Narendra Modi, le rouleau compresseur hindou

Écrit par Célia Mercier Illustré par Wassim Boutaleb
Narendra Modi, le rouleau compresseur hindou
Depuis le 19 avril, et jusqu’au 1er juin, un milliard d’électeurs indiens sont appelés aux urnes pour les élections législatives. Narendra Modi est donné favori du scrutin. En 2015, « XXI » retraçait le parcours du premier ministre de la plus grande démocratie du monde, alors élu depuis quelques mois. Le petit vendeur de thé Narendra Modi venait d’accomplir une vertigineuse ascension en prenant le contre-pied de l’héritage de Gandhi, l’apôtre de la non-violence.
Paru en avril 2015
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Sans même réfléchir, le petit garçon courageux se jette dans un lac ­rempli de crocodiles pour ramener à ses amis un ballon qui a atterri dans l’eau. De retour dans sa modeste ­maison, ­l’enfant passe le balai, donne à manger à sa petite sœur, prépare des remèdes traditionnels pour sa mère malade, libère un oiseau aux pattes emmêlées dans un fil et récolte de l’argent pour réparer son école…

Le Petit Narendra est une bande dessinée édifiante, dégoulinante de bons sentiments. Distribuée pendant la campagne électorale de 2014, elle raconte l’enfance d’un « vendeur de thé » devenu Premier ministre de la plus grande démocratie au monde. La merveilleuse ­histoire d’un enfant patriotique, obéissant, ­toujours au service des autres…

Narendra Modi cultive l’image d’un homme simple, végétarien, yogi, menant une vie ascétique, sans charge familiale, et donc non corrompu. « Le petit peuple se dit : “Il est comme nous, il n’est pas né avec une cuillère en argent dans la bouche, il n’a pas le teint clair des personnes de hautes castes” », explique un journaliste de Delhi. Icône du parti nationaliste hindou, il se veut à l’opposé de Rahul Gandhi, son rival du parti du Congrès qu’il ­surnomme le « prince ». Rahul, bel homme de 44 ans, arrière-petit-fils de Nehru, petit-fils ­d’Indira Gandhi, fils de Rajiv et Sonia Gandhi, incarne un parti usé par dix ans de pouvoir. ­Narendra Modi est un orateur charismatique qui s’affiche en « homme du développement économique ».

À la tête d’une région prospère, il lamine l’héritier insipide et hésitant. Son parti, le BJP, l’emporte avec 282 sièges, contre seulement 44 pour le Congrès. « Il parle investissement, gouvernance. Il a une approche d’entrepreneur. C’est un homme ­d’action qui dégage une impression de force, les femmes l’adorent », constate un journaliste de Delhi.

Surfer sur un raz-de-marée

Sa campagne est un modèle de communication. Pour convaincre les 814 millions d’électeurs indiens, il engage une grande firme de relations publiques américaines basée à Washington et lance la mode des masques à son effigie. Il diffuse aussi ses interventions par hologrammes afin d’être simultanément présent en 3D dans des dizaines de meetings et crée une télévision sur Internet, la NaMo TV, comme Narendra Modi… ou comme « se prosterner » en hindi. Vendu en « homme providentiel », il surfe sur un raz-de-marée. Le voici qui préside désormais aux destinées de 1,25 milliard d’Indiens.

Loin des palais de Delhi, l’histoire du petit « tchaï-wala » – le « vendeur de thé » – commence dans le Gujarat, un État de la Fédération indienne baigné par les flots de la mer d’Arabie. Au nord-ouest, un immense désert de sel, le Rann de Kutch, délimite la frontière avec le Pakistan voisin, le frère ennemi né de la sanglante partition en 1947 de l’Empire britannique des Indes. Des centaines de milliers d’hindous et de musulmans ont alors ­traversé, en sens contraire, ce désert : les musulmans pour ­rallier Karachi, capitale de la jeune ­République ­islamique ; les hindous pour se ­réfugier au Gujarat.

Soixante-dix ans plus tard, la blessure historique reste vive dans cet État de soixante millions d’habitants qui donna naissance à Gandhi, le père fondateur de l’Inde indépendante. C’est de son ashram d’Ahmedabad, la grande ville du Gujarat, que le Mahatma lança en 1930 sa « marche du sel » contre les colons britanniques.

Il nageait au milieu des crocodiles

Modi est né en 1950 à Vadnagar, une cité médiévale qui fut capitale du Gujarat, mais est aujourd’hui bétonnée et sans charme. Ses 25 000 habitants sont à deux heures d’Ahmedabad par une route asphaltée, parsemée de cadavres de chiens écrasés. Le petit quartier populaire où vivait la famille de l’actuel Premier ministre est un dédale de ruelles étroites encadrées de maisons basses et colorées. Les vaches sacrées y mâchent des sacs plastiques dans les amas de poubelles, les gamins tirent des cerfs-volants au-dessus des toits. 

Sur le pas des portes, les vieillards chiquent du bétel. Une ancienne institutrice aux longs cheveux blancs, Hiraben, 80 ans, lit son journal. Elle a été professeure du petit Modi pendant un an : « C’était un bon élève qui faisait ses devoirs. Très discipliné, toujours bien habillé et sportif ! » Elle désigne une maison de deux étages, rachetée voici quinze ans par une famille de la caste des prêtres hindous : il y vivait avec ses trois frères et ses deux sœurs. « Ils n’étaient pas riches, mais pas misérables non plus. »

Les parents de Modi sont de la basse caste des presseurs d’huile, une communauté de petits ­artisans urbains. À l’époque, son père est vendeur de thé à la gare ferroviaire, où arrivent chaque jour quatre trains à vapeur. Sur le quai, aujourd’hui, un simple toit de tôle protège du soleil les voyageurs assoupis qui attendent l’unique train ­quotidien. Bavesh, 33 ans, occupe la place du « vendeur de thé ». Il le verse dans des gobelets en ­plastique avec du lait bouillant. L’ascension sociale de son ­prédécesseur le fait rêver : « Modi est une ­inspiration pour notre ville ! On ne pensait pas que quelqu’un de chez nous deviendrait célèbre », dit ce père de trois enfants qui gagne deux cents euros par mois

À quelques kilomètres, un lac aux flots grisâtres s’étire, d’où émerge un îlot bétonné. C’est le fameux lac où le Petit Narendra de la bande dessinée nageait au milieu des crocodiles. Une famille se purifie sur les berges après une crémation. Les crocodiles sont morts, dit-on, après une période de sécheresse. Sur l’îlot, le fils du pays a fait construire un amphithéâtre en ciment et une aire de jeux pour enfants, déjà rouillée.

Son destin bascule quand il découvre, à 8 ans, un mouvement nationaliste et paramilitaire, chantre de la « suprématie hindoue ».

Dans le cours normal d’une vie à Vadnagar, Modi serait sans doute devenu vendeur de thé, comme son père. Son destin bascule quand il découvre, à 8 ans, une association qui se présente comme culturelle, la RSS ou Organisation des volontaires nationaux. Ce mouvement nationaliste et paramilitaire, chantre de l’hindutva, la « suprématie hindoue », a été créé en 1925 sur le modèle des mouvements de jeunesse fascistes européens. La RSS entend restaurer un passé glorieux antérieur à la domination musulmane des empereurs moghols. Dans sa quête d’une « pureté originelle », l’idéologie de l’hindutva se forge surtout dans le rejet de l’islam, la religion de 15 % des Indiens.

Le mouvement a été interdit trois fois au cours de son histoire. La première, en 1948, lorsqu’un ancien membre de l’organisation assassine ­Gandhi, considéré comme « vendu aux musulmans ». La deuxième, en 1975, avec la proclamation de l’état d’urgence dans tout le pays. La dernière, en 1992, après la destruction d’une mosquée par une foule exaltée d’extrémistes hindous.

Implantée dans tout le pays, l’organisation revendique officiellement cinq millions de membres. Elle est la matrice d’autres groupes nationalistes satellites, comme le Bajrang Dal ou le Vishwa Hindu Parishad. Sa branche politique est le Bharathiya Janata Party, le BJP de Narendra Modi. En tout, une cinquantaine d’entités forment la Sangh Parivar, la « famille » qui porte l’étendard de l’hindutva.

Short kaki et entraînement au combat

À Vadnagar comme ailleurs, la branche locale de la RSS organise dans les années 1950 des activités ouvertes aux enfants. Le petit Modi se rend aux séances après l’école. Les gamins du mouvement, vêtus de l’uniforme short kaki et chemisette blanche, se livrent à des exercices de gymnastique et d’entraînement au combat avec des bâtons. Ils entonnent en chœur des hymnes patriotiques comme le « Vande ­Mataram » qui évoque une « mère patrie » ­symbolisée par une divinité hindoue, et boivent les paroles des idéologues qui prêchent la bonne parole. Un genre de scoutisme hindou pur et dur…

Un journaliste d’Ahmedabad décrit ainsi les membres de ce mouvement : « Ce sont des esprits très étroits, convaincus de la supériorité de la civilisation hindoue et persuadés que tout a été inventé par l’Inde, y compris les sciences modernes. Ils pensent par exemple que les machines volantes évoquées dans certains textes anciens, comme le “­Mahabharata”, sont les ancêtres des avions, ce qui prouverait que les hindous ont inventé les avions avant tout le monde… »

Inaugurant un hôpital à Delhi en octobre ­dernier, Narendra Modi n’a-t-il pas mentionné Ganesh, le dieu à tête d’éléphant, comme preuve du rôle pionnier de l’Inde dans le domaine de la chirurgie plastique : « Il y a eu à l’époque un chirurgien qui a dû mettre une tête d’éléphant sur un corps d’homme, et cela a été l’origine de la chirurgie plastique », lance-t-il à une assistance de médecins médusés.

Un voyage initiatique dans l’Himalaya

Au fil des ans, l’esprit du jeune Modi est façonné par la RSS, sa nouvelle famille. Tandis qu’il aide son père à servir les clients au stand de thé à la gare, il devient un fidèle de l’organisation et y puise sa formation intellectuelle. Pour se mettre à l’épreuve, il se prive de sel et d’huile. Ses parents se demandent s’il va devenir ascète. La RSS encourage vivement ses membres à rester célibataires pour pouvoir se consacrer à la cause.

Mais comme le veut la tradition, des fiançailles ont été arrangées dès son enfance avec une fille de sa caste, Jashodaben, qui vit dans une ville voisine. À la puberté, ils sont mariés par leurs parents, sans pour autant cohabiter. Modi a 17 ans quand sa jeune épouse le rejoint. Officiellement, l’union n’est pas consommée. Le jeune homme quitte son foyer à la grande inquiétude de ses parents. Il part, selon ses dires, pour un voyage initiatique sur les routes de l’Himalaya.

La jeune femme délaissée devient institutrice dans un village. Vivant seule d’un maigre salaire dans une bicoque sans toilettes, elle mène une vie anonyme jusqu’à ce que des journalistes découvrent son existence en 1993. Narendra Modi, qui s’est toujours revendiqué célibataire, ne la reconnaît officiellement qu’en 2014, en déposant sa candidature.

Dévoré d’ambition

De retour au Gujarat, après deux longues années d’absence, il s’installe à Ahmedabad et travaille avec un oncle dans une cantine de la gare routière. Parmi les clients du vendeur de thé se trouvent des hommes de la RSS qui deviennent des amis. Il est engagé comme assistant au bureau local du mouvement, où vivent une douzaine de pracharak, ces « prêcheurs » de la RSS qui mènent une vie de célibat.

Modi prépare les petits déjeuners, passe la ­serpillière et lave les vêtements. Il grimpe un à un les échelons. On le charge de la logistique, du ­courrier, des meetings. Il suit des formations, devient « prêcheur » à son tour et prend la tête de la branche étudiante de la RSS au Gujarat. Il se fait remarquer pour son indiscipline et son indépendance d’esprit, mais fait preuve d’une grande efficacité.

Son ascension se poursuit. En 1987, deux ans après des affrontements meurtriers entre ­hindous et musulmans du Gujarat, la RSS le nomme « secrétaire de l’organisation » de l’aile politique du mouvement, le BJP. Le parti nationaliste hindou monte en puissance, de nouveaux affrontements se produisent en 1990 et 1995. « C’est la ­tactique du BJP : provoquer des divisions dans les États où ils ne sont pas au pouvoir », explique un analyste.

À son nouveau poste, Modi est chargé d’organiser en coulisses les campagnes politiques, mais il est dévoré d’ambition. Pour se faire une place sur le devant de la scène, il attise les tensions entre les deux pontes locaux du BJP. Éloigné à Delhi, au secrétariat national du BJP, il poursuit ses intrigues et dénigre ses anciens collègues du Gujarat. Notamment son ami, le ministre en chef de cet État, qu’il accuse de mal gérer la reconstruction après un tremblement de terre. En octobre 2001, le tenace manœuvrier emporte la mise. Il est nommé à la place de son ancien allié.

Un premier mandat marqué par la violence

Son premier mandat prend rapidement une tournure tragique. Le 27 février 2002, un train de pèlerins hindous s’arrête en gare de Godhra, à 150 kilomètres d’Ahmedabad. Selon une enquête du journal Tehelka, un vendeur ambulant musulman est pris à partie sur le quai par les passagers. Pendant la rixe, une rumeur se répand : une jeune musulmane aurait été emmenée de force dans un wagon. Le train repart sous des jets de cailloux, puis s’arrête quelques dizaines de mètres plus loin, l’arrêt d’urgence ayant été déclenché. Les wagons sont assaillis par une foule de musulmans en colère qui jettent des pierres, puis des projectiles enflammés. L’attaque tourne au cauchemar. Le train prend feu. Cinquante-neuf hommes, femmes et enfants meurent brûlés dans un wagon.

Ministre en chef du Gujarat, Modi déclare que l’attaque du train est un acte prémédité. « Plutôt que de calmer les esprits et laisser la justice punir les agresseurs, le gouvernement local a autorisé les extrémistes hindous à porter les morts en procession à Ahmedabad », raconte Pratik Sinha, un défenseur des droits de l’homme d’Ahmedabad. « Modi savait très bien que cela allait dégénérer. »

Dès le lendemain, plusieurs dizaines de milliers d’hindous se rassemblent pour réclamer vengeance. La foule est armée de bidons d’essence, d’épées, de tridents et d’armes à feu. L’assaut est méthodique : des listes de commerces et de résidences musulmanes ont été dressées. Tout au long des premiers jours, la police assiste, passive, aux violences. Les affrontements durent plusieurs mois. Le bilan est très lourd : de 1 200 à 2 000 morts, 150 000 déplacés sans abri, des centaines de maisons et de commerces détruits et pillés.

« Vous êtes toujours vivant, non ? »

Cette dévastatrice vague de violence, Rupa n’a jamais pu l’oublier. Ronde et chaleureuse, cette femme de religion zoroastre vit aujourd’hui sous protection policière dans un modeste ­appartement. En 2002, elle habitait dans la résidence Gulberg Society, un ensemble d’habitations entouré d’un mur d’enceinte. Ses voisins étaient tous musulmans. Le 28 février, vers 11 heures, elle aperçoit par sa fenêtre une foule d’hindous hurlant leur haine : « J’entendais des cris : “Tuez les musulmans ! Coupez-les en morceaux !” Et ils ont attaqué un commerçant à coups d’épée. Ils avaient des armes, des bonbonnes de gaz… »

Inquiète, Rupa court se réfugier avec ses deux enfants chez un ancien député local du parti du Congrès, Ehsan Jafri. Des dizaines de familles se sont déjà là, apeurées, espérant une protection. Bientôt, un pan du mur d’enceinte est démoli et la résidence encerclée. ­Suspendu au téléphone, Ehsan Jafri lance des appels à l’aide désespérés : « Il a alerté le commissaire, et tous les hommes politiques qu’il connaissait. Il demandait une intervention de la police. Il a même appelé Modi, qui lui a dit : “Vous êtes toujours vivant, non ?”, avant de raccrocher. Nous avons compris que personne ne viendrait nous sauver. »

Les assaillants mettent le feu à la maison, l’air devient suffocant. Ehsan Jafri est mis en pièces par la foule. « Après lui avoir arraché ses vêtements, ils l’ont coupé en morceaux et ont brûlé son corps. » Le rez-de-chaussée flambe, Rupa entraîne sa fille à l’étage : « Je ne savais pas où était passé mon fils, je n’ai pas eu le temps de le chercher », dit-elle, en larmes. Elle tente de fuir par la terrasse, mais une brique lui ouvre le crâne. Elle se cache finalement dans un petit débarras avec quelques personnes.

À 17 heures, la police arrive, enfin. Les émeutiers ont disparu, le petit groupe de survivants s’aventure hors de sa cachette. « Il y avait des corps démembrés, carbonisés partout sur le sol… Les policiers nous ont accompagnés au commissariat. Nous leur avons demandé pourquoi ils n’étaient pas intervenus, ils n’ont pas répondu. »

Rupa n’a jamais retrouvé son petit garçon : « Nous sommes allés voir les corps à l’hôpital, mais ils n’étaient pas identifiables. » Il ne lui reste qu’une photo, un gamin souriant dans sa tenue d’écolier avec un drapeau indien à la main. Dans la maison d’Ehsan Jafri, ce jour-là, soixante-neuf personnes sont mortes. Leurs corps anonymes sont inhumés dans une fosse commune du cimetière musulman. Un procès s’est ouvert en 2009, Rupa espère ­toujours une décision de justice. « Modi aurait pu nous sauver, mais il a préféré faire de la politique », dit-elle. Quelques mois après les affrontements sanglants, le ministre en chef est réélu triomphalement. « Avec les émeutes, l’électorat hindou était persuadé d’avoir trouvé en lui un sauveur », note un journaliste d’Ahmedabad.

« Maintenir les hindous dans la psychose »

Au Gujarat, l’une des bêtes noires de Modi est un avocat défenseur des droits de l’homme, Mukul Sinha. Malgré les menaces de mort, c’est lui qui monte les dossiers des victimes. Sa persévérance vaut à plusieurs officiers et à une ministre de Modi d’être envoyés en prison. Douze ans après les émeutes, l’avocat meurt d’un cancer. Son fils Pratik, un informaticien de 32 ans, reprend le combat. Il vit avec sa mère dans une maison des faubourgs d’Ahmedabad et a créé un site internet très documenté sur les procédures toujours en cours : « Dès le début, la justice a été bafouée », dit-il.

Un ancien ministre de Modi accepte de témoigner sous le sceau du secret devant une commission d’enquête, il est assassiné en pleine rue par des motards armés. « Une attaque de terroristes pakistanais », affirme la police. Après 2002, il n’y a plus d’émeutes, mais selon Pratik, « le ministre en chef trouve une nouvelle stratégie pour maintenir l’électorat hindou dans la psychose ». De 2003 à 2007, plus d’une vingtaine de petits délinquants musulmans attirés dans des traquenards – de « fausses rencontres fortuites », dit-on en Inde – sont tués par la police et présentés au public comme de dangereux terroristes envoyés par le Pakistan pour assassiner Modi. « C’est son ministre de l’Intérieur qui s’occupait du sale boulot. Il a été arrêté en 2010 et libéré sous caution. »

En 2004, la Cour suprême qualifie le gouvernement du Gujarat de « Néron des temps modernes ». Ce gouvernement, écrivent les juges, « regardait ailleurs » en « se demandant probablement comment protéger les auteurs du crime », quand « des enfants innocents et des femmes sans défense étaient en train de brûler ». Les hauts magistrats interviennent à plusieurs reprises pour relancer les procès. Trois ans plus tard, le journal Tehelka piège des extrémistes hindous ayant participé aux massacres. Sur des vidéos en caméra cachée, les gros bras fanfaronnent et détaillent leurs exactions. L’un, Haresh Batt, raconte à propos de Modi : « Il nous a donné trois jours pour faire ce que nous pouvions. Au bout de trois jours, il nous a demandé d’arrêter [les massacres]. » Les enregistrements révèlent la collusion de la police. Cette même police chargée de mener les enquêtes, tandis que les accusés intimident et paient les témoins pour changer leur version.

Les tribunaux de l’État ont rejeté de nombreux dossiers. Les procureurs ont agi comme des avocats de la défense. Les témoins se sont rétractés après avoir reçu des menaces.

Un rapport de Human Rights Watch

Dix ans après les massacres, l’organisation Human Rights Watch publie un rapport accablant : « Les officiels du gouvernement dirigé par Narendra Modi ont échoué à mener des enquêtes sérieuses et ont entravé la justice. Les tribunaux de l’État ont rejeté de nombreux dossiers. Les procureurs ont agi comme des avocats de la défense. Les témoins se sont rétractés après avoir reçu des menaces. » L’accusation est directe : les autorités du Gujarat « protègent les agresseurs et intimident ceux qui réclament des comptes ».

Mais Modi est finalement blanchi. La commission d’enquête conclut qu’il ne peut être ­poursuivi, faute de preuves. L’icône du BJP est soulagée : « Je suis comme le passager arrière d’une voiture qui aurait écrasé un chiot. Est-ce que cela serait ­douloureux ? Oui, bien sûr. »

« L’élection de Modi à la tête du pays est un choc pour nous. Nous n’avons plus aucun espoir en la justice, lâche Pratik. Les enquêteurs ont été transférés dans des coins perdus, les policiers qui ont tué les soi-disant terroristes sont réintégrés à de bons postes, les procureurs sont tous du BJP… Il ne reste plus au parti qu’à placer ses juges à la Cour suprême. » Dans leur petite maison, ­Pratik et sa mère entendent poursuivre leur bataille perdue d’avance : « Nous n’allons pas nous laisser intimider, ce qui doit arriver arrivera », assure la maman.

93 000 numéros de téléphone surveillés

Comment affronter un adversaire si ­puissant ? Obsédé du contrôle, Modi a fait du ­Gujarat un État policier. « La peur d’être surveillé par les ­autorités est si présente qu’aucun ministre, député, bureaucrate ou officiel de la police ne parle librement sur son téléphone », écrit en 2013 dans ­l’Hindustan Times le journaliste Mahesh Langa. Cette année-là, le directeur général de la police découvre, choqué, que ses propres agents ont espionné 93 000 numéros en six mois, sans qu’il n’en sache rien.

Parfois, la police exécute des missions bien particulières. Comme en 2009, l’année du « ­snoopgate », le « scandale des fouineurs » de Modi. L’affaire démarre avec les révélations d’un policier. Il accuse le ministre en chef d’avoir utilisé pendant un mois la brigade antiterroriste pour espionner et placer sur écoute une séduisante architecte d’une trentaine d’années. « Modi était devenu très possessif. Il avait chargé son ministre de l’Intérieur de faire surveiller cette jeune femme. Elle fréquentait un autre homme, un haut fonctionnaire qui a été ­accusé de corruption et ­emprisonné », résume un ­journaliste local. Pour se justifier, Modi affirme que le père de la jeune femme lui a ­demandé de la faire suivre. Elle intervient pour le « remercier » de son aide…

À Ahmedabad, rares sont les détracteurs de Modi à oser le critiquer publiquement. « Il y a une forme d’autocensure. Après un article un peu négatif, nous avons toujours droit à un coup de fil officiel. Et les partisans de Modi nous traitent de mauvais citoyens, de traîtres qui entravent la route vers le développement », explique un reporter.

Le boucher devient PDG

Dès 2003, Modi se met à travailler d’arrache-pied à son image publique. Les pogroms de l’année précédente lui valent un boycott de l’Europe et un refus de visa pour les États-Unis en 2005. Le « boucher » décide de se muer en « PDG ».

Sa chance est d’être à la tête d’un État prospère. Le Gujarat est une terre d’entrepreneurs et de négociants. Au Moyen Âge, les routes maritimes n’ont pas de secrets pour ses navigateurs qui sillonnent les côtes indiennes, africaines et arabes pour en rapporter des cargaisons d’opium, d’indigo, d’épices, de cotonneries, de soie, d’or, d’ivoire et de diamants. En 1863, les colons anglais font d’Ahmedabad la « Manchester de l’Inde » en y construisant la première usine textile du pays. Les industries chimiques, pétrochimiques et pharmaceutiques fleurissent dès les années 1960. Elles connaissent un boom avec l’ouverture de ­l’économie indienne en 1991.

Pour se forger une nouvelle image, Modi prend appui sur ce dynamisme économique. Dans un premier temps, il simplifie la bureaucratie et réforme le secteur de l’énergie en privatisant l’électricité. Dans un pays où les coupures sont un fléau national, il parvient à fournir du courant non-stop. Puis, il a l’idée de monter un sommet d’investisseurs afin de se projeter comme l’architecte du développement économique.

« Autocrate mégalomane et rancunier »

Yamal Vyas, porte-parole du BJP du Gujarat, raconte : « En 2003, Modi décide de lancer un petit événement pour changer la perception des gens à la suite des émeutes. C’était la première édition du Vibrant Gujarat, nous ne nous attendions pas à ce que tant de monde vienne ! » Le sommet économique devient vite un raout bisannuel. À partir de 2009, une agence de communication américaine est recrutée pour vendre l’événement à grand renfort de marketing. C’est un succès affiché : les promesses d’investissements doublent quasiment, passant de 253 milliards de dollars à 450 milliards. Mais seulement 15 % d’entre elles se matérialisent, affirme le site d’information indien DNA. Un journaliste local, assidu au sommet, le décrit comme « un show de mondanités où des patrons viennent sur scène chanter leurs louanges mutuelles, et surtout celles de Modi qui, lui, chante leurs louanges ».

Modi y gagne le nouveau surnom de « PDG du Gujarat ». Essuyant du coude les sanglantes émeutes, il renaît de ses cendres en « homme du développement ». Agressif et sûr de lui, il s’enracine dans son fief et est réélu sans difficulté en 2007 et 2012. « Modi est un autocrate, un dominant. Il pense que tout le monde est à ses ordres. Il est mégalomane, il veut être au centre de l’attention, il exige une loyauté absolue de son entourage. Et il est rancunier », raconte un journaliste du Gujarat qui l’a interviewé et tient à rester anonyme. « Son bureau est impeccable, tout est parfaitement rangé. Il veut projeter une image de simplicité, mais il est très coquet. Il passe beaucoup de temps devant le miroir, il aime s’habiller élégamment. Il se lève tôt et commence la journée par son yoga. À l’époque, il passait de longues heures avec son agent de relations publiques. »

Labellisé « business friendly »

Son coup de maître, le ministre en chef le réalise en 2008. Tata Motors, le plus important constructeur automobile indien, désespère d’ouvrir ses nouvelles chaînes de production de la Nano, la voiture la moins chère du monde. Le site prévu près de ­Calcutta est au cœur d’une polémique sur la compensation des paysans expropriés. Tata jette l’éponge. Modi raconte qu’il a envoyé un SMS laconique au patron de Tata : « Bienvenue au ­Gujarat. »

L’invitation se concrétise au pas de charge. Dix jours plus tard, Tata signe avec le Gujarat un accord aux conditions de rêve : l’entreprise est exemptée d’impôts pour vingt ans, les terrains sont vendus une bouchée de pain, l’usine bénéficie de nombreuses subventions. L’arrivée du groupe automobile attire d’autres sociétés, le Gujarat et son ministre en chef sont labellisés business friendly.

L’autodidacte Gautam Adani vit également une belle success story. Entre 2002 et 2014, son chiffre d’affaires passe de 756 millions de dollars à 8,8 milliards, selon le magazine Forbes. Proche de Modi, ce businessman loue à l’État 7 350 hectares de terres à bas prix, où il a créé une centrale à charbon de 4 600 mégawatts et développé une zone économique spéciale autour du port chimique de ­Mundra. Il prête son avion privé à son ami le ministre en chef et en fait l’invité d’honneur au mariage de son fils. Une cour de justice suspend en 2014 ses activités sur le port de Mundra, faute d’agrément environnemental. Un mois après l’élection de Modi à la tête du pays, il obtient le feu vert.

30 % des enfants souffrent de mal­nutrition. L’éducation et la santé ont régressé, il n’y a pas eu d’investissements.

Un journaliste d’Ahmedabad

Un journaliste d’Ahmedabad relativise le « miracle économique » du Gujarat : « Les classes aisées et les industriels ont bénéficié de la croissance. Ce n’est pas le cas des petits paysans, des populations tribales et des ouvriers. Les indicateurs sociaux ne sont pas bons. 30 % des enfants souffrent de mal­nutrition. L’éducation et la santé ont régressé, il n’y a pas eu d’investissements. »

Pour Ghanshyam Shah, ancien professeur à l’université Nehru de Delhi, « les grandes usines automatisées n’ont pas créé beaucoup d’emplois, elles reçoivent de nombreuses aides et ne reversent aucun impôt à l’État ». Autre problème, l’environnement : « Nous sommes l’État le plus pollué du pays ! » Selon le bureau central de contrôle de la pollution, le Gujarat concentre 29 % des déchets toxiques de l’Inde.

Cette année, dix-huit dômes équipés d’air conditionné ont été construits face à la nouvelle salle des congrès d’Ahmedabad, immense et futuriste. Dix mille habitants ont été délogés de leurs bidonvilles pour transformer les berges de la rivière Sabarmati en promenade sur le modèle de la Tamise. La ville se prépare à la huitième édition du Vibrant Gujarat.

« Huit délégations de pays étrangers doivent venir : le Canada, le Japon… Notre sommet économique devient un forum des PDG du monde entier ! », se rengorge Rakesh Shah, le président de la chambre de commerce aux doigts ornés de bagues. Cent mille visiteurs sont attendus, dont le secrétaire d’État John Kerry et le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon. « Avant, Modi n’avait pas de visa pour aller aux États-Unis. Aujourd’hui, Obama l’appelle. C’est le changement. »

Des volcans d’ordures

Il existe sur terre des enfers miniatures. Citizen Nagar en est un, pas très éloigné du centre-ville propret d’Ahmedabad, avec ses rues asphaltées et son électricité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans ce faubourg au sud de la ville, de petites habitations agglutinées les unes aux autres ont été construites avec le financement d’ONG musulmanes. Elles hébergent les survivants des émeutes.

En toile de fond se dressent des volcans d’ordures. C’est ici qu’arrivent tous les déchets de la ville. Des montagnes, hautes comme des gratte-ciel, qui crachent leurs effluves puants. Sur leur dos, entre les départs de feu, des hommes-fourmis et des enfants en guenilles grattent les poubelles. Dressées entre les bicoques, des usines de produits chimiques rejettent des gaz toxiques jaunes. L’air, âcre et vicié, brûle les yeux. Des barils abandonnés contaminent l’eau des puits. Les enfants toussent, les bébés sont asthmatiques.

Saïma, 40 ans, vivait dans un quartier musulman en 2002 : « Quand les émeutiers sont arrivés, j’ai pu m’enfuir. Mais nos voisins sont morts avec leurs enfants dans les flammes de leur maison. Regardez où nous vivons aujourd’hui ! Nous n’avons nulle part où aller ! » Au nom de Modi, les visages se ferment. « Maintenant qu’il est Premier ministre, il fait des tournées à l’étranger. Il va aux États-Unis et au Japon, mais il n’est jamais venu ici. Jamais, il ne parle de nous. » Dans ce lieu maudit, Saïma n’attend plus rien.

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