier centrafricain est loin d’être la priorité. Bosser dessus est devenu un bizutage, les jeunes diplomates y restent souvent moins d’un an. 

Depuis la fin de l’opération Sangaris en octobre 2016, plus personne ne s’intéresse à Bangui ou n’y investit, le terrain est devenu chasse gardée d’une extrême droite vieillissante, vieux barbouzes et anciens mercenaires déjà ensablés. Et à l’état-major français, on préfère la poudre virile et guerrière aux claviers de la lutte informationnelle, considérée comme lâche et de seconde zone. Mais forcé par le déluge qui inonde la toile africaine, Paris décide d’ouvrir ses propres usines à trolls, pour « débunker », vérifier et contredire, le narratif russe. Parfois, tu me demandes si tu peux faire confiance à tel ou tel ­Centrafricain sur Facebook. Je n’en sais rien. ­

L’armée ­française va mandater in situ des gens pour créer des comptes ­Facebook et Twitter, parfois maladroits, flirtant souvent avec la réalité, débordant sur des propos homophobes, n’hésitant pas à utiliser la méthode Wagner, quitte à bafouer une éthique qu’ils ne cessent pourtant de revendiquer. La manœuvre éclate au grand jour quand, en 2020, Facebook clôture 150 faux comptes, dont 84 liés à l’armée française, et le reste aux Russes. Mais dans une ­Centrafrique où Internet est coûteux, la portée de la nouvelle guerre d’influence sur les réseaux reste minime. Créatifs, les Russes vont développer une stratégie plus pragmatique et bien moins onéreuse. 

Ainsi, quelques semaines après la mort de Kirill, dans un bar de quartier de la capitale, je décolle de la toile cirée Castel un journal incrusté par la bière. En une, trois Blancs, pas très à l’aise, posent au milieu d’enfants un peu perdus dans des t-shirts floqués « Russia 2018 » jusqu’aux chevilles, agrémentés de cœurs rouges. Derrière eux, un trampoline. En gros titre : « Merci la Russie ».

Les nouvelles armes russes : feux d’artifice, vieux blindés, mercenaires déguisés en père Noël et concours de miss. À l’ambassade de France, ça pouffe de rire. Mais sur le terrain, le trampoline fait mouche. 

La première action publique russe du XXIe siècle en Centrafrique, c’est donc un trampoline. Et quelques t-shirts aussi, offerts au lycée Elim Bangui M’Poko très exactement. Un ballon à la main, Valery Zakharov tente un sourire. Un exercice inhabituel pour lui. Voici les nouvelles armes russes : des feux d’artifice, des vieux blindés, des mercenaires déguisés en père Noël, concours de miss et spectacle de polka. À l’ambassade d’une France qui dit aligner des millions d’euros pour le développement, ça pouffe de rire : « C’est une offensive diplomatique à grands coups de rien ! » Mais sur le terrain, le trampoline fait mouche. Posant devant les babioles, le ­pasteur Guerekoyamé Gbangou, visage large, le cou enserré dans son col romain, déclare : « Le retour de la Russie inspire l’espoir. » C’est de cet espoir que les Russes vont abreuver les journaux, les bars et les maquis. 

Je rejette le journal sur la table. « Moi, ce qui me dérange, c’est qu’on ne sait pas lire leur écriture. » Bière Mocaf à la main, un professeur bien portant, affalé dans sa chaise en bois, m’expose son point de vue : « On va devoir parler russe, il faudra tout réapprendre. » Dans les écoles centrafricaines, on écrit français. Parler sango, la langue nationale, est passible de châtiment corporel. Les enfants ont moins de mal à mettre Bordeaux sur une carte que Tiringoulou.

Bouée percée

« La Constitution est française, notre droit pénal est français, nos lois sont françaises. Il va falloir apprendre le droit russe. » Un chauffeur de taxi attablé s’exclame : « Mais la France, c’est notre papa ; comment on peut laisser tomber notre papa ! » Un jeune prof, lunette de soleil sur le nez, col du polo retroussé, rétorque : « Oublier la France, c’est le prix à payer ! Les Russes vont nous coloniser et c’est tant mieux ! Moi, je suis prêt à donner les cours dans leur langue. » Les bouteilles vides s’amassent sur la petite table de bois. « Ils vont entraîner nos braves militaires. Les Français ont donné le pays aux rebelles en refusant de nous donner des armes. Ils nous ont abandonnés ! Les Russes pensent à nous ! Aujourd’hui on est dans le camp des vainqueurs. »

Il paraît que tu fais partie des vainqueurs, Roman. On en pense quoi, à ­Moscou, du sauvetage russe ? Tu me dis qu’on ne parle pas de tout ça, là-bas. Selon toi, citadin ordinaire de la banlieue, l’Afrique, c’est une personne que l’on rencontre parfois dans le métro, distribuant des tracts ou travaillant dans un petit magasin général bon ­marché. C’est déjà inhabituel, me dis-tu. Alors la ­Centrafrique… Pourtant, ses habitants, qui n’ont connu que la guerre et les trafics, veulent sortir de l’oubli. « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », ânonnait Sarkozy dans son discours de Dakar en 2007. La blague. Ici, il s’y noie. Dans ce bar, chacun porte le poids du passé sur ses épaules et un traumatisme dans sa tête. Et si la bouée de Wagner est percée, elle a l’audace d’exister. 

Les Russes le savent, et vont capitaliser sur cet amer espoir que les Centrafricains nourrissent derrière leurs bières tièdes, gazettes en main, en payant des journalistes banguissois 20 000 francs CFA, soit 30 euros, pour un article prorusse… l’équivalent d’un mois de salaire habituel. Ils vont créer en novembre 2018 la radio Lengo Songo qui permet, entre morceaux d’accordéon, cours de langue slave et flashs d’informations influencés, de toucher une plus large population. La propagande bat son plein, soutenue par le gouvernement et suivie par les habitants de la capitale qui veulent croire à un renouveau. J’ai vu la fierté revenir dans les rues de la capitale. Sur les poitrines des jeunes moto-taxis fleurissent les blasons Wagner à la tête de mort, dans les téléphones résonnent le titre « Leto y arbalet » – « l’été des arbalètes ». « Wagner est en route, là où les pièces de monnaie sonnent… j’étais en boîte à Tripoli, vol de Walkyries, J’ai dansé à Benghazi, Donbass, Palmyre. On frappe à la porte, on est là pour un concerto, Maestro ! » Le pire, c’est que j’ai fini par aimer cette chanson.

Chapitre 3

« Vive la Russie ! Vive Poutine ! »

Chapitre 3 « Vive la Russie ! Vive Poutine ! »

En janvier 2021, une coalition de groupes armés a lancé une offensive contre le régime du président Touadéra. Bangui est assiégé. Les « Maestro » montrent une autre facette de leur visage. J’ai vu Wagner aller « frapper aux portes » pour semer ce renouveau. Fini les formations et la protection de personnalités, Wagner prend les armes. Ce n’est pas autorisé par les Nations unies, mais qu’importe, dans les rues, il se dit qu’ils ont peut-être permis d’éviter le bain de sang d’un nouveau putsch. L’offensive de Bangui est alors pour moi l’occasion de les voir en action. Je peux te raconter les boutiques abandonnées, les paniers de tomates qui saignent sur le sol au milieu de douilles de la taille d’une main. Tout le monde court, ses biens sur la tête, fuyant les détonations assourdissantes. Pourtant, très vite, les rebelles sont en déroute. Le taf a l’air bien fait, Bangui est sauvé. Je pense à voix haute : « Les Russes ne sont pas si mauvais, au final. »

Je passe devant un bus civil criblé de balles, et vois deux corps de femmes cachés à la va-vite derrière des étals. Je déchante. Je dépasse un militaire qui tire à l’aveugle à l’arme antiaérienne au milieu de la colline et je monte une ruelle qui mène à la zone des combats. Au milieu de la foule qui s’agite autour d’un cadavre, je retrouve un des petits gars de Berengo, bien plus flippant une fois sur le terrain. Le visage masqué, grenades à la ceinture… Le changement est radical. Les habitants du quartier le hèlent en sango, « vive la Russie, vive Poutine », lui tente des blagues dans un français correct. Quand je m’approche pour photographier la dépouille d’un rebelle, la vingtaine, qui gît contre un mur, son visage sans regard me toise derrière d’épaisses lunettes tactiques noires. On reste quelques secondes sans bouger. Lui a une main sur son AK-103, moi sur mon appareil. Il finit par me dire « pas de photo ». J’avais bien envie de répondre « pas de pruneau », mais j’ai préféré décamper. 

Le mercenaire russe congédie les Syriens, qui s’éloignent en me jetant des regards noirs. J’en fais un rapide constat : les Russes et leurs supplétifs ne se comprennent pas.

Peut-être la connais-tu, cette odeur âcre de sang, de sable et de sueur mêlée à celle de la poudre carbonisée. Elle ne donne pas envie de s’attarder. De retour vers la voiture, en slalomant entre les étuis de gros calibres russes encore chauds, j’aperçois deux silhouettes qui se cachent dans une station-service défoncée. Sans trop réfléchir, je déclenche l’obturateur. Un des deux mecs gueule en arabe et me fonce dessus, main tendue. La peau tannée, barbe pointue au menton, vieilles baskets ternies et trouées dépassant d’un treillis trop large. Ce sont des Syriens. Ils ont l’air plus ­faméliques encore que les Russes. L’un me tient en joue avec un fusil d’assaut antique et décrépi, l’autre me choppe par le bras pour m’emmener vers un groupe de mercenaires masqués. Leur image en train de fracasser mon appareil photo, puis mes genoux, me traverse l’esprit. Là, je t’avoue que j’ai laissé échapper une petite goutte. 

Quand j’arrive à leur niveau, mon Syrien tente de s’exprimer. Je remarque qu’il ne parle qu’arabe. Les Russes le regardent, taiseux et pleins de mépris, alors qu’il tente de se faire comprendre avec gestes et borborygmes. Alors qu’il s’énerve, un mercenaire masqué se tourne vers moi : « No photo ? » Je lui montre l’appareil et lui réponds : « No photo. » Alors, d’un signe hautain du bout des doigts, il congédie les Syriens, qui s’éloignent en me jetant des regards noirs. J’en fais un rapide constat : les Russes et leurs supplétifs ne se comprennent pas. Un Casque bleu vient me chercher : « Tu es fou ou quoi ? Il faut pas parler à ces gens-là, ils sont dangereux. » Ces mercenaires syriens et libyens coûtent bien moins cher à Wagner. Beaucoup sont d’anciens bandits ou ex-militaires politisés, formés en moins d’un mois. Mais force est de constater que la logistique sur place a du plomb dans l’aile. 

Patchwork de guérilleros

Malgré tout, ce patchwork de guérilleros parvient à repousser les rebelles hors de Bangui, et c’est sur le front nouvellement conquis que je retrouve Zakharov, la mine dépressive, accompagné du Premier ministre, tous deux serrés dans leurs habits militaires et encadrés par des éléments de Wagner. C’est la victoire. 

Communication exige, j’ai le droit de photographier les soldats centrafricains, fiers, des lions peints sur les casques, des grigris autour du cou. « Boum ! » Une explosion toute proche me fait bondir. Un ami centrafricain, le lieutenant-colonel Obo (le nom a été changé) me glisse tout sourire : « Ah ! Ça, c’est une mine ! Imagine l’état du type… » Je lui demande s’ils en ont placé beaucoup. « Les Russes en ont mis partout sur les chemins de transhumance. » Faisant comme si cette information était tout à fait banale, je lui demande comment se passe la cohabitation. « Les Russes braquent les soldats quand ils sont fainéants. Ils sont violents, parfois. » Tu m’étonnes. « Mais ils nous apprennent à garder notre sang-froid. » Quelques mois après, je recevrai une vidéo d’un militaire qui se filme en train d’égorger un éleveur en brousse. 

Les Centrafricains n’ont pas eu besoin des Russes pour expérimenter la violence, trente ans de guerre s’en sont chargés. Mais si la notion de droits humains, pourtant inscrite dans la Constitution, s’est vidée de son sens au fil des putschs françafricains, la présence des mercenaires a permis de légitimer une violence d’État. « On parle le même langage. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », termine le lieutenant-colonel. Les accusations de viols, de tortures et d’exécutions sommaires vont suivre Wagner dans toute son expansion africaine. Mais ce n’est pas grave, pour les Banguissois, il y a une « omelette » à faire, et du Mali à la ­Centrafrique, Wagner promet des résultats, quitte à laisser des taches de sang ­indélébiles.

Polariser le conflit

Inspiré par cette victoire, Evgueni ­Prigojine, à Saint-Pétersbourg, finance le long métrage Tourist, remake du film de propagande chinois Wolf Warrior 2, retraçant le parcours d’une jeune recrue, qui, arrivée dans une Afrique dangereuse et fantasmée, tue les méchants rebelles sans foi ni loi, payés par un émissaire français. Au-delà du film de propagande à destination de l’Afrique, Tourist est aussi un moyen d’attirer de nouvelles recrues en mal d’aventure, d’héroïsme et d’argent, quand Wagner peine à grossir ses rangs. Tourné à Berengo, le film est projeté dans le stade national « 20 000-Places » de Bangui, devant des milliers de spectateurs arborant des t-shirts « Je suis Wagner » à l’effigie d’un militaire dans des gerbes de flammes, fusil d’assaut au poing, exaltant un virilisme qui est la marque de fabrique de la société, en parfaite résonance avec les discours de ­Vladimir Poutine. 

Il se dégage de ce nouveau narratif martial le besoin urgent de polariser le conflit, rendre la communication plus simple, celle des vilains rebelles éleveurs et musulmans contre un Bangui civilisé – balayant ainsi du revers de la main des problématiques sclérosées depuis des décennies entre le nord et le sud, et isolant la capitale du reste du pays. Il est bien plus simple de communiquer sur les réseaux sociaux quand il existe un gentil et un méchant – cela, on le sait depuis la guerre froide. 

Un des buts de Wagner est d’augmenter le champ d’influence d’un Kremlin qui ferme les yeux tant qu’il n’y a pas de trop de vagues susceptibles de l’éclabousser. 

Après la projection, l’équipe du film, des influenceurs, penseurs et lobbyistes d’extrême droite de la nébuleuse Wagner, assurent le service après-vente, expliquant comment la France soutient le terrorisme, attise les guerres de religion, pille les ressources d’un pays sans soutien, fomente des coups d’État, s’arrange avec la vérité. Rien n’est plus efficace que d’accuser son ennemi de ses propres maux. Ils vont déterrer les cadavres laissés par l’Occident depuis les années 1970, et nous expliquer comment Wagner peut faire le ménage à coups de mitrailleuse lourde. Tu me disais que le film avait été diffusé à Moscou. Tu l’as trouvé mal fichu, mal filmé, mais tu l’as quand même regardé pour voir les endroits où ton frère avait pu aller. Le virilisme exacerbé, le message manichéen, la violence providentielle… tu trouves qu’il n’y a rien de bon dans ce film, mais si son message te donne la nausée, il résonne avec force dans ce stade.

Après ça, il me paraît clair que Wagner à Bangui n’est ni plus ni moins qu’une entreprise privée qui s’achète un pays. Un de ses buts est d’augmenter le champ d’influence d’un Kremlin qui ferme les yeux tant qu’il n’y a pas trop de vagues susceptibles de l’éclabousser. Tu m’as dit que la mort de ton frère aurait pu avoir lieu n’importe où, en Syrie, au Soudan, mais que, ici, il est plus facile à ses commanditaires de contrôler la situation. Tu n’imagines pas à quel point tu as raison. Les rênes du pouvoir en main, ils testent, ils jouent, ils mettent en place un laboratoire à moindre coût, évaluant ainsi ce dont ils ont besoin pour faire vaciller une diplomatie française, omniprésente sur le continent, mais discréditée, à coups de trampoline et d’actions militaires coup-de-poing. Aussi, ils récupèrent des bras dans ces viviers de mercenaires bon marché, forgés par des années de conflits.

Pour payer ses soldats, Wagner va se servir sur la bête. Quelques diamants, un peu d’or. Mais l’eldorado africain ne tient pas ses promesses, et ils vont faire avec les moyens du bord. Ils s’essaient au trafic de bois, de viande de bœuf, de peaux et d’ivoire. Ils se mettent à taxer les routes qui mènent au Cameroun, comme les rebelles l’ont fait en 2013. Mais ça ne suffit pas, et les combattants, sans salaire, se retrouvent à vendre leurs boîtes de sardines sur les marchés, des matelas volés, parfois même des bouteilles d’eau vides. 

Hurlement sur une table d'opération

En brousse, les gars sont livrés à eux-mêmes, ravagés par le stress post-traumatique. À la mort de ton frère, tes dirigeants t’ont dégoûté par leur cynisme, mais sache qu’il n’est pas l’apanage des puissants. Dans une vidéo de Wagner postée sur Instagram, une jambe sans tibia, l’os à nu, s’agite dans les airs. Ce qu’il reste du jeune homme au bout hurle sur une table d’opération dans une tente obscure, pendant qu’une sorte de médecin essaie de lui faire un garrot. Le vidéaste, mort de rire, se fout de sa gueule.

Quelle valeur a leur vie ? Pourquoi aller sauter sur une mine posée par un autre gamin dans la brousse ? Selon toi, quel est le prix pour finir enterré aux abords d’un chemin, sous le soleil équatorial, quand on n’est pas déchiqueté par les charognards ? 80 000 roubles pour les bleus, 180 000 pour les mieux lotis – entre 1 000 et 3 000 euros le mois –, c’est ce que vaut la vie d’un troufion en enfer. Une belle somme pour un rural russe. Même si ton frère en est mort, je commence à comprendre pourquoi il les humanisait : ces gars-là pourraient être ton cousin, ton ami, ou le mien. Maintenant que le visage du monstre me paraît clair, il n’a jamais été plus humain, le ­rendant plus affreux encore. Ils n’ont rien de mélomanes : d’anciens combattants du Donbass, quelques légionnaires, des bandits de l’Ouest syrien, des fermiers de Sibérie… Héros de guerre devenus petits délinquants, petits délinquants devenus héros de guerre. 

Quand je prends l’avion pour quitter le pays, Zakharov, au bord du burn-out, se tient debout sur le tarmac avec Dimitri, son traducteur, qui deviendra directeur officieux de Wagner dans le pays, faute de personnes compétentes. Ils attendent l’arrivée d’un dignitaire quelconque, prêt à entretenir le chaos centrafricain. Ils paraissent si petits, d’en haut. C’est la dernière fois que je verrai Zakharov. Il s’est arrogé un pouvoir qu’aucun ressortissant étranger n’avait obtenu depuis le colonel français Jean-Claude Mantion, surnommé le « proconsul » du pays, dans les années 1980. De l’armoire de Foccart au frigo de ­Prigojine : caisse noire, barbouzerie et trafics en tout genre. L’histoire tourne si vite en rond qu’elle me file parfois la nausée. 

Guerre asymétrique

Crois-le ou non, mais après ça, je suis parti au Mali pour me reposer. Quitter cette folie. Sortir de la matrice. À peine un mois après que j’ai déballé mes valises, les « musiciens » posent leurs bottes pleines de boue à Bamako. Déprime. Le 23 décembre 2021, un communiqué conjoint des pays européens condamnait le « déploiement de mercenaires sur le territoire malien ». On voit pousser un petit parterre de tentes construit à la hâte à côté de l’aéroport de Bamako… qui n’est pas sans rappeler le bivouac de Berengo. Un mois plus tard, l’ambassadeur français est mis à la porte. Fort de son expérience passée, Wagner accomplit en trois mois au Mali ce qui lui a pris trois ans en Centrafrique. Trois mois pour bâillonner les journalistes, couper les influences françaises et écraser leurs canaux de renseignements, discréditer l’action des Nations unies et faire le tri dans les ONG.

Le ­laboratoire équatorial leur a permis de roder une méthode de guerre asymétrique à bas coût, soutenant au mieux les dirigeants en manque de légitimité. Le clou du spectacle, c’est d’être parvenu à faire s’envoler les opérations « Barkhane » et « Takuba », missions de stabilisation française et européenne, grâce à des manifestations organisées et financées par Wagner. Avec quelques euros, ils ont une fois de plus capitalisé sur les frustrations d’un pays exsangue. Plus discret ici, l’ours russe est ­difficile à attraper sur le terrain. Mais dans le centre du pays, je les ai vus se balader librement, à bord de camions Renault donnés par l’armée française. Tu les reconnaîtrais facilement, ce sont les mêmes. Les mêmes regards fermés, les mêmes treillis élimés. 

Wagner prend place dans les anciennes bases françaises : Tombouctou, Menaka, Gao et Gossi, d’où de faux comptes liés à la Russie sortent des photos de charnier, accusant les Français du massacre. De son côté, la France assure avoir filmé des membres de Wagner, depuis un drone, en train d’enterrer les cadavres pour créer une fake news de toutes pièces. En réponse, Paris rallume les faux comptes Facebook, qu’elle fait tourner depuis le Tchad. La hache de guerre informationnelle est déterrée.

L’ONG Human Rights Watch, de son côté, alerte sur le massacre de 300 civils par l’armée malienne soutenue par Wagner. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », reprennent les publications Facebook. 

Déjà fatigué de la chaleur et la pollution de Bamako, je monte dans un taxi déglingué. Le chauffeur peste, seconde station-service, toujours pas de gazole. « Toute cette pénurie, c’est à cause des palabres. Nos arrière-grands-pères se sont battus pour la France, qui nous a abandonnés ! Avec les Russes, c’est gagnant-gagnant. » Je soupire. « L’histoire est un éternel recommencement » ? Si je tenais le type qui a dit ça, je l’étranglerais de mes mains. À la mode Wagner. En attendant, Roman, les meurtriers de ton frère courent toujours, kalachs en main et billets en poche.

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