Depuis son siège, Sebastian survole l’Afghanistan
6 heures. Quelques pilotes vont et viennent sur la base au milieu des techniciens en tenue de camouflage. Sebastian pénètre dans l’une des ground control stations, ces conteneurs d’à peine 10 mètres carrés. Deux sièges. Il s’installe à gauche, au poste de pilotage. La pièce aveugle et plongée dans le noir lui fait penser à une grosse boîte de conserve percée d’écrans. On y voit des graphiques avec des données météorologiques, une carte du terrain survolé, une image radar. Et sur le dernier écran, la zone à surveiller.
Depuis des semaines, il passe au crible la province de Nangarhar, à l’est de l’Afghanistan, foyer à la fois des taliban et des combattants de l’État islamique. Elle est devenue son terrain de chasse. Montagnes, villages, rues défoncées, marchés grouillants et vagues de toits plats, bétonnés : il pourrait retrouver son chemin les yeux fermés dans ce labyrinthe poussiéreux.
À sa droite, Kevin, son « senso » en charge des capteurs d’images – l’équivalent de Benoît pour Pierre –, ajuste son siège. À 24 ans, Kevin est à peine plus jeune que Sebastian. C’est sa première mission. Sa voix est rauque, coupante, froide comme s’il cherchait à se donner dix ans de plus. Sebastian trouve son camarade encore plus pâle et maigre que d’habitude. « Un teint de boîte de conserve… Voler dans un vrai avion lui ferait du bien. » L’US Air Force manque d’effectifs et la formation des « sensos » à bord de véritables avions se limite généralement à quelques dizaines d’heures.
Sebastian, lui, a été déployé trois fois en Afghanistan en tant que pilote chargé du ravitaillement des F16, le célèbre avion de combat américain. Mais il l’aime bien, Kevin. C’est un bon gars, un patriote qui a grandi comme lui à l’époque où fumaient encore les braises du World Trade Center. Lui aussi, il est en guerre contre le terrorisme, ce serpent à mille têtes qui peut frapper partout, tout le temps. Rien à voir avec les conflits passés où deux blocs s’opposaient. Les frontières du champ de bataille sont désormais fluctuantes. Il faut frapper là où se trouvent les bad guys, terroristes, criminels, dealers, tout ce magma de vies poisseuses qui menacent leurs hommes et la sécurité des États-Unis.
Kevin a tatoué à l’intérieur de son bras droit un faucon survolant les forêts de sa Pennsylvanie natale.
Voilà pourquoi le drone est si utile. Il permet de surveiller un territoire vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Kevin est passionné par tout ce qui vole. Il a même tatoué à l’intérieur de son bras droit un faucon survolant les forêts de sa Pennsylvanie natale. Il rêvait de suivre les traces de son père, l’un des plus grands pilotes de chasse de sa génération. Mais avoir un fils au sein du programme américain de drone, quelle fierté. Quoi de plus louable que de sacrifier ses rêves de voltige, d’aventure pour servir son pays à domicile ? Il faut du cran pour un tel renoncement. Sebastian pense : si j’étais né un peu plus tard… À quelques années près, j’aurais peut-être aussi directement atterri ici, au Nevada.
Le Reaper flotte déjà à plus de 4 500 mètres au-dessus de l’Afghanistan, où l’engin est stationné. Quelques minutes plus tôt, des soldats américains, sur le sol afghan, l’ont fait décoller. Impossible d’accomplir cette tâche depuis les États-Unis via les satellites. La latence du signal entre la commande de l’action et son exécution par le drone serait trop longue. Ce n’est qu’une fois en l’air que les manettes sont confiées au pilote et au « senso » du Nevada. Ce sont eux qui le font voler, eux qui tuent. Ils sont les maîtres du combat à distance.
Il est 6 h 30 au Nevada, 18 heures en Afghanistan. La guerre peut commencer. Sur les écrans de contrôle apparaissent des villageois. Ils sortent de chez eux, profitant de la fraîcheur du soir. Dans le casque des deux Américains, des voix lointaines grésillent, celles de soldats déployés sur place. Ces hommes font partie de l’unité appelée JTAC, pour Joint Terminal Attack Controller, les contrôleurs aériens avancés. Leur mission est centrale : ils font le trait d’union entre les appareils de combat et les troupes au sol. Le JTAC informe les pilotes qu’une opération est en cours. Des fantassins vont tenter d’intercepter un convoi armé des taliban. Le rôle de Sebastian et de Kevin est d’appuyer les troupes au sol. De sécuriser la zone depuis le ciel.
Deux secondes, c’est le temps de latence du signal qui sépare la machine du satellite.
« On s’approche », ordonne Sebastian à Kevin. Les mains de Kevin glissent aussitôt sur un foisonnement d’interrupteurs. Toutes ces commandes sont reliées au ventre de l’appareil où sont fixées les caméras. Il peut zoomer, dézoomer, revenir en arrière. Tout est enregistré. Archivé. Les images doivent être les plus précises et plus nettes possible. Il ajuste la luminosité, règle le contraste, s’assure de ne jamais être à contre-jour… Pour chaque manipulation, il faut compter deux secondes de délai. Deux secondes, c’est le temps de latence du signal qui sépare la machine du satellite, situé quelque part entre le Nevada et l’Afghanistan. Kevin tourne la caméra à droite, two seconds delay. Il zoome, two seconds delay. Et Sebastian appuie sur la détente, two seconds delay. Les premiers mois, ce manque de réactivité était un casse-tête. Puis l’équipage s’y est fait. « Yes, on se fait à tout. »
La « Faucheuse » survole une route cabossée. Vieux réflexe : Sebastian tourne encore la tête à droite et à gauche comme pour surveiller la présence éventuelle d’avions à l’aplomb de l’aéronef. Kevin, lui, suit à la trace les pick-up ennemis. Depuis le début de l’année 2019, les attaques aériennes de l’US Air Force par drone et par avion de chasse se sont multipliées en Afghanistan. 683 frappes rien qu’en avril dernier. Les gars racontent que c’est à cause des accords de paix qui se préparent là-bas. Drôle de logique. Elles auraient fait 421 victimes, dont 23 civils et 3 enfants, un chiffre historiquement haut. Mais Sebastian ne veut pas savoir. Son job, c’est de maintenir une épée de Damoclès au-dessus de la tête des taliban, une surveillance létale permanente. Une mosquée qui se vide plus tôt que prévu : c’est louche. Un attroupement dans une maison : suspect. Un rassemblement dans la nuit : anormal. Les cibles seront dans l’œil du drone des semaines, des mois. Leur identité ? Ça lui est égal. C’est le boulot des gars qu’on appelle les screeners, déployés dans des bureaux sur la côte Est des États-Unis. Eux passent en boucle les images de Kevin et les croisent avec les renseignements militaires. Ce sont eux qui repèrent les bad guys. Ils sont la tête pensante. « Moi, j’exécute. »
Eux, nous, les hommes déployés sur place, nous formons une meute, pense Sebastian à mesure que l’engin se rapproche des camions ennemis. Une meute regroupée par la magie des satellites. Les Américains ne contrôlent pas seulement le ciel, ils « tiennent » l’espace. « Là est le secret de notre puissance. En tant que pilote, je suis le chien d’attaque. J’ai le mot final. J’appuie sur la détente. »
Les drones sauvent des vies. Je suis les Afghans à la trace et si ça tourne mal, boum, on lance l’assaut, je tire.
Sebastian
Il dispose de six bombes GBU-12 à guidage laser de 250 kilos chacune et de missiles Hellfire, aussi précis que redoutables. « Je tue en toute sécurité et en tuant, je sauve des vies. “Drones save lives”. » Combien de soldats au sol seraient morts si on ne veillait pas sur eux jour et nuit grâce aux caméras infrarouges ? « Les drones sont l’arme du bien. » Quelle fierté d’appuyer ces hommes déployés dans la poussière qui se battent pour sa mère, pour des millions d’Américaines. « Les drones sauvent des vies. Je suis les Afghans à la trace et si ça tourne mal, boum, on lance l’assaut, je tire. »
Sebastian fait entièrement confiance au reste de l’équipe. Quand Kevin désigne la cible avec le laser, il est sûr à 100 % qu’il s’agit d’un taliban. Il veille, il surveille, il informe, il voit tout, tout le temps, aussi discret qu’un ballon d’hélium qui dérive lentement sur les flancs d’une colline. « J’aide mon pays à maintenir la paix. C’est une telle chance d’être pilote de drone. » Invisible. Invincible. L’ennemi ne peut se battre, il n’a ni drone ni satellite. Et alors ? Les Afghans ne doivent pas, jamais, avoir de drones. C’est une guerre asymétrique et elle doit le rester. Toujours avoir l’ascendant sur l’ennemi, c’est le propre du guerrier, non ?
Succession de voitures éventrées sur le bas-côté de la route. « Peur ? Bien sûr, j’ai peur. » La première fois qu’il a largué une bombe depuis le Nevada, ses doigts sont devenus tout blancs à force de serrer le manche. Ça arrive à plein de gars de l’escadron. On l’appelle le white fingers syndrom, le syndrome des doigts blancs. « Le nombre de personnes que j’ai abattues ? Aucune idée. Ce qui compte, c’est le nombre de vies que je sauve. “Drones save lives”. »
Pierre sort de son box métallique
6 heures. Les remontrances de l’instructeur tournent encore dans la tête de Pierre mais, au fond, il est plutôt satisfait de lui. En deux heures, il aura fait décoller et atterrir huit fois l’engin dans des conditions extrêmes. Huit touch and go,une vraie prouesse. Demain, il recommence. L’enjeu est immense. Une fois prêt, il pourra former de nouveaux équipages qui viendront grossir les troupes au Niger, là où volent déjà des Reaper français.
Depuis plus de cinq ans, la base aérienne 101 de Niamey, au Niger, effectue des missions de renseignements dans divers points chauds du Sahel et du Sahara dans le cadre de l’opération Barkhane. Cette base équivaut à celle de Creech. On y trouve les mêmes conteneurs et les mêmes « Faucheuses », douze au total, non armées jusqu’à la fin de l’année2019. Mais tant que les pilotes français n’ont pas été formés au décollage et à l’atterrissage des drones, ce sont des soldats américains qui font le job à leur place sur la base française. Il est temps que ça change, pense Pierre.
Midi. Avant de rentrer chez lui, dans la banlieue paisible de Las Vegas, Pierre pénètre dans l’imposant hangar de maintenance où sont stockés les drones de retour dethéâtres d’opérations. Six Reaper, gris comme un ciel d’orage, attendent, ventre ouvert, que des techniciens viennent les contrôler. Quelques heures auparavant, ils étaient encore en pièces détachées dans des caisses de transport. C’est là tout l’intérêt du drone : être facile à livrer sur tous les terrains d’opérations. Ces Reaper voyageurs reviennent-ils d’Afghanistan, du Pakistan, d’Irak ? Les terrains d’opérations précis des Américains sont classés secret-défense.
Et maintenant ? Que reste-t-il de l’engagement guerrier sans celui du corps ? Que reste-t-il des batailles quand seul coule le sang ennemi ?
Le pilote français fait le tour de l’engin. La capacité des hommes à mettre sur pied des inventions pareilles l’a toujours épaté. Il se souvient de son premier vol d’entraînement. C’était à bord d’un Tucano. Il avait reproduit à l’identique, en bois, le cockpit de l’appareil pour pouvoir répéter l’exercice chez lui autant de fois que nécessaire. Il voulait percer les mystères de sa puissance guerrière. Des années plus tard, Pierre a pris les commandes d’un Alphajet puis d’un Mirage 2000. Le sang propulsé dans les jambes, le pantalon anti-G qui vient comprimer les jambes, la respiration saccadée… Toutes ces sensations devenues si familières et grisantes dont il faut aujourd’hui apprendre à se passer.
Le ciel soudain lui manque. Les airs et leurs récits épiques. Lui reviennent ses nuits de gosse plongé dans les pages du Grand Cirque, l’odyssée du pilote Clostermann, projeté dans la foudre de la Seconde Guerre mondiale. Courage, bravoure, héroïsme enfiévraient le corps du combattant. Et maintenant ? Que reste-t-il de l’engagement guerrier sans celui du corps ? Que reste-t-il des batailles quand seul coule le sang ennemi ? Que reste-t-il de la bravoure quand les gagnants sont toujours les mêmes ? Que reste-t-il du courage sans sacrifice ?
La vérité, c’est qu’on est plus efficace aux commandes d’un drone qu’à celles d’un avion de chasse, pense Pierre. Faut admettre qu’il n’offre que des avantages.
Sa discrétion : une fois dans les airs, le Reaper, invisible et pratiquement inaudible, permet de surveiller l’ennemi en permanence sans se faire repérer. Son coût : 14 millions de dollars. Deux fois moins qu’un Mirage 2000, dix fois moins qu’un Rafale. Son endurance enfin : l’oiseau meurtrier peut voler jusqu’à vingt-cinq heures sans se ravitailler en carburant, contre seulement quarante-cinq minutes pour un Mirage.Pas étonnant que tant de pays cherchent à s’en procurer. L’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne, Israël, la Turquie, la Chine ou la Suède utilisent déjà des drones armés. Aujourd’hui, c’est au tour des Français de remplir le ventre des engins de bombes à guidage laser.
Que se passerait-il s’il en faisait autant en France ? Il redoute l’incompréhension, les insultes.
L’évolution est inéluctable, se dit Pierre. On ne peut pas rester au temps des chevaliers ! Le statu quo qui consistait à utiliser des drones seulement pour surveiller la cible depuis le ciel n’est pas tenable. Partir en mission sans arme, c’est un peu comme si un pompier tentait d’éteindre un feu de forêt sans lance à incendie.
Reste à faire accepter l’idée à l’opinion publique. Le regard du pilote bute sur le drapeau américain de 5 mètres de haut qui couvre tout un pan du hangar. Devant, les techniciens s’agitent. Il les envie, ces soldats dont la nation est fière. Ils peuvent sortir de chez eux en uniforme. Que se passerait-il s’il en faisait autant en France ? Il redoute l’incompréhension, les regards appuyés, les insultes, voire une attaque de la part d’extrémistes. L’autre jour, il est entré dans un café à Las Vegas et quand il a expliqué au serveur qu’il était militaire, on lui a offert sa consommation. Ça l’a ému aux larmes. Il pensait que les attentats de Paris inverseraient la tendance, que les Français, soudain, comprendraient l’intérêt de la guerre menée au Sahel et des nouveaux outils technologiques, mais non, on leur dit drone, ils pensent Big Brother et robot tueur…