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Rodolphe Saadé, le roi des mers devenu magnat des médias

Écrit par Marie-France Etchegoin Illustré par Candice Roger
En ligne le 16 juin 2024
Rodolphe Saadé, le roi des mers devenu magnat des médias
Dans la saga Saadé, le fils a-t-il surpassé le père ? Il a surtout gagné au loto du Covid, qui a fait exploser les profits de l’entreprise familiale. CMA CGM est devenu un empire, sur les mers, sur la terre, comme au ciel. Et jusqu’à la sphère médiatique, où Rodolphe Saadé se positionne ostensiblement contre Bolloré, en chevalier blanc du président Macron.
Article à retrouver dans la revue XXI n°66, Le lobbying des mers
25 minutes de lecture

Pour le PDG de la CMA CGM, retranché dans son bureau du 30e étage, au sommet de la spectaculaire tour qui domine les quais de la Joliette, c’est jour de crise ce 21 mars. L’un de ses porte-conteneurs menace-t-il de sombrer ? Ses équipages de se mutiner ? Non, « son » journal, La Provence, vient de titrer sur la perplexité des habitants de la Castellane, une cité des quartiers nord de Marseille, face à l’opération nationale de lutte anti-drogue dite « XXL » que leur a présentée, deux jours plus tôt, le chef de l’État en personne et durant toute une matinée. « Il est parti et nous, on est toujours là », soupire l’un des riverains interviewés par le quotidien régional. La phrase barre toute la première page.

Ça, une crise ? Oui car les services de l’Élysée et les élus locaux ralliés à Emmanuel Macron sont au taquet, pestant déjà contre les radios et les télés qui s’interrogent sur l’efficacité du déplacement présidentiel. Dans la citation mise en exergue par La Provence, ils font mine de voir le cri de victoire d’un narcotrafiquant !  

Illico, Rodolphe Saadé convoque le directeur général du journal. Ce n’est pas sur lui pourtant que tombe la foudre, mais sur son subordonné, le directeur de la rédaction qui, dans l’attente de son licenciement, est « mis à pied » dès le vendredi 22 mars. Résultat : grève à La Provence et début de révolte à La Tribune, autre titre du groupe. Pis, à BFM-TV, la chaîne sur laquelle Saadé vient – à peine une semaine plus tôt ! – de jeter son dévolu (en même temps que sur la radio RMC), on fait savoir que ces atteintes à l’indépendance de la presse sont aussi intolérables que stupéfiantes.

Pendant tout le week-end, les paris sont ouverts : l’armateur va-t-il persister à « la jouer comme Bolloré » ? C’est, raconte un homme d’affaires introduit dans la place, le conseil que lui a toujours donné, comme à d’autres magnats des médias, Nicolas Sarkozy : « Vas-y. Fais comme Vincent. Tu es chez toi. Impose ta ligne. »

Le lundi 25 mars, pourtant, machine arrière toute. Réintégration du mis à pied. Mobilisation d’Image 7, l’une des nombreuses agences de com’ du multimilliardaire franco-libanais. Puis montée au front de celui qui chapeaute ses journaux papier, Jean-Christophe Tortora, et qui endosse l’entière responsabilité du coup de semonce contre La Provence (« Je n’ai reçu aucune directive. Si Rodolphe Saadé était interventionniste, ça se saurait », assure-t-il encore aujourd’hui à XXI). Et pour finir, excuses de Véronique Albertini-Saadé, l’épouse du PDG, présidente de la branche médias de la CMA CGM, auprès des équipes de BFM-TV : « Mon mari et moi sommes désolés de cet incident qui vous a perturbés. Nous travaillons dans le transport maritime. Nous n’avons pas l’habitude. » Erreur de néophyte, vraiment ? Ou manifestation de ce que le Grecs appelaient l’« hubris », ce vertige dû à l’excès de pouvoir et de succès ?

VIP à l’Élysée

Rien ne semble devoir résister au nouveau tycoon. Désormais, on lui prête l’intention de partir à l’assaut de M6 (dont il vient de débaucher l’ancien dirigeant Nicolas de Tavernost pour le placer à la vice-présidence du pôle média de la CMA CGM).

À 54 ans, « l’empereur des mers » accumule les records, propriétaire avec sa sœur Tanya et son frère Jacques Junior de 73% de la CMA CGM, la troisième plus grosse compagnie maritime de la planète. Selon le classement Challenges, sa fortune et celle de sa famille est devenue la cinquième de France, en trois ans à peine. Son groupe (155 000 salariés) est le premier employeur privé de la métropole phocéenne. Et l’une des entreprises les plus visitées par Emmanuel Macron.

L’armateur, qui figure lui-même dans le palmarès des patrons le plus souvent invités à l’Élysée, fait voguer sur les océans plus de 600 navires. Ainsi de lui avons-nous tous quelque chose : un tee-shirt made in China, un téléphone assemblé en Inde, des fruits ou des légumes transportés à bord de ses gigantesques bateaux. Voilà la liste, non-exhaustive, de ses exploits. Pour le reste, il demeure une énigme.

Un jogging sur la corniche

Ses nombreuses relations, rencontrées à Paris ou à Marseille, se demandent ce qui l’anime, certains attendant son feu vert avant d’ouvrir la bouche. Ses rares amis s’étonnent de le voir « faire son jogging sur la corniche » et même parfois « ses courses à l’épicerie », alors qu’il vient d’entrer dans le hit-parade des ultra-riches. Ses détracteurs comme ses admirateurs spéculent sur son « management à la schlague ». Autour de lui, il y a un halo de crainte. Et d’admiration. « On doit le vénérer pour tout ce qu’il a fait, jamais l’emmerder », assène Renaud Muselier, le président de la région Paca. « Rodolphe et moi ne sommes plus en guerre. Je le trouve ouvert et sympathique », confie Xavier Niel, le fondateur de Free. L’armateur lui a pourtant ravi le journal La Provence en 2022, après une lutte acharnée. Et il est réputé glacial.

Sur son visage apparaît parfois un fin sourire, mais le plus souvent rien ne bouge. Œil noir, traits fins, cheveux coupés courts, cou toujours enserré d’une cravate. Il s’exprime d’une voix à la tessiture très particulière, presque robotique et teintée d’un accent indéfinissable, comme pour mieux dissimuler ses secrets. Ou ses blessures. Longtemps, dans les milieux économiques, il n’a été qu’un prénom : « Rodolphe », le rejeton de « Jacques », fondateur de la CMA CGM, lui-même descendant d’une illustre lignée syro-libanaise de confession grecque orthodoxe où se croisaient marchands, industriels, député, évêque et même la mère d’Omar Sharif – la plupart possédant des milliers d’hectares de terre, autant d’oliviers, de citronniers ou de pieds de vignes.

« Mais en Syrie, le président Hafez Al-Assad nous a tout pris », disait Jacques Saadé. Ainsi expliquait-il, sans donner plus de détails, son départ au cours des années 1960 pour Beyrouth, où ses ancêtres avaient aussi des biens, dont une entreprise maritime. Deux décennies plus tard, c’est la guerre du Liban qui, résumait-il encore, l’a « forcé à fuir » à Marseille où il a « tout recommencé avec seulement quatre salariés et un navire ». Rodolphe avait alors 8 ans.

Le grand Jacques, un « visionnaire »

« Il est un enfant d’immigré, comme moi », dit aujourd’hui l’une de ses proches, la secrétaire d’État chargée de la ville et de la citoyenneté, Sabrina Agresti-Roubache, qui a grandi dans une cité non loin de la Joliette – ce qui n’est pas le cas du fils Saadé. De Marseille, il a d’abord connu le Palm Beach (aujourd’hui Nhow), hôtel haut de gamme de la corniche où sa famille séjourna pendant six mois avant de s’installer, à quelques encablures, sur la très huppée colline Périer (depuis, le PDG vit toujours dans le même quartier, au sein d’une résidence fermée pour gens très aisés). Jusqu’à la terminale, le petit exilé du Liban a été scolarisé chez les Jésuites, « à Provence », l’établissement référence de la grande bourgeoisie locale – « où il se montrait déjà sérieux et appliqué » selon un condisciple devenu l’un des avocats du groupe, l’élu (Les Républicains) Yves Moraine.

Le jeune Rodolphe a ensuite obtenu à Montréal un diplôme « en commerce et marketing ». Puis, dès l’âge de 24 ans, il a travaillé sous la férule de son géniteur « aussi charismatique que tyrannique », chuchote un historique du groupe : « Le vieux humiliait le gamin jusque devant ses collaborateurs. » Personne ne mouftait.

Plus tard, en 2016, « le minot » a fait ses preuves en menant à bien le rachat du mastodonte singapourien NOL, puis en nouant des alliances avec d’autres grands noms du « shipping », taiwanais ou hongkongais et surtout avec le chinois Cosco. Mais au sein de l’entreprise comme dans les cercles économiques ou politiques, tout le monde continuait à louer le grand Jacques, ce « visionnaire » qui, dixit notamment Edouard Philippe le maire du Havre, avait « adopté en précurseur le modèle du conteneur » puis « fait franchir le canal de Suez à ses navires pour mieux voguer vers l’Asie, pressentant l’immense potentiel de la Chine avant tout le monde » (en réalité en même temps que ses concurrents sur le marché mondial).  

Le gros lot d’un tirage truqué

Comment exister face à ce patriarche qui avait déjà tout construit et s’est accroché jusqu’à la fin, cédant seulement un an avant sa mort en 2018, les rênes à son héritier ? « Rodolphe, se remémore un cadre, a enfin pu quitter son bureau du 29e étage pour monter au 30e. »

Mais il a dû attendre les années 2020 pour passer de l’ombre à une relative et peu flatteuse lumière, le Covid-19 lui donnant l’allure d’un gagnant du loto qui aurait décroché le gros lot dans un tirage truqué. Car si la pandémie a d’abord ralenti le trafic, les appétits de consommation sont vite repartis à la hausse alors que les capacités de transport n’avaient pas encore repris leur rythme de croisière. La rareté a fait flamber les taux de fret : jusqu’à 20 000 dollars par conteneur contre 2000 avant le Covid-19. C’est ainsi que, comme les autres armateurs en situation de monopole sur les routes commerciales, Saadé a engrangé de fabuleux bénéfices : 43 milliards d’euros en tout sur les exercices 2021 et 2022. Ce pactole a financé sa vertigineuse ascension, restée pourtant, au moins dans un premier temps, sous les radars.  

Rodolphe m’a dit en rigolant : “j’espère que tu te rends compte à quel point tu n’as pas fait une mauvaise affaire. Tu pourrais m’inviter à dîner.”

Xavier Niel, qui a revendu ses parts de La Provence à Rodolphe Saadé

« Quand Rodolphe a racheté le terminal portuaire de Los Angeles en 2021, c’est tout juste s’il y a eu une brève dans Les Échos. Mais dès qu’il a racheté La Provence un an plus tard, il a eu droit à des papiers partout, dit Xavier Niel, propriétaire entre autres du Monde, du Nouvel Obs, de Télérama etc. Rodolphe a compris que la presse s’intéresse à la presse. » Et que le pouvoir surveille lui aussi le mercato des médias comme le lait sur feu. Ainsi cette scène détaillée aujourd’hui par le fondateur de Free : le 25 août 2022, Saadé et lui montent à bord de l’Airbus présidentiel pour accompagner en Algérie Emmanuel Macron qui tout de suite les installe l’un à côté de l’autre. « Au moins, l’avion de la République servira à quelque chose », lance le chef de l’État aux deux hommes qui se chamaillent pour trouver un accord autour de La Provence. La réconciliation se scellera, quelque temps après leur commun voyage, lorsque l’armateur encore apprenti papivore rachètera – à prix d’or – les actions détenues par l’opérateur de télécoms dans le quotidien régional.

« Rodolphe, dévoile Xavier Niel, m’a dit en rigolant : “j'espère que tu te rends compte à quel point tu n'as pas fait une mauvaise affaire. Tu pourrais m’inviter à dîner.” Ce que j’ai fait. » C’est lors de ces agapes que le Parisien, 11e dans classement Challenges des plus riches de France soit six points derrière le Marseillais, dit être tombé sous le charme de son ancien et généreux adversaire : « Rodolphe est aussi le seul Français à avoir répondu à mon appel lorsque, plus tard, j’ai fait le tour des popotes pour financer Kyutai [un laboratoire d’intelligence artificielle « à but non lucratif » inauguré fin 2023], il y a mis 100 millions d’euros. »

À la rescousse des canards boiteux

L’IA passionne Saadé. Il a les moyens de s’y intéresser. Tout autant qu’à la décarbonation du transport maritime, injonctions des conférences internationales sur le climat obligent ! Ainsi il se targue d’avoir déjà « investi 15 milliards de dollars pour réduire de 20 % les émissions de CO2 » de ses porte-conteneurs, alors que, n’a-t-il cessé de répéter ces derniers mois, en 2023, une fois l’effet Covid-19 terminé, son chiffre d’affaires a été divisé par deux. En mai dernier, la CMA CGM a toutefois annoncé un « rebond d’activité » au premier trimestre 2024 (avec des bénéfices de 785 millions de dollars sur cette période) à la faveur, notamment, d’une remontée des tarifs liée « aux perturbations en mer Rouge » – en clair aux attaques des rebelles Houthis qui ont forcé les navires à contourner l’Afrique. Preuve que « l’industrie du shipping est cyclique », martèle Rodolphe Saadé.

Sa plus grande crainte ? Une hausse des prélèvements sur les revenus qu’il tire de la mer. Ceux-ci échappent en effet, en vertu d’un privilège accordé à la plupart des armateurs européens, à l’impôt sur les sociétés (25%) et sont taxés au tonnage, quels que soient les résultats financiers de la compagnie. Ainsi, plus le PDG marseillais gagne d’argent, plus son taux effectif d’imposition (aux environs de 2% après le jackpot qu’il a encaissé grâce à la crise sanitaire) paraît microscopique.

En juillet 2022, une commission sénatoriale l’a auditionné sur le sujet. En septembre de la même année, c’est devant l’Assemblée nationale qu’il a dû justifier sa faible contribution au Trésor public. L’alourdir, a-t-il prévenu, affaiblirait sa « compétitivité » face à ses concurrents étrangers. Le gouvernement ne l’a pas démenti. En revanche, plusieurs députés ont réclamé haut et fort – mais en vain – la suppression de sa « niche fiscale » ou au moins l’instauration d’une « contribution exceptionnelle » sur ses super-profits. Même des élus de droite ou de la majorité présidentielle ont rejoint la fronde. « C’est à partir de ce moment-là, rembobine aujourd’hui l’un de ces parlementaires, que Saadé a, pour continuer à s’attirer les bonnes grâces de l’exécutif, décidé de partir à la rescousse de quelques canards boiteux à la charge de l’État. »

De la mer à la terre

Air France bat de l’aile ? Il prend 9 % du capital. La Méridionale – compagnie maritime desservant la Corse – coule ? Il met au pot. Gefco, ex-fleuron de Peugeot, est aux mains de capitaux russes ? Il sort son chéquier. La Provence, quotidien emblématique de Marseille, la « ville de cœur » du président de la République, est au bord de la faillite ? Saadé l’achète pour la bagatelle de 81 millions d’euros. La suite de ses emplettes dans la presse pourrait être interprétée de manière tout aussi politique. Le JDD, tombé entre les mains de Bolloré, adopte une ligne ultra droitière et hostile à Macron ? « Citizen Kane of Marseille » crée son pendant et contraire, La Tribune Dimanche. Et maintenant que CNews, également sous le joug de Bolloré, fait plus que jamais campagne pour le Rassemblement National, le mogul de la Joliette se porte acquéreur de la chaîne concurrente, BFM-TV.

« Seule la cohérence industrielle guide Rodolphe Saadé », assure et « rectifie » son avocat expert en fusions et acquisitions, Antoine Gosset-Grainville, ex-inspecteur des finances passé par Matignon, sous François Fillon. Si « l’empereur des mers » investit dans les terres, les cieux, l’espace (avec 5,5% de parts dans l’opérateur de satellite Eutelstat) ou les ondes, c’est parce qu’il veut « maîtriser la chaîne de bout en bout ». En premier lieu dans l’acheminement des marchandises, une fois débarquées des navires. Entrepôts, camions, trains, avions… dès qu’il peut, il prend. La « logistique », soumise, contrairement au shipping, à un impôt de 25 % sur les bénéfices, est aujourd’hui la « deuxième jambe » de son groupe. Il vient de débourser 4,9 milliards d’euros pour s’offrir la filiale que son frère ennemi, Vincent Bolloré, avait dédiée à ce type d’activités.

Auparavant, et à partir de 2018, étaient tombés dans son escarcelle le Suisse Ceva, le Français Colis Privé, l’Américain Ingram Micro… Résultat, il caracole dans le top 5 de la sacro-sainte logistique. « Celle-ci représente désormais 32 % de notre chiffre d’affaires », se félicite Mathieu Friedberg, le directeur de cette branche bis de la CMA CGM. « Rodolphe a impulsé ce tournant décisif. C’est son canal de Suez à lui », s’enflamment aussi ses communicants. Ils omettent souvent de préciser que tous les géants des mers, en particulier le numéro 1, l’Italo-Suisse MSC, et le numéro 2, le Danois Maersk, ont pris en même temps que lui ce virage.

Faiseur de rois et reines

À Marseille aussi, sa ville d’adoption qu’il n’a jamais abandonnée, l’armateur-logisticien se veut incontournable. Pourvoyeur d’emplois. Mécène d’épiceries solidaires, de start-ups, de chaires d’oncologie ou de neurologie. Soutien du « grand plan » lancé dans la métropole phocéenne par le président de la République – l’un des crash tests de son deuxième quinquennat. Sponsor des maillots de l’OM. Possible « faiseur de roi » ou de reine pour les prochaines municipales – en 2020, qui le sait ?, il n’avait pas hésité à inviter dans sa tour Martine Vassal, la candidate investie par Les Républicains pour qu’elle présente son programme devant les salariés du groupe. Et last but not the least, bâtisseur d’une académie de recherche et de formation, Tangram dont l’inauguration prévue en avril a été repoussée au 8 mai pour que puisse y assister Emmanuel Macron, venu accueillir ce même jour la flamme olympique sur le Vieux Port. Comme les 6 milliards de téléspectateurs qui ont suivi cette cérémonie en direct, le chef de l’État n’a pu manquer de voir le porte-conteneur de la CMA CGM qui, presque aussi haut que la Bonne Mère, paradait à l’entrée de la rade. 

Le Franco-Libanais n’a jamais été aussi puissant ni aussi courtisé. Il est loin le temps où son père était traité de « rastaquouère » par le très breton Vincent Bolloré, comme l’avait rapporté Libération en 2010. « Les enfants de Jacques ne l’ont jamais oublié. Tanya en parlait encore récemment », se souvient un proche. Et s’il n’y avait eu que Bolloré. Longtemps, Jacques Saadé s’est senti snobé par « tout l’establishment ». Combien de fois n’a-t-il pas lu dans les journaux que le « microcosme » jugeait ses manières trop « orientales », et sa gestion « clanique », voire « tribale » ? Cela étant dit, l’histoire de ce mépris fleurant le racisme bon teint a été en partie réécrite. Car le natif de Tripoli, qui a débuté avec la seule CMA, doit aussi au même establishment d’avoir pu rallonger son sigle et sa flotte avec la CGM : en 1996, lorsque l’État a privatisé cette société publique après une ultime recapitalisation d’un milliard de francs, c’est lui qui a emporté le morceau. Contre l’avis de Bercy, mais avec la bénédiction du président Jacques Chirac proche du premier ministre libanais Rafic Hariri.

Sauvé des eaux en 2008

« Tous les requins ne sont pas dans l’aquarium », avait à l’époque déclaré Jean-Claude Gaudin (qui a raconté la scène à XXI deux mois avant sa mort). Alors membre du gouvernement et maire de Marseille, il discourait dans le hall de la compagnie devant l’immense bassin que Saadé père avait fait encastrer sur tout un pan de mur. Y évoluaient des squales, le plus agressif d’entre eux ayant été surnommé Jacques par les employés. Aucun de ces spécimens n’eut droit de séjour dans le spectaculaire fuseau de verre conçue par la star irako-britannique de l’architecture, Zaha Hadid, où a emménagé la CMA CGM fin 2010 ; mais le boss s’en est vite consolé. « J’étais convenu avec lui, nous avait encore narré Gaudin du haut de ses 84 ans, qu’il n’y aurait pas, à Marseille, de building plus haut que le sien. » Oukase toujours en vigueur. « Pour tenir en respect tous les prédateurs qui ont voulu dépecer les Saadé ! », grince aujourd’hui un autre édile de la ville. 

L’actuel PDG raffole de cet autre chapitre de la saga qui se déroule en 2008. Cette année-là, la compagnie – qui, malgré la crise des subprimes, a continué à acheter des navires à crédit – est cernée par les créanciers et les banquiers, Frédéric Oudéa de la Société générale et Baudouin Prot de la BNP Paribas en tête. Et Rodolphe Saadé, alors âgé de 38 ans, se démène, épaulé par Jean-Marie Messier (déjà l’un de ses conseillers les plus assidus), pour renégocier la dette, « avec le sentiment d’en remontrer à son paternel », souligne un témoin de l’époque. « Le fiston a tenu la barre, s’enthousiasme à l’unisson l’ami Muselier. Contre les Parisiens, les énarques, les caciques de la finance. » Ce storytelling aussi jette un voile pudique sur l’intervention de la puissance publique qui se montrera encore bonne fille, renflouant en partie l’entreprise via le Fonds stratégique d’investissement, ancêtre de Bpifrance. Il est vrai cependant que Jacques Saadé a été obligé de s’effacer pendant deux ans. Avant de faire entrer au capital le groupe turc Yildirim et d’aussitôt remonter sur le trône.

Aujourd’hui son fils est accueilli à bras ouverts par les banquiers. Il faut dire que le directeur financier de la CMA CGM n’est autre que Ramon Fernandez, à la tête du Trésor de 2009 à 2014 et qui connaît Bercy comme sa poche. Jean-Baptiste Djebbari, lui, aurait dû, tout juste après quitté ses fonctions de ministre des Transports, vice-présider le « pôle spatial » du groupe. « L’orbital me passionne, explique aujourd’hui l’intéressé. Rodolphe Saadé et moi en avons parlé lorsque j’étais au gouvernement. » C’est justement l’une des raisons pour lesquelles cette précoce tentative de pantouflage a été retoquée par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Qu’importe. Le PDG marseillais, entré au Siècle « il y a seulement trois ou quatre ans » note un membre de ce club des élites, semble ne même plus avoir besoin de tisser sa toile.

Un mois à la CMA CGM, c’est comme douze à « Koh-Lanta ».

Un ex-salarié

Le 7 mai dernier, il était convié au dîner donné par Emmanuel Macron en l’honneur du président chinois Xi Jinping. Plus fun, en septembre dernier, il banquetait au château de Versailles avec le roi d’Angleterre, en compagnie d’une kyrielle de stars et de grands patrons. En janvier, au milieu d’un aréopage tout aussi prestigieux, il fêtait, à l’Élysée, la remise de la grand-croix de la Légion d’honneur à Bernard Arnault. Ces adoubements dans le gotha ont évidemment un parfum de revanche. Et pour élargir son influence, l’homme perché au sommet de son gratte-ciel s’est lui-même transformé en tour de contrôle. Il verrouille tout, ne néglige rien. De là son bras de fer, au printemps dernier, avec la rédaction de La Provence. Et tant pis si, comme l’avait depuis longtemps prévenu sa sœur Tanya, « les journalistes, ça ne se gère pas comme les marins ».

Est-ce parce que le PDG a été formé à la rude école des « lignes », c’est-à-dire les chaînes de navires desservant une multitude de ports, chaque vaisseau devant être bourré jusqu’à la gueule, qu’il « exige tant » – euphémisme maison – de ses collaborateurs ? « C’est sûr que pour en arriver là où il est, il ne faut pas être une mauviette », tranche son copain Didier Parakian, député Renaissance dans les Bouches-du-Rhône tandis qu’un ex-salarié souffle : « un mois à la CMA CGM, c’est comme douze à Koh-Lanta. »

On branche et on débranche

Un chasseur de tête prétend, quant à lui, ne plus faire candidater ses high profiles dans le groupe tant le turnover y est « vertigineux » et les « révocations brutales » – pour un bateau insuffisamment rempli ou un mot de travers. « Un jour, une cadre a osé dire : “Imaginez, monsieur le président, que je vous convoque dans mon bureau…  — Mauvais exemple”, l’a coupée Saadé. L’impertinente a été virée du jour au lendemain. » « Normal, l’expression favorite de Rodolphe, pour régler un problème de personnel ou stopper un deal, c’est “je débranche la prise” », sourit l’un de ses partisans.

Stéphane Fouks, vice-président de l’agence Havas, explique avoir compris le management de l’armateur, dont il est l’un des conseillers, le jour où il a pénétré dans son « fleet center », le même « qu’à l’état-major de l’armée, mais en mieux ». Comparaison un brin exagérée même si ce centre de contrôle, au 12e étage de la tour, a des allures quasi militaires. Sur des écrans panoramiques s’affichent en temps réel, tournant autour des continents, des milliers de navires représentés par des points colorés : « en rouge, ceux qui nous appartiennent, en bleu, ceux que nous affrétons », énumère le commandant de la marine Emmanuel Delran qui dirige le QG. Ici aussi, on « branche » ou on « débranche ». Un porte-conteneur a du retard ? Un ouragan se prépare ? Un coup de fil au capitaine et « tout rentre dans l’ordre », résume le commandant avant de montrer à travers la baie vitrée « l’Aknoul, notre bateau fétiche » ancré à la Joliette, et parti en 2020, chargé d’aide alimentaire, pour le Liban après l’explosion qui a ravagé le port de Beyrouth. Deux ans plus tard, le PDG marseillais y a obtenu la gestion du terminal conteneurs.

Il y a cependant un Libanais dont il ne faut jamais prononcer devant lui le nom : Johnny Saadé, l’oncle maudit, associé au capital de la CMA CGM lors de sa création, et qui s’est dit « spolié » lorsqu’en 2000, il a cédé ses parts à Jacques. Johnny a perdu tous ses procès, mais il a poursuivi la compagnie de sa vindicte pendant des années. Aujourd’hui, il est rayé de la mémoire familiale. « Rodolphe ne pardonne aucun affront, et il a la liste de tous ceux qui l’ont offensé », murmure l’un de ses familiers. La preuve, ajoute-t-il : au rez-de-chaussée de la tour, « il reste un requin blanc ». Vérification faite, un squale immobile mais étincelant est bien aux aguets dans le hall. « Archétype, avertit le cartel apposé en bas de cette sculpture en inox, d’une créature qui éveille en chacun des émotions contrastées, mélange de peur et de fascination. »

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