À l’arrière d’une boutique de téléphonie mobile, un couloir mène à une pièce exiguë où s’entasse une quantité impressionnante de livres dans des cartons et sur des étagères. Au mur, un étendard bleu frappé du croissant et de l’étoile : celui du Turkestan oriental, emblème du mouvement indépendantiste ouïghour. C’est ici, au cœur de Zeytinburnu, dense quartier de la périphérie stambouliote qui abrite de nombreux immigrés afghans et centrasiatiques, qu’on trouve les éditions du Taklamakan. Lunettes fumées orange et polo Lacoste, Abduljelil Turan, son fondateur et directeur, reçoit avec bonhomie depuis son bureau sur lequel on trouve pêle-mêle une traduction ouïghoure de 1984 de George Orwell, un guide de « moralité islamique » et des livres pour enfants.
La plus grande maison d’édition ouïghoure d’Istanbul
À 66 ans, cet homme pieux et discret sur son parcours est le chef de file de l’édition ouïghoure en exil, dont Istanbul constitue le centre névralgique. Des quatre librairies et maisons d’éditions ouïghoures que compte aujourd’hui la mégapole turque, les éditions du Taklamakan, du nom du désert de la région autonome du Xinjiang en Chine, sont la plus ancienne, mais aussi la plus importante – en nombre de livres édités et vendus. Au-delà de la Turquie, qui compte près de 50 000 Ouïghours, elle expédie des ouvrages, gratuitement ou à prix modique, vers la diaspora d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Australie et d’ailleurs.
Originaire de l’oasis de Hotan au Xinjiang, Abduljelil Turan s’installe à Istanbul en 1987, après des études islamiques à l’université d’Al-Azhar du Caire. Il effectue des allers-retours entre sa terre d’origine et la Turquie, avant que les autorités chinoises ne l’interdisent de séjour en 1992. « J’avais participé à des manifestations pour le Turkestan oriental », lâche-t-il en haussant les épaules. En 1995, Turan se lance dans l’édition avec pour objectif initial de ré-islamiser la diaspora d’Asie centrale :
« Après toutes ces années sous le communisme, les Ouïghours venus de cette région avaient oublié leur religion, alors on publiait des livres pour la leur ré-inculquer », raconte-t-il dans un turc rugueux.
Aujourd’hui, les seuls livres en langue ouïghoure qu’on trouve au Xinjiang sont des ouvrages de propagande du Parti communiste
Dans les années 2010, l’éditeur commence à recueillir des ouvrages ouïghours, pas uniquement religieux, auprès de voyageurs en provenance du Xinjiang à qui il demande de rapporter « autant de livres que possible dans leurs valises ». Un travail d’autant plus précieux à partir de 2017, quand les autorités chinoises durcissent leur politique d’assimilation forcée à l’égard des minorités musulmanes. L’édition ouïghoure dans son ensemble est proscrite en Chine, et, un an plus tard, la minorité se voit interdite de quitter le pays. Intellectuels, auteurs, mais aussi employés du monde de l’édition sont arrêtés et condamnés à des peines de prison ou envoyés dans des camps de « rééducation ». « Aujourd’hui, les seuls livres en langue ouïghoure qu’on trouve au Xinjiang sont des ouvrages de propagande du Parti communiste rédigés par des cadres Han [l’ethnie majoritaire en Chine] », éclaire Léo Maillet, doctorant en cotutelle entre l’université de Genève et l’EHESS, spécialiste du monde ouïghour.
Livres d’histoire, recueils de poésie, romans ou encore manuels scolaires, en tout, ce sont près de 800 ouvrages qu’Abduljelil Turan parvient à collecter de la sorte. Seul employé de sa société, au train de vie très modeste, il numérise et republie ces livres en s’appuyant sur une myriade de traducteurs et de collaborateurs bénévoles. À son catalogue, on retrouve des auteurs contemporains en exil, telle la poétesse et romancière Hendan, installée à Istanbul depuis 2013, qui évoque notamment les camps d’internement au Xinjiang. Mais, ces temps-ci, l’un des livres qu’on lui demande le plus est Le Cadeau, de la psychologue américaine Edith Eger : un guide de « résilience », inspiré par son expérience de survivante de la Shoah.