« Je savais qu’on allait me le reprocher et je m’en fous. » Combatif, les yeux froncés, François-Marie Bréon n’en démord pas. Ce climatologue de 60 ans, l’un des auteurs du cinquième rapport du GIEC, est l’actuel titulaire de la chaire annuelle Avenir Commun Durable du Collège de France. Depuis son pupitre du Quartier latin, il démontre que la variabilité des températures n’a rien de naturel, ou que la hausse de la fréquence des canicules est incontestable. Mais ce spécialiste de l’utilisation des données satellitaires ne compte pas rougir du nom du « grand mécène », comme est tenu de l’appeler le Collège de France, qui permet au cycle annuel de conférences de se tenir : TotalEnergies.
Les conditions du financement de la chaire par la firme pétrolière sont longtemps restées inconnues du public, malgré la pression de l’ONG Greenpeace, qui avait organisé en 2021 une action devant les grilles du 11 place Marcelin-Berthelot. C’était sans compter sur la pugnacité de Sebastian Nowenstein, un citoyen engagé pour la transparence : dans le cadre d’un projet éducatif, ce professeur lillois a sollicité le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et a obtenu, le 2 juin 2025, que le prestigieux établissement public livre ses secrets.
« Urgence climatique »
Le 13 juin 2025, le Collège de France nous a communiqué ce contrat de 26 pages qui interroge la liberté académique dont doit se prévaloir un lieu de savoir. Le texte prévoit que Total octroie la somme de 2 millions d’euros pour l’animation, de 2021 à 2026, de cette chaire. Chaque année y siège un scientifique qui s’est illustré dans sa discipline, comme l’économiste Christian Gollier ou le professeur d’histoire environnementale Kyle Harper. Une initiative visant à « s’engager et prendre part [au] combat » de la « transition écologique et énergétique » à l’heure de l’« urgence climatique », comme l’indique le site web Avenir Commun Durable.
En échange de cette donation, le Collège de France a consenti à une clause dite de non-dénigrement, c’est-à-dire qu’il s’engage à s’abstenir de « toute communication directe ou indirecte, écrite ou orale, susceptible de porter atteinte à l’image et à la notoriété » de la multinationale. Laquelle ne voit pas de contradiction à reconnaître, dans le même souffle, que « la réussite, la richesse intellectuelle, l’impact et le rayonnement de l’initiative Avenir Commun Durable reposent sur la réputation d’indépendance […] du Collège de France ».
Une convention confidentielle
Cet engagement n’est pas un fait isolé : les rares conventions ayant fait surface dans les dernières années signalent que les établissements publics sont de plus en plus nombreux à s’enchaîner de la sorte à de grandes entreprises. Et ceci, s’assurent les services juridiques des généreux mécènes, dans le secret. Ainsi de la convention entre Total et le Collège de France, dont il est prévu que son contenu « est confidentiel et ne peut faire l’objet d’aucune divulgation à des tiers ».
Contacté, l’établissement précise que la clause de non-dénigrement concerne « les déclarations publiques institutionnelles des parties, quel qu’en soit le canal » et non « les productions scientifiques du Collège de France ni les conférences qui y sont données, qui relèvent de la seule liberté académique et de recherche des intervenants ».
Si on m’avait dit qu’il ne fallait pas dénigrer Total, j’aurais dit OK, je comprends.
Le climatologue François-Marie Bréon
Pour ce qui est des conférences organisées par François-Marie Bréon, on ne trouve effectivement nulle trace d’intervention directe de Total. Le climatologue, qui a fait la majorité de sa carrière au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et ne connaissait pas cette convention, affirme qu’il est « bien clair que les mécènes n’ont aucun regard ni aucune influence sur les propos qui y sont tenus ». Et qu’il est libre d’inviter qui il veut.
Pourtant, ajoute-t-il d’un ton de défi, « si une telle obligation [de non-dénigrement] existait, cela ne me choquerait pas. Cela vous choque, vous, que l’entreprise Total demande à n’être pas dénigrée dans le cadre de la chaire qu’elle finance ? Si on m’avait dit qu’il ne fallait pas dénigrer Total, j’aurais dit OK, je comprends. » Mis au courant de l’existence de cette clause par la revue XXI, il considère qu’elle n’est pas de nature à inquiéter la liberté des chercheurs.
Éducation populaire
Contre le mur de la pièce où est assis l’expert des observations spatiales du climat, se tient son vélo de route. Ce pédagogue des bouleversements écologiques, qui dit avoir arrêté de prendre l’avion et vient au Collège de France en RER, estime « qu’on ne fera pas la transition énergétique sans les industriels et qu’il faut travailler avec eux ». Et juge qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts, puisque son engagement – rémunéré par l’établissement public – ne dure qu’un an.
Dans ce cadre, certifie-t-il, il n’a jamais eu le moindre contact avec des employés de Total. Après tout, même les sièges réservés pour les salariés de la multinationale qui voudraient suivre les conférences du Collège de France restent invariablement vides. « L’argent apporté par Total m’a permis de faire de l’éducation populaire, relance-t-il. Je pense que les cours que j’ai faits sont utiles. »
En effet, la convention prévoit une myriade d’actions en direction du public. S’y trouvent pêle-mêle la commande d’un sondage auprès des 18-30 ans, l’ambition de cibler les associations jeunes et engagées sur les questions climatiques, ou la publication d’un livre collectif, La Ville du futur, paru en mai 2025 sous la direction de l’historien Patrick Boucheron et du microbiologiste Philippe Sansonetti. Des initiatives assorties de l’obligation d’afficher – des publications officielles jusqu’aux vidéos YouTube – le nom et le logo du « grand mécène ».
Donation défiscalisée
Matthieu Lequesne est l’un des fondateurs de l’association Acadamia, qui milite pour la publicité des contrats de mécénat dans l’enseignement supérieur. Il a déjà consulté plusieurs documents du genre : celui de la BNP-Paribas avec l’université Paris Sciences et Lettres (PSL), celui d’EDF avec l’École polytechnique, et celui de Total avec l’université de Strasbourg. « Je n’ai jamais vu une convention avec un tel niveau de détail en ce qui concerne les actions en direction du public et de la jeunesse, dit-il après examen de celle du Collège de France. Voir qu’ils sont ciblés directement par la stratégie de communication de Total n’est pas surprenant, mais il est très rare de le voir écrit noir sur blanc. »
Pour cette modique donation de 2 millions d’euros défiscalisés sur cinq ans, le nom de Total se trouve associé à l’établissement fondé en 1530 par François Ier, et aux plus prestigieux savants de la chose climatique parmi lesquels des auteurs du GIEC comme François-Marie Bréon ou l’économiste Christian Gollier.
L’arme de la résiliation
Sur ses activités d’éducation scientifique, explique le Collège de France à XXI, « les mécènes n’ont évidemment absolument aucun droit de regard […] et ne sont consultés en rien autour de la programmation des activités et de l’utilisation des fonds collectés ». La nuance est subtile : le donateur n’a aucun droit de regard sur les activités, mais elles ont été décidées et fléchées au moment de l’établissement de la convention.
Et un précédent prouve que Total se réserve toujours un moyen de contrôle : la résiliation pure et simple. En 2020, le pétrolier avait informé l’université de Strasbourg de l’interruption unilatérale d’une convention de mécénat pourtant prévue jusqu’en 2023. « Nous constatons un écart important entre ce qui était attendu et ce qui a été réalisé », avait alors tranché la multinationale, insatisfaite de l’impact des actions auprès des étudiants, dans une lettre révélée par Rue89 Strasbourg.
Polytechnique résiste
Le leader français des hydrocarbures est loin d’en être à son coup d’essai, et si quelqu’un est bien placé pour le savoir, c’est Matthieu Lequesne. Cet ancien étudiant de Polytechnique a participé en 2020 à la bataille remportée par les élèves contre leur école pour contrecarrer le projet d’y installer, au beau milieu du campus, un vaste complexe aux couleurs de la firme pétrolière. L’enjeu était d’autant plus explosif que siège au conseil d’administration de l’« X » un ancien élève, Patrick Pouyanné, l’actuel PDG de Total.
Après l’abandon du projet, la grande école d’ingénieurs a refusé de communiquer au trublion en chef les conditions de sa convention de mécénat, et l’affaire a fini devant la justice. En octobre 2023, le tribunal administratif de Versailles a donné raison à Matthieu Lequesne mais Polytechnique, déterminée à ne rien divulguer au nom du secret des affaires, a porté le dossier jusqu’au Conseil d’État.
Une loi pour cadrer le flou
La décision de ce dernier, attendue dans les prochains mois, pourrait ouvrir une ère de transparence sans précédent dans un milieu de l’enseignement supérieur en difficulté budgétaire croissante (les universités ont encore perdu 1 milliard d’euros de budget entre 2024 et 2025). Et rendu, de fait, de plus en plus dépendant de la générosité des mécènes.
Une proposition de loi déposée en avril par le sénateur Adel Ziane entend cadrer le flou dans lequel se déploient actuellement les conventions de mécénat, leurs règles opaques et leurs clauses de non-dénigrement. Son texte propose d’ajouter au Code de l’éducation la ligne suivante : « Aucune clause contractuelle ne peut entraver l’indépendance d’un travail de recherche, dans sa définition, sa méthode, son périmètre et ses conclusions. »
