La nuit où tout a basculé à Niamey

Écrit par Joan Tilouine et Paul Deutschmann Illustré par Antoine Cossé
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La nuit où tout a basculé à Niamey
La nuit où tout a basculé à Niamey
Épisode 1
La nuit où tout a basculé à Niamey
Bazoum (1/2). Le 26 juillet 2023, le président nigérien est renversé. Récit d’une débâcle française au Sahel.
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À l’aube, rien ne va plus au Sahel
Épisode 2
À l’aube, rien ne va plus au Sahel
Bazoum (2/2). Si Paris ne réagit pas, le Niger, dernier allié de la France dans la région, pourrait entrer dans une période d’incertitudes.
Le 26 juillet 2023, des putschistes renversent le président nigérien, Mohamed Bazoum, dernier allié de la France au Sahel. Un « ami » qu’Emmanuel Macron a tenté de sauver… en vain. L’histoire de cette chute raconte mieux qu’aucune autre les ressorts d’une débâcle historique dans une région en pleine recomposition géopolitique.

Paris, 15 septembre 2022, palais de l’Élysée. En ce début de soirée, une berline aux vitres teintées avance dans la cour d’honneur encore éclaboussée de lumière. Costume sombre, visage souriant barré d’une fine moustache, l’élégant président du Niger, Mohamed Bazoum, s’avance d’un pas sûr et prend chaleureusement dans les bras son homologue, Emmanuel Macron. Cette rencontre ne figure pas dans l’agenda officiel du chef de l’État français qui a bousculé son programme pour recevoir cet ami de passage à Paris d’où il s’envolera ensuite vers New York pour l’Assemblée générale des Nations unies. Le dernier allié de la France au Sahel vaut bien les honneurs et le secret. Le corps préfectoral s’est contenté d’un entretien écourté et les Journées européennes du patrimoine, dans la Creuse, attendront.

Les deux chefs d’État prennent place à table, sous les ors du Salon des portraits et les regards scrutateurs de souverains européens du XIXe siècle. Autour d’une noix de ris de veau rôtie et d’une tombée d’épinards, ils en viennent rapidement au sujet de leur rencontre et de leurs préoccupations : les juntes militaires du Mali et du Burkina Faso. Depuis 2020, de jeunes officiers ont pris le pouvoir par les armes à Bamako, puis à Ouagadougou, déterminés à réduire à néant l’influence de la France, considérée comme néocoloniale et accusée de collusion avec les djihadistes ou des mouvements rebelles touareg. Bazoum comme Macron s’inquiètent de voir ces putschistes impavides pactiser avec la Russie. Les mercenaires de Wagner se substituent peu à peu aux 4 000 militaires tricolores de l’opération Barkhane, assimilés à une force d’occupation et chassés du Mali en 2022.

Un exorciste contre la « Françafrique  »

Dans ce Sahel plus que jamais sous la pression d’une myriade de groupes armés se diffuse une rhétorique anti-occidentale panachée d’un néo-panafricanisme, porté entre autres par l’activiste franco-béninois Kemi Seba. Assumant volontiers avoir été un temps financé par les réseaux de propagande russe, ce soutien affiché des juntes multiplie les meetings sur le continent et les messages belliqueux sur les réseaux sociaux. À chaque fois, le quadragénaire en croisade harangue les foules, tel un pasteur exorciste contre la « Françafrique », ses « pions » et les dirigeants « traîtres » d’Afrique, dont Bazoum est, selon lui, « l’archétype ».

Ce soir de septembre à l’Élysée, entre le tsar Nicolas Ier et le pape Pie IV, le chef de l’État nigérien invite délicatement son « jeune frère », de dix-huit ans son cadet, à un exercice d’autocritique, à faire preuve de modestie face à la fatalité d’une débâcle. Car l’État français, subitement indésirable, pris pour cible et impuissant, se retrouve désemparé devant un tel changement de paradigme sur le terrain. Emmanuel Macron et ses conseillers militaires s’accrochent désespérément à ce Sahel dans lequel la France est enlisée depuis plus d’une décennie et dont ils ne comprennent plus les dynamiques.

Au risque d’exposer encore un peu plus Bazoum, Macron prévoit de rapatrier au Niger une partie des effectifs en cours de retrait du Mali.

En enfant de la zone dont il est l’un des plus fins connaisseurs, Mohamed Bazoum n’a cessé de partager ses analyses, d’éclairer avec patience et pédagogie ce partenaire. Un exercice auquel il se livrait déjà lorsqu’il faisait fonction de ministre des Affaires étrangères puis de l’Intérieur dans son pays. C’était sous la présidence de son « camarade » de lutte pour la démocratie, Mahamadou Issoufou, auquel il a succédé en avril 2021. Aussi ce soir-là, le locataire de l’Élysée l’écoute-t-il avec respect. Mais il pense déjà à la suite. Au risque d’exposer encore un peu plus son invité, Macron prévoit de réarticuler son dispositif militaire depuis Niamey, la capitale du Niger. Il compte y rapatrier une partie des effectifs en cours de retrait du Mali. C’est d’ailleurs pour lui le principal objectif de ce dîner.

Avec aplomb, le président français présente à un Bazoum repu sa nouvelle stratégie dite du « deuxième rideau ». Pierre angulaire de son « partenariat renouvelé » avec ses derniers alliés ouest-africains, ce concept politico-militaire vise à réduire la visibilité des troupes françaises dans le Sahel. Décriées et impopulaires, celles-ci ne sont plus censées opérer en solo contre les groupes djihadistes, mais doivent se contenter d’appuyer les forces nigériennes.

Un brin dubitatif, Mohamed Bazoum rappelle de sa voix posée devoir composer avec une menace sécuritaire grandissante, deux pays frontaliers dirigés par des chefs de juntes imprévisibles, une jeunesse urbaine sensible aux discours de Kemi Seba et ses épigones de plus en plus véhéments. Le tout sur fond de situation économique dégradée dans l’un des pays les plus pauvres du continent africain. Fidèle à son allié français dans la lutte contre le djihadisme, il consent néanmoins à accueillir près d’un millier de militaires supplémentaires à Niamey. Les deux présidents se quittent en se prenant dans les bras, sans imaginer un instant que ce dîner pourrait être le dernier.

Deux semaines plus tard, le 30 septembre 2022, le jeune capitaine Ibrahim Traoré réussit un « coup d’État dans le coup d’État » au Burkina Faso, qui jouxte le Niger. À 34 ans, ce protégé du putschiste malien Assimi Goïta, s’impose comme le président de transition, destituant le colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba ouvertement favorable à un renforcement de la coopération avec la France. Le capitaine Traoré, lui, pioche dans la rhétorique et la puissante symbolique de feu Thomas Sankara, président du pays de 1983 à 1987 et martyr devenu un mythe panafricain. Là aussi, la France de Macron se retrouve progressivement écartée, ses diplomates privés d’interlocuteurs, ses militaires et agents de renseignement empêchés d’opérer, et tous priés de se retirer.

Une relation métaphysique entre les deux présidents

Ouvertement critique de ces juntes dont il méprise les dirigeants, Mohamed Bazoum, « l’ami de la France », se retrouve un peu plus esseulé dans la région. Dans son propre pays, ce président réputé intègre et déterminé à lutter contre la corruption irrite des hauts responsables politiques et militaires. À cela s’ajoute sa réorganisation du secteur pétrolier et de l’armée, un exercice périlleux. Mohamed Bazoum le sait bien : les militaires nigériens doivent être à la fois choyés et surveillés tant ils ont fait montre de leur capacité à renverser les pouvoirs en place – depuis l’indépendance en 1960, ils l’ont fait à quatre reprises. Il décide toutefois de remercier son chef d’état-major, le général Salifou Modi, fraîchement revenu du Mali où il s’est entretenu avec le putschiste malien Assimi Goïta, ce qui n’était pas prévu.

En ce mois d’avril 2023, le président nigérien pense l’écarter des intrigues de la capitale nigérienne en le nommant ambassadeur aux Émirats arabes unis. Dans la foulée, certains de ses plus fidèles conseillers le mettent en garde contre des desseins de déstabilisation par des responsables militaires. Des alertes qui se multiplient au cours des mois suivants, évoquant avec plus de précisions des complots ourdis par le chef de la garde présidentielle. Bazoum écoute, sans y prêter attention. « Je suis prêt à mourir pour mes idées, pour le Niger. Et je sais que cette fonction de président peut m’être fatale », répète-t-il avec calme et froideur à ses proches. Malgré un renforcement du dispositif de renseignement français à Niamey, Emmanuel Macron ne se doute pas un instant que la vie de son ami est en danger.

À l’enjeu stratégique que représente le Niger pour la France se conjugue une relation personnelle, littéraire voire métaphysique qui unit ces deux présidents. Entre Macron, un temps disciple de Paul Ricœur – qui inspira son entrée en politique –, et Bazoum, le philosophe doctorant de l’université de Dakar, ce fut une sorte de coup de foudre intellectuel dès leur première rencontre, au mitan des années 2010. Le dialogue s’est tout de suite révélé socratique, dans un respect teinté d’admiration entre les deux intellectuels aux trajectoires si différentes. Le Nigérien, issu d’une modeste famille arabe, est le seul de sa fratrie à avoir eu la chance de fréquenter les bancs de l’école. Après une thèse de philosophie politique sur Machiavel, il enseigne au Niger tout en luttant pour la démocratie au sein de syndicats et partis politiques.

Bazoum est l’un des rares présidents intellectuels, si ce n’est le seul, sur le continent africain.

Salim Mokaddem, ancien conseiller de Mohamed Bazoum et philosophe

Musulman et militant de gauche, il s’enivre de la pensée du grand intellectuel béninois Paulin Hountondji, qui revisite Karl Marx en l’appliquant aux spécificités africaines. Intime de conseillers de Mouammar Kadhafi et membre de l’Internationale socialiste, Bazoum étudie, observe et parfois contribue à provoquer certaines des luttes pour la démocratie en Afrique de l’Ouest francophone, de la révolution de 2011 en Libye à la chute de Blaise Compaoré au Burkina Faso, en passant par la gestion des mouvements rebelles du nord du Niger. Lecteur frénétique, pétillant d’esprit, il dévore les ouvrages des Français Henri Lefebvre et Régis Debray, de l’économiste marxiste Samir Amin, des grandes figures du panafricanisme – ce mouvement idéologique de lutte contre la discrimination raciale, le colonialisme et pour une unité africaine. Il s’imprègne également de Rousseau, de Nietzsche et de Hegel que lui recommandait son ami d’enfance et conseiller à la présidence, le philosophe Salim Mokaddem.

Avec Macron qui l’intéresse par son énergie et ses réflexions sur l’action politique, Bazoum aime à phosphorer sur les grands enjeux des relations internationales, les fluctuations des rapports de force et la place de l’Afrique dans un monde troublé. Macron apprécie ces échanges d’idées, un brin fasciné par l’érudition de son homologue. « Bazoum est l’un des rares présidents intellectuels, si ce n’est le seul, sur le continent africain. Et contrairement à Macron qui semble aller à contre-sens de la pensée de Ricœur, lui s’est nourri de ses maîtres à penser pour éclairer l’action politique et élaborer ses réformes, se souvient Salim Mokaddem, installé à Montpellier où il est aussi professeur associé de philosophie à l’université. Tous deux se retrouvaient autour d’une forme d’intelligence de la situation mais n’ont pas su anticiper le risque de coup d’État ni entendre les mises en garde des conseillers, dont les miennes. Car nous avions des indices concordants. Mi-juillet, je l’ai averti, comme d’autres, d’un risque élevé de putsch militaire. »

Niamey, 26 juillet 2023, 6 h 50, enceinte du palais présidentiel. Bazoum termine sa prière de l’aube lorsqu’il entend un brouhaha inhabituel. Une trentaine de soldats de sa garde s’agitent autour de la résidence, lovée dans leur camp. Le chef de l’État croit à une saute d’humeur, une action improvisée. Il rassure son épouse et leur fils de 22 ans, Salem, venu pour les vacances depuis Dubaï, où il vient de s’installer pour les études. Ce général Tchiani, qui dirige la garde présidentielle, il ne l’a jamais vraiment considéré, goûtant peu sa brutalité et son opportunisme. C’est un proche de l’ancien président Issoufou qui avait demandé, avec insistance, à ce que Bazoum le maintienne en fonction.

Macron aux antipodes

À 7 h 15, Bazoum s’isole dans une pièce de sa vaste résidence pour téléphoner à l’ambassadeur de France au Niger, Sylvain Itté. Sur l’instant, le président pense qu’il s’agit d’une simple tentative d’intimidation du général Tchiani, qui semble avoir agi seul, sans avoir consulté au préalable les poids lourds de l’armée comme le général Salifou Modi. À 7 h 18, le diplomate français estime néanmoins nécessaire de partager son inquiétude avec l’Élysée dans l’espoir de mobiliser le président Macron puis le cabinet de la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna. Tous deux se trouvent aux antipodes, en tournée en Océanie.

La situation en cours à Niamey reste floue. En milieu de matinée, le général Tchiani et ses affidés se font de plus en plus déterminés et irrationnels. Ils empêchent le chef de l’État de quitter sa résidence, menaçant même d’ouvrir le feu à bout portant. Cette fois, Bazoum demande à l’ambassadeur de France un « show of force » : un vol d’avions de combat à très basse altitude pour intimider la poignée de militaires. Cette procédure requiert un ordre du chef de l’État français alors dans son bureau de l’A330 présidentiel, entre Nouméa et le Vanuatu.

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