Le 9 août 2020, Alexandre Loukachenko est élu pour la sixième fois d’affilée à la présidence de la Biélorussie. S’ensuivent des semaines de manifestations, violemment réprimées. Au milieu des foules en colère, une petite grand-mère toute menue brandit tous les jours son drapeau rouge et blanc : c’est Nina Baginskaya, 77 ans, dont trente d’opposition à l’autocrate. Pour l’hebdomadaire allemand « Der Spiegel », la photographe Tanya Tkachova l’a suivie pendant une semaine.
Septembre 2020, Nina Baginskaya attend des journalistes devant la grille de sa datcha, sa maison de campagne située non loin de Minsk, la capitale du Bélarus (le nom qu’ont adopté les opposants au régime pour désigner la Biélorussie) où elle réside. Quelques semaines plus tôt, la géologue à la retraite, surnommée la « grand-mère de la révolution » , s’est illustrée durant le mouvement d’opposition qui a suivi la réélection du président de son pays. Le 9 août, Alexandre Loukachenko – en fonction depuis 1994 – a été reconduit à plus de 80 % des voix pour un sixième mandat. Jugée frauduleuse par l’opposition et une partie de la communauté internationale, la réélection de l’autocrate soutenu par Vladimir Poutine déclenche une vague de manifestations sans précédent. Dès le début du mouvement qui va durer des semaines, Nina Baginskaya est de tous les cortèges. Drapeau de l’indépendance en main, elle résiste à la police. En quelques vidéos virales, elle devient une icône. Dans son appartement du centre de Minsk, Nina Baginskaya confectionne son arme favorite : le drapeau de la république du Bélarus, une simple bande rouge horizontale sur fond blanc. « Le drapeau actuel [deux bandes horizontales, rouge et verte, longées d’une bande brodée verticale rouge et blanc, NDLR] est celui qui était utilisé quand le pays faisait partie de l’Union soviétique. Après la chute du bloc en 1991, notre pays a adopté le drapeau national, celui cousu par Nina. Mais quand Loukachenko est arrivé au pouvoir trois ans plus tard, il a réinstauré l’ancien » , explique la photographe Tanya Tkachova. Sous ce régime autoritaire, brandir ce symbole d’opposition en public, c’est s’assurer d’être ciblée par les forces de l’ordre. Nina Baginskaya s’en fiche. Elle manifeste toujours avec son drapeau. « Elle se le fait confisquer chaque semaine. Et en recoud un nouveau chaque semaine. »
« Je fais juste une promenade »
La photographe Tanya Tkachova, désormais exilée à Hambourg, se remémore sa rencontre avec Nina Baginskaya à l’automne 2020.
« Nina récolte des herbes aromatiques, cultive le potager de sa datcha, mais son quotidien n’est pas celui d’une babouchka classique. La majeure partie de sa vie est dédiée à son activisme politique » , explique la photojournaliste Tanya Tkachova. Nina Baginskaya est née en décembre 1946. À l’époque, la Biélorussie faisait encore partie de l’Union soviétique. Dans sa lutte pour l’indépendance du Bélarus, elle a d’abord combattu le soviétisme, puis le « loukachenkisme » . Sa première condamnation remonte à 1988.Alors que Nina Baginskaya se rend à une manifestation, deux femmes l’arrêtent pour se prendre en photo avec elle. « Des scènes similaires se répètent tous les cent mètres. Les gens lui parlent, l’interpellent. Certains applaudissent sur son passage. Elle attire l’attention et ça lui plaît, raconte Tanya Tkachova. Nina pèse chacun de ses actes : porter ce pull rouge et blanc en broderies typiques biélorusses n’a rien d’un hasard, c’est un message politique. » Selon la photographe, Alexandre Loukachenko, dont Nina Baginskaya combat le régime depuis trois décennies, l’aurait déjà évoquée lors de prises de paroles officielles, ironisant sur « une vieille femme un peu bizarre » , isolée et ne pouvant pas être prise au sérieux. « Nina est toute petite. Elle pourrait presque sembler fragile et vulnérable dans son chemisier fleuri. Mais il ne faut pas se fier à cette première impression. Dès qu’elle commence à parler, elle irradie de force et de détermination » , estime de son côté Tanya Tkachova. En manifestation, la septuagénaire ne prend jamais la parole. Dans le train qui la mène vers sa petite maison de campagne, à une demi-heure de la capitale, Nina Baginskaya prend son petit déjeuner fait de soupes de légumes et de pommes séchées. Elle s’y rend très régulièrement, en rapporte des fruits, des légumes et des herbes. « La nature revêt une importance particulière pour elle. Elle voit dans sa datcha un lieu de résistance, où elle peut toujours cultiver la terre pour subsister. » À droite sur cette photographie, les images religieuses se mêlent aux drapeaux et broderies rouge et blanc dans son appartement de Minsk. « Il y a quelque chose de presque sacré, on dirait un autel à la révolution » , commente Tanya Tkachova. Au mur, elle a accroché un portrait de l’écrivain et révolutionnaire biélorusse du XIXe siècle, Kastous Kalinowski. « Les lieux de vie de Nina sont très marqués par ses convictions. Son appartement comme sa datcha sont remplis de symboles de la lutte pour l’indépendance » , relate la photojournaliste biélorusse. Nina fabrique du jus avec des pommes ramenées de sa datcha, avec Pavel, son petit-fils. À l’époque où ces photographies ont été prises, en septembre 2020, l’appartement de la militante hébergeait une grande partie de sa famille. Enfants, petits-enfants et même un arrière-petit-fils : quatre générations se partagent l’espace comme ils peuvent. La chambre qui jouxte celle de Nina est occupée par Yana, sa petite-fille, Lev, son arrière-petit-fils (ci-dessus), et leur chiot August, « Août », en anglais. Son nom est une référence aux manifestations qui ont suivi la réélection contestée d’Alexandre Loukachenko. L’arrière-petit-fils baigne dans un environnement militant. Comme sa grand-mère, Yana est très engagée, elle participe à toutes les manifestations. En décembre 2020, elle a dû fuir le Bélarus avec son fils. Selon l’ONG de défense des droits humains Viasna, plus de 500 000 Biélorusses ont quitté le pays depuis 2020, sur les 9,3 millions d’habitants qu’il comptait. Assise sur un banc fait de palettes dans le jardin de sa datcha, Nina Baginskaya taille le bâton auquel elle attachera son prochain drapeau rouge et blanc. « Il manque quelques branches sur les arbres qui entourent sa maison » , sourit la photographe, rappelant que Nina Baginskaya a subi plusieurs « arrestations administratives » et vit aujourd’hui « sous pression constante » . « À force de voir des gens, comme ce jeune homme, la prendre dans leurs bras, alors que d’autres criaient leur admiration aux fenêtres des immeubles environnants, j’ai fini par succomber et je l’ai prise à mon tour dans mes bras » , se souvient la photographe biélorusse. « Si Nina Baginskaya est enlevée de la rue, il n’y aura plus d’opposition, plus personne pour manifester » , a déclaré Alexandre Loukachenko en octobre 2020, quelques semaines à peine après cette photo. La preuve, s’il le fallait, que la vieille femme est devenue un symbole à elle toute seule. Nina Baginskaya quitte sa datcha en direction de la gare pour rentrer à Minsk. Une partie de sa retraite est prélevée pour éponger le montant des amendes auxquelles elle a été condamnée au fil des années de contestation. Certains de ses biens ont été saisis. Elle a été soumise à des « expertises psychologiques » . La guerre en Ukraine, avec le soutien apporté par Loukachenko à Poutine, a encore durci le régime biélorusse. Selon l’ONG Viasna, la justice a récemment retiré à Nina ses permis de chasse et de conduire. Les opérateurs de téléphonie du pays ont reçu l’ordre de ne plus lui fournir d’accès à Internet ou à la télévision.