Anatomie d’une débâcle française au Niger

Écrit par Joan Tilouine et Paul Deutschmann Illustré par Antoine Cossé
En ligne le 04 mars 2024
Anatomie d’une débâcle française au Niger
Le 26 juillet 2023, des putschistes renversent le président nigérien, Mohamed Bazoum, dernier allié de la France au Sahel. Un « ami » qu’Emmanuel Macron a tenté de sauver… en vain. L’histoire de cette chute raconte mieux qu’aucune autre les ressorts d’une débâcle historique dans une région en pleine recomposition géopolitique.
Article à retrouver dans la revue XXI n°65, Sport & luxe
28 minutes de lecture
Chapitre 1

La nuit où tout a basculé à Niamey

Paris, 15 septembre 2022, palais de l’Élysée. En ce début de soirée, une berline aux vitres teintées avance dans la cour d’honneur encore éclaboussée de lumière. Costume sombre, visage souriant barré d’une fine moustache, l’élégant président du Niger, Mohamed Bazoum, s’avance d’un pas sûr et prend chaleureusement dans les bras son homologue, Emmanuel Macron. Cette rencontre ne figure pas dans l’agenda officiel du chef de l’État français qui a bousculé son programme pour recevoir cet ami de passage à Paris d’où il s’envolera ensuite vers New York pour l’Assemblée générale des Nations unies. Le dernier allié de la France au Sahel vaut bien les honneurs et le secret. Le corps préfectoral s’est contenté d’un entretien écourté et les Journées européennes du patrimoine, dans la Creuse, attendront.

Les deux chefs d’État prennent place à table, sous les ors du Salon des portraits et les regards scrutateurs de souverains européens du XIXe siècle. Autour d’une noix de ris de veau rôtie et d’une tombée d’épinards, ils en viennent rapidement au sujet de leur rencontre et de leurs préoccupations : les juntes militaires du Mali et du Burkina Faso. Depuis 2020, de jeunes officiers ont pris le pouvoir par les armes à Bamako, puis à Ouagadougou, déterminés à réduire à néant l’influence de la France, considérée comme néocoloniale et accusée de collusion avec les djihadistes ou des mouvements rebelles touareg. Bazoum comme Macron s’inquiètent de voir ces putschistes impavides pactiser avec la Russie. Les mercenaires de Wagner se substituent peu à peu aux 4 000 militaires tricolores de l’opération Barkhane, assimilés à une force d’occupation et chassés du Mali en 2022.

Un exorciste contre la « Françafrique  »

Dans ce Sahel plus que jamais sous la pression d’une myriade de groupes armés se diffuse une rhétorique anti-occidentale panachée d’un néo-panafricanisme, porté entre autres par l’activiste franco-béninois Kemi Seba. Assumant volontiers avoir été un temps financé par les réseaux de propagande russe, ce soutien affiché des juntes multiplie les meetings sur le continent et les messages belliqueux sur les réseaux sociaux. À chaque fois, le quadragénaire en croisade harangue les foules, tel un pasteur exorciste contre la « Françafrique », ses « pions » et les dirigeants « traîtres » d’Afrique, dont Bazoum est, selon lui, « l’archétype ».

Ce soir de septembre à l’Élysée, entre le tsar Nicolas Ier et le pape Pie IV, le chef de l’État nigérien invite délicatement son « jeune frère », de dix-huit ans son cadet, à un exercice d’autocritique, à faire preuve de modestie face à la fatalité d’une débâcle. Car l’État français, subitement indésirable, pris pour cible et impuissant, se retrouve désemparé devant un tel changement de paradigme sur le terrain. Emmanuel Macron et ses conseillers militaires s’accrochent désespérément à ce Sahel dans lequel la France est enlisée depuis plus d’une décennie et dont ils ne comprennent plus les dynamiques.

Au risque d’exposer encore un peu plus Bazoum, Macron prévoit de rapatrier au Niger une partie des effectifs en cours de retrait du Mali.

En enfant de la zone dont il est l’un des plus fins connaisseurs, Mohamed Bazoum n’a cessé de partager ses analyses, d’éclairer avec patience et pédagogie ce partenaire. Un exercice auquel il se livrait déjà lorsqu’il faisait fonction de ministre des Affaires étrangères puis de l’Intérieur dans son pays. C’était sous la présidence de son « camarade » de lutte pour la démocratie, Mahamadou Issoufou, auquel il a succédé en avril 2021. Aussi ce soir-là, le locataire de l’Élysée l’écoute-t-il avec respect. Mais il pense déjà à la suite. Au risque d’exposer encore un peu plus son invité, Macron prévoit de réarticuler son dispositif militaire depuis Niamey, la capitale du Niger. Il compte y rapatrier une partie des effectifs en cours de retrait du Mali. C’est d’ailleurs pour lui le principal objectif de ce dîner.

Avec aplomb, le président français présente à un Bazoum repu sa nouvelle stratégie dite du « deuxième rideau ». Pierre angulaire de son « partenariat renouvelé » avec ses derniers alliés ouest-africains, ce concept politico-militaire vise à réduire la visibilité des troupes françaises dans le Sahel. Décriées et impopulaires, celles-ci ne sont plus censées opérer en solo contre les groupes djihadistes, mais doivent se contenter d’appuyer les forces nigériennes.

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Un brin dubitatif, Mohamed Bazoum rappelle de sa voix posée devoir composer avec une menace sécuritaire grandissante, deux pays frontaliers dirigés par des chefs de juntes imprévisibles, une jeunesse urbaine sensible aux discours de Kemi Seba et ses épigones de plus en plus véhéments. Le tout sur fond de situation économique dégradée dans l’un des pays les plus pauvres du continent africain. Fidèle à son allié français dans la lutte contre le djihadisme, il consent néanmoins à accueillir près d’un millier de militaires supplémentaires à Niamey. Les deux présidents se quittent en se prenant dans les bras, sans imaginer un instant que ce dîner pourrait être le dernier.

Deux semaines plus tard, le 30 septembre 2022, le jeune capitaine Ibrahim Traoré réussit un « coup d’État dans le coup d’État » au Burkina Faso, qui jouxte le Niger. À 34 ans, ce protégé du putschiste malien Assimi Goïta, s’impose comme le président de transition, destituant le colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba ouvertement favorable à un renforcement de la coopération avec la France. Le capitaine Traoré, lui, pioche dans la rhétorique et la puissante symbolique de feu Thomas Sankara, président du pays de 1983 à 1987 et martyr devenu un mythe panafricain. Là aussi, la France de Macron se retrouve progressivement écartée, ses diplomates privés d’interlocuteurs, ses militaires et agents de renseignement empêchés d’opérer, et tous priés de se retirer.

Une relation métaphysique entre les deux présidents

Ouvertement critique de ces juntes dont il méprise les dirigeants, Mohamed Bazoum, « l’ami de la France », se retrouve un peu plus esseulé dans la région. Dans son propre pays, ce président réputé intègre et déterminé à lutter contre la corruption irrite des hauts responsables politiques et militaires. À cela s’ajoute sa réorganisation du secteur pétrolier et de l’armée, un exercice périlleux. Mohamed Bazoum le sait bien : les militaires nigériens doivent être à la fois choyés et surveillés tant ils ont fait montre de leur capacité à renverser les pouvoirs en place – depuis l’indépendance en 1960, ils l’ont fait à quatre reprises. Il décide toutefois de remercier son chef d’état-major, le général Salifou Modi, fraîchement revenu du Mali où il s’est entretenu avec le putschiste malien Assimi Goïta, ce qui n’était pas prévu.

En ce mois d’avril 2023, le président nigérien pense l’écarter des intrigues de la capitale nigérienne en le nommant ambassadeur aux Émirats arabes unis. Dans la foulée, certains de ses plus fidèles conseillers le mettent en garde contre des desseins de déstabilisation par des responsables militaires. Des alertes qui se multiplient au cours des mois suivants, évoquant avec plus de précisions des complots ourdis par le chef de la garde présidentielle. Bazoum écoute, sans y prêter attention. « Je suis prêt à mourir pour mes idées, pour le Niger. Et je sais que cette fonction de président peut m’être fatale », répète-t-il avec calme et froideur à ses proches. Malgré un renforcement du dispositif de renseignement français à Niamey, Emmanuel Macron ne se doute pas un instant que la vie de son ami est en danger.

À l’enjeu stratégique que représente le Niger pour la France se conjugue une relation personnelle, littéraire voire métaphysique qui unit ces deux présidents. Entre Macron, un temps disciple de Paul Ricœur – qui inspira son entrée en politique –, et Bazoum, le philosophe doctorant de l’université de Dakar, ce fut une sorte de coup de foudre intellectuel dès leur première rencontre, au mitan des années 2010. Le dialogue s’est tout de suite révélé socratique, dans un respect teinté d’admiration entre les deux intellectuels aux trajectoires si différentes. Le Nigérien, issu d’une modeste famille arabe, est le seul de sa fratrie à avoir eu la chance de fréquenter les bancs de l’école. Après une thèse de philosophie politique sur Machiavel, il enseigne au Niger tout en luttant pour la démocratie au sein de syndicats et partis politiques.

Bazoum est l’un des rares présidents intellectuels, si ce n’est le seul, sur le continent africain.

Salim Mokaddem, ancien conseiller de Mohamed Bazoum et philosophe

Musulman et militant de gauche, il s’enivre de la pensée du grand intellectuel béninois Paulin Hountondji, qui revisite Karl Marx en l’appliquant aux spécificités africaines. Intime de conseillers de Mouammar Kadhafi et membre de l’Internationale socialiste, Bazoum étudie, observe et parfois contribue à provoquer certaines des luttes pour la démocratie en Afrique de l’Ouest francophone, de la révolution de 2011 en Libye à la chute de Blaise Compaoré au Burkina Faso, en passant par la gestion des mouvements rebelles du nord du Niger. Lecteur frénétique, pétillant d’esprit, il dévore les ouvrages des Français Henri Lefebvre et Régis Debray, de l’économiste marxiste Samir Amin, des grandes figures du panafricanisme – ce mouvement idéologique de lutte contre la discrimination raciale, le colonialisme et pour une unité africaine. Il s’imprègne également de Rousseau, de Nietzsche et de Hegel que lui recommandait son ami d’enfance et conseiller à la présidence, le philosophe Salim Mokaddem.

Avec Macron qui l’intéresse par son énergie et ses réflexions sur l’action politique, Bazoum aime à phosphorer sur les grands enjeux des relations internationales, les fluctuations des rapports de force et la place de l’Afrique dans un monde troublé. Macron apprécie ces échanges d’idées, un brin fasciné par l’érudition de son homologue. « Bazoum est l’un des rares présidents intellectuels, si ce n’est le seul, sur le continent africain. Et contrairement à Macron qui semble aller à contre-sens de la pensée de Ricœur, lui s’est nourri de ses maîtres à penser pour éclairer l’action politique et élaborer ses réformes, se souvient Salim Mokaddem, installé à Montpellier où il est aussi professeur associé de philosophie à l’université. Tous deux se retrouvaient autour d’une forme d’intelligence de la situation mais n’ont pas su anticiper le risque de coup d’État ni entendre les mises en garde des conseillers, dont les miennes. Car nous avions des indices concordants. Mi-juillet, je l’ai averti, comme d’autres, d’un risque élevé de putsch militaire. »

Niamey, 26 juillet 2023, 6 h 50, enceinte du palais présidentiel. Bazoum termine sa prière de l’aube lorsqu’il entend un brouhaha inhabituel. Une trentaine de soldats de sa garde s’agitent autour de la résidence, lovée dans leur camp. Le chef de l’État croit à une saute d’humeur, une action improvisée. Il rassure son épouse et leur fils de 22 ans, Salem, venu pour les vacances depuis Dubaï, où il vient de s’installer pour les études. Ce général Tchiani, qui dirige la garde présidentielle, il ne l’a jamais vraiment considéré, goûtant peu sa brutalité et son opportunisme. C’est un proche de l’ancien président Issoufou qui avait demandé, avec insistance, à ce que Bazoum le maintienne en fonction.

Macron aux antipodes

À 7 h 15, Bazoum s’isole dans une pièce de sa vaste résidence pour téléphoner à l’ambassadeur de France au Niger, Sylvain Itté. Sur l’instant, le président pense qu’il s’agit d’une simple tentative d’intimidation du général Tchiani, qui semble avoir agi seul, sans avoir consulté au préalable les poids lourds de l’armée comme le général Salifou Modi. À 7 h 18, le diplomate français estime néanmoins nécessaire de partager son inquiétude avec l’Élysée dans l’espoir de mobiliser le président Macron puis le cabinet de la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna. Tous deux se trouvent aux antipodes, en tournée en Océanie.

La situation en cours à Niamey reste floue. En milieu de matinée, le général Tchiani et ses affidés se font de plus en plus déterminés et irrationnels. Ils empêchent le chef de l’État de quitter sa résidence, menaçant même d’ouvrir le feu à bout portant. Cette fois, Bazoum demande à l’ambassadeur de France un « show of force » : un vol d’avions de combat à très basse altitude pour intimider la poignée de militaires. Cette procédure requiert un ordre du chef de l’État français alors dans son bureau de l’A330 présidentiel, entre Nouméa et le Vanuatu.

Chapitre 2

À l’aube, rien ne va plus au Sahel

Chapitre 2 À l’aube, rien ne va plus au Sahel

Il est midi à Niamey et 23 heures en Mélanésie ce mercredi 26 juillet 2023. Emmanuel Macron comprend qu’un putsch est en cours au Niger et que l’intégrité physique de son ami le président Mohamed Bazoum est en jeu. Depuis le début de la matinée, il est séquestré dans sa résidence avec la première dame et leur fils, par la garde présidentielle cornaquée par le général Abdourahmane Tchiani. Le dernier allié de la France au Sahel risque de basculer dans une nouvelle ère d’incertitude, de connaître le même sort que le Mali et le Burkina Faso, déjà emportés par les putschs.

À bord de son avion qui survole une mer de Corail irisée par les étoiles, Emmanuel Macron ordonne la mise en place d’une cellule de crise conduite par son chef d’état-major particulier. Celle-ci est chargée de se coordonner avec le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) à Paris, pour préparer une éventuelle manœuvre militaire. Dans l’urgence, des scénarios d’interventions menées par les forces spéciales sont esquissés en vue de libérer Bazoum et d’empêcher ce qui est désormais considéré comme un coup d’État.

Réflexes « paternalistes »

À sa descente d’avion, le président ne laisse rien paraître. Sourire décontracté et traditionnel collier de fleurs autour du cou, il s’efforce de ne pas laisser planer sur cette visite historique – la première d’un président français depuis 1966 dans l’archipel du Vanuatu – l’ombre du dossier sahélien qui lui échappe. Comment oublier que, dix jours après son investiture, le successeur de François Hollande avait consacré son premier déplacement à l’étranger au Mali, pour y rencontrer les soldats français de Barkhane ? L’attention avait plu au sein d’une Grande Muette qui observait avec circonspection les premiers pas du plus jeune chef des armées de la Ve République.

Mais l’assurance avec laquelle il avait prononcé son discours en novembre 2017 à l’université de Ouagadougou, pour présenter les bases d’une politique renouvelée de Paris à l’égard de ses anciennes colonies, pensée comme résolument post-coloniale, avait été perçue par beaucoup comme une forme d’arrogance anachronique et déplacée. Ses propos avaient encore un peu plus crispé une jeunesse africaine mondialisée pour qui cette France déclinante peinait à se débarrasser de ses vieux réflexes « paternalistes », voire « impérialistes ». Par la suite, ses leçons sur la démocratie ont autant amusé qu’elles ont exaspéré : elles se sont en effet vite heurtées à une politique africaine à géométrie variable, menée au gré des intérêts français. C’est aussi cette inconstance politique, cette diplomatie dirigée en partie par des militaires de plus en plus influents, cette incapacité à traiter d’égal à égal et à dissiper la brume complotiste qui se cristallise au Niger.

Avec Mohamed Bazoum, Niamey constitue le dernier rempart contre l’ivresse du pouvoir d’une frange souverainiste de l’élite militaire sahélienne avide de nouvelles alliances avec des puissances peu regardantes sur les affaires intérieures, de Moscou à Abou Dhabi, de Pékin à Ankara. Au Mali puis au Burkina Faso, les putschistes gouvernent vaille que vaille en se jetant dans les bras de la Russie qui les aide sur le plan militaire mais aussi politique à structurer ce qui devient un système autoritaire.

Des putschistes parrainés par la Russie

En éclaireur, le général nigérien Salifou Modi a déjà secrètement pris attache avec ces juntes des pays voisins. Chef d’état-major des armées limogé par Bazoum, qui pensait le neutraliser en le nommant ambassadeur aux Émirats arabes unis, il n’a pas songé un instant à se muer en diplomate. Mais ni les services de renseignement français ni ceux du Niger n’ont eu connaissance de son déplacement à Ouagadougou le 24 juillet.

Dans un hôtel de la capitale burkinabè, le général Modi y a discrètement retrouvé le ministre de la Défense malien, le colonel Sadio Camara, principal interlocuteur de Moscou et des caciques de la nébuleuse paramilitaire Wagner. Un troisième homme a participé à ce conclave confidentiel : un diplomate burkinabè en poste à Niamey et particulièrement hostile au pouvoir de Bazoum qu’il rêve de renverser. Ensemble, ils ont imaginé les contours d’une future junte nigérienne alliée à celles au pouvoir à Bamako et Ouagadougou. Une sorte de trilatérale putschiste parrainée par le nouveau partenaire russe aux capacités fantasmées et à la puissance magnifiée.

Un grain de sable à Niamey leur a permis de passer à l’action deux jours plus tard. Le 26 juillet 2023 à l’aube, Abdourahamane Tchiani, le chef de la garde présidentielle que Bazoum n’apprécie guère, a refusé d’être mis à la retraite. Le vieux général a pris en otage le président nigérien, son épouse et leur fils. N’ayant pas au préalable associé le général Modi ni les autres caciques de l’armée, il a rapidement négocié leur ralliement, n’hésitant pas à évoquer la possibilité d’assassiner lui-même le chef de l’État d’une balle dans la tête. Des confins de l’Océanie, le président Macron se donne donc une mission : extirper des griffes d’un général vénal et brutal l’unique président démocrate et progressiste du Sahel, qu’il considère comme l’un de ses plus brillants esprits.

Macron enchaîne les discussions avec une poignée de ses homologues ouest-africains.

Au Vanuatu, Emmanuel Macron décline sa stratégie pour l’Indo-Pacifique face aux « nouveaux impérialismes », comme il le formule, mais son esprit est à Niamey. Il abrège son passage au Festival des arts mélanésiens pour s’enquérir de l’évolution de la situation de Bazoum dont le nom s’affiche sur son téléphone. Un message WhatsApp dans lequel l’otage sollicite désormais une opération militaire française pour le libérer. Une telle demande par ce canal est toutefois jugée non recevable par l’état-major français, qui se montre réticent à mobiliser des commandos d’élite.

Comme ultime recours, le ministre des Affaires étrangères nigérien déclaré Premier ministre par intérim, Hassoumi Massaoudou, transmet dans l’après-midi à Paris une lettre officielle de demande d’intervention. Le chef de la garde nationale, Sidi Mahamadou, resté fidèle au président, fait de même. Ce haut gradé a résisté aux pressions du chef de la garde présidentielle, ce qui lui vaut d’être traqué. Leurs requêtes entrent cette fois dans le cadre légal d’une potentielle action militaire française.

Échange au bord de la piscine

Emmanuel Macron reste en lien permanent avec Mohamed Bazoum – les geôliers n’ont alors pas trouvé ses téléphones –, tout en enchaînant les discussions avec une poignée de ses homologues ouest-africains. Le Français s’entretient longuement avec Alassane Ouattara, alors au bord de la piscine de sa résidence de Mougins, dans le sud de la France. Le chef d’État ivoirien décide de mettre un terme à ses vacances pour rejoindre en urgence Abidjan.

Dans le même temps, Macron tient à échanger avec le secrétaire d’État américain et les présidents du Bénin, du Nigeria, du Ghana et du Sénégal, derniers dirigeants de la région à ne pas avoir rompu avec Paris. Fustigeant les putschs, qu’ils redoutent avec anxiété, ces ennemis des juntes dépassés par l’influence grandissante de la Russie se mobilisent au sein de l’organisation régionale ouest-africaine, la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest). Ils songent à décréter des sanctions économiques, voire à constituer une force régionale. Tous s’étonnent de l’attitude de l’ancien président nigérien, Mahamadou Issoufou, louvoyant, mal à l’aise au téléphone. Son incapacité à ramener à la raison le général Tchiani intrigue et éveille les soupçons.

Cinq agents de renseignement français se trouvent bloqués à la présidence dont personne n’a le droit de sortir.

Au Mali, au Burkina Faso et en Russie – où s’ouvre dès le lendemain le sommet Russie-Afrique –, la situation est suivie en temps réel. Tous sont suspendus à une réaction de Paris. Environ 1 500 militaires français stationnent au Niger. Ainsi qu’une vingtaine d’agents de renseignement. Or, justement, cinq d’entre eux se trouvent actuellement pris au piège, bloqués à la présidence dont personne n’a le droit de sortir. Ordre du général Tchiani. Comment expliquer leur présence ? Le quintet de fonctionnaires de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) avait été dépêché à Niamey pour piloter un puissant système d’écoute livré par la France à Mohamed Bazoum, conformément à une tradition de « l’ancien monde ».

Dès les premières heures du coup d’État, ils ont eu pour ordre de désactiver ce dispositif, fabriqué par une filiale du groupe français Thales afin d’éviter que ce dernier tombe dans les mains des putschistes. Une mission périlleuse mais réussie, ou presque. Les cinq espions coincés ne savent maintenant plus comment s’extraire du palais présidentiel. Boulevard Mortier, à Paris, au siège de la DGSE, le dossier embarrasse. Leur chef de poste à Niamey est en congé, et les diplomates découvrent l’existence de ces agents secrets qui complexifient un peu plus la situation. Il faut désormais libérer Bazoum et ces cinq « clandestins » français. 

Mission chirurgicale dans la capitale

Jeudi 27 juillet 2023, 1 h 15, heure de Paris et de Niamey. Le président français donne l’ordre à son chef d’état-major de préparer avec le CPCO une intervention dans les plus brefs délais, conjointement avec la garde nationale du Niger. Son chef, Sidi Mahamadou, prétend pouvoir réunir 500 éléments éprouvés et loyaux à Bazoum, de même que dix véhicules blindés. Sur le tarmac de la base française 101, des commandos des troupes d’élite affinent cette mission risquée, qui doit être rapide et chirurgicale. Une quarantaine de soldats des forces spéciales sont dépêchés en toute discrétion au camp de la garde nationale, situé à deux kilomètres de l’enceinte présidentielle. Claquemurée, Niamey s’assoupit dans l’angoisse. Quelques coups de feu retentissent au bord du fleuve Niger. Des informations contradictoires se diffusent dans la rue comme sur les réseaux sociaux saturés par des activistes numériques à la solde des putschistes et de la Russie.

Le déclenchement de l’opération terrestre et aérienne française est d’abord prévu à 3 h 15. Mais les militaires font état d’un problème technique sur un hélicoptère. Ils sont également confrontés à l’indisponibilité de plusieurs véhicules blindés légers. La garde nationale nigérienne, elle, se révèle divisée – seul son chef croit, vainement, pouvoir mobiliser les troupes. L’ambassadeur Sylvain Itté, dépourvu du soutien de sa hiérarchie au Quai d’Orsay – qui peine à s’extirper de la torpeur estivale –, tente de presser les militaires d’exécuter l’ordre du président Macron. Une nouvelle tentative avorte dans l’heure, pour cause de pluie fine, puis une fois encore en raison de vents de sable.

Rapidement aperçus par des militaires nigériens, les soldats d’élite doivent regagner leur campement.

En réalité, les militaires français composent avec une série d’embûches moins avouables et plus prosaïques. Ils ne disposent pas de cartographie à jour et complète de Niamey, pas plus que du plan précis du compound présidentiel qui s’étend de part et d’autre du boulevard de la République. Un petit groupe de soldats d’élite s’est essayé à un discret repérage des lieux en ville. Rapidement aperçus par des militaires nigériens, ils n’ont eu d’autre choix que de regagner leur campement.

Le commandement tricolore comprend aussi qu’ils n’ont plus d’alliés au sein de cette armée nigérienne qui les maintient à distance, voire les défie et les humilie depuis plusieurs mois. « Pour sortir par la route et faire décoller nos hélicoptères, on avait besoin de l’aval de l’armée nigérienne. Or ce soir-là, on nous a poliment mais fermement fait comprendre que ce ne serait pas possible », confie un haut gradé français en poste à Niamey.

La nuit s’estompe lorsque les muezzins percent le silence pour rassembler les fidèles. Le signal que l’opération ne pourra plus avoir lieu. La ville s’éveille, les faubourgs se remplissent et la situation s’éclaircit pour le peuple de Niamey. La garde nationale se disperse, et son chef finit par se faire arrêter par les putschistes. L’armée nigérienne et ses caciques – dont le général Salifou Modi – basculent bon gré mal gré du côté du général Tchiani. Dans sa résidence, Bazoum, la première dame et leur fils prient, des armes lourdes pointées sur leur porte d’entrée et des explosifs dispersés tout autour du palais.    

Un épisode secret

« Une accumulation de graves dysfonctionnements », tranche, laconique, un officiel français. Entre le ministère des Affaires étrangères, le commandement militaire et la Direction générale de la sécurité extérieure, l’échec de cette opération jette une lumière crue sur les failles du dispositif. Dès le lendemain, Paris entame les négociations pour récupérer les cinq agents de la DGSE restés 36 heures entre les mains des putschistes, qui acceptent de les libérer. L’épisode, resté secret, fera l’objet d’un discret rapport remis à Emmanuel Macron qui lance malgré tout le projet d’une nouvelle intervention militaire, cette fois coordonnée avec Abidjan, Dakar, Cotonou et Abuja. L’état-major français peine à masquer ses réserves et privilégie le maintien du dialogue avec les putschistes, pensant que la fraternité d’armes pourrait primer sur le politique. Et puis, il est trop tard. Les concepts d’opérations seront finalement relégués aux archives.

En coulisses, Paris et ses alliés de la Cedeao ont dû également faire face à une défection de taille : le refus catégorique de Washington de soutenir une telle manœuvre militaire, dans l’espoir de préserver ses intérêts au Niger. Sa base aérienne 201 dans la zone septentrionale du pays, notamment, lui est cruciale pour faire décoller les drones et glaner des renseignements en Libye. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a chargé sa numéro 2, Victoria Nuland, de transmettre le message – non sans susciter l’ire de plusieurs chefs d’État ouest-africains, à commencer par l’Ivoirien Alassane Ouattara avec qui l’entretien téléphonique a été tendu. Bazoum, en politicien madré, comprend que le rapport de force tourne en sa défaveur. Mais il refuse de signer la lettre de démission que les putschistes lui soumettent avec insistance.

L’Algérie aux abonnés absents

L’âme en peine, le président nigérien ne peut s’empêcher de partager ses réflexions avec ses proches sur le cynisme du grand jeu des relations internationales qu’il a tant pratiqué, les alliances qui se défont et les trahisons. À commencer par celle de l’ancien président Issoufou, son frère de lutte et ami depuis près de quatre décennies : celui qui lui rend visite dans sa prison dorée et peine à cacher sa gêne lorsqu’il présente son projet de médiation avec le général Tchiani dont il est si proche et qu’il semble soutenir dans l’ombre. « Ma déception n’a pas d’égale », se contente de glisser Bazoum à son entourage.

Son autre désillusion vient du puissant voisin du nord, l’Algérie, dont il a tant admiré la révolution, la lutte pour l’indépendance et le peuple fier. Cette fois, ses amis au pouvoir à Alger, qui l’ont tant aidé, n’ont pas su s’impliquer et peser en sa faveur, par realpolitik et par manque de leviers pour ramener à la raison les putschistes. Bazoum se réfugie dans les livres, condamné à tenir dans cette résidence devenue sa prison. Ses conditions de détention se détériorent, l’électricité est coupée, les visites de son médecin personnel qui apporte les repas se font de plus en plus rares. Il ne se plaint pas. Les putschistes « ne savent pas que, petit, je marchais des semaines avec un chameau dans le Sahara », dit-il en riant à ses proches qui lui font la chronique de la situation du pays.

La junte a désormais un nom, le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie, et un président, le général Tchiani, un numéro 2, le général Modi, et de nouveaux alliés à Bamako, Ouagadougou et Moscou. L’activiste franco-béninois Kemi Seba, à la rhétorique anti-occidentale panachée de néo-panafricanisme, structure ses réseaux locaux pour accompagner cette transition en lien direct avec le nouveau président putschiste. La France devient une cible, son ambassade est attaquée par la foule et ses militaires contraints de quitter le pays. Avec son téléphone, qu’il recharge en catimini grâce au mini-panneau solaire de son fils qui prévoyait de camper dans le désert, Bazoum continue d’échanger avec Macron, l’un de ses ultimes soutiens occidentaux. Les discussions ne portent plus sur l’éthique et la politique du pouvoir, mais sur le courage et la fidélité en amitié. Les geôliers ont fini par lui retirer son mobile. Le 18 octobre 2023, le président français a tenté de le joindre. Il est tombé sur son répondeur.

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