Depuis mon arrivée, Albert a des allures de trader en télétravail à la campagne. Entre les conférences téléphoniques et les séances d’ordinateur, il n’a pas une seconde à lâcher pendant la journée. C’est dans la fraîcheur du soir que nous discutons de la vie. Mon ami me demande à quoi ressemblent mes vaches. Je lui montre une photo que vient de m’envoyer ma mère, responsable temporaire du troupeau à Aramits. Oui, c’est beau, l’herbe est grasse et les bêtes sont deux fois plus grosses que celles de son village. Mais je lui explique que je vois surtout, à l’arrière-plan, le mauvais état de la clôture et de la haie. Que mon grand-père me foutrait des claques. Albert sourit, il me comprend.
La légende familiale des Chan Dzul veut que les parents, suivant une coutume maya, aient déposé dans son berceau des stylos pour lui garantir un avenir studieux. Le grand-père serait passé après, y déposer des grains de maïs. Aujourd’hui, ce grand-père qui n’a eu de cesse de donner à ses petits-enfants le goût et le savoir de la terre serait fier du chemin parcouru par son petit-fils, lui qui a dû vendre sa milpa parce que personne ne s’en occupait au village. « J’en ai pleuré », confie Albert dans sa cuisine, construite par l’aïeul. Nous baissons les yeux pour fixer la table.
Mon lien à la terre s’est noué sur des émotions semblables. Le village de mon père, entre Béarn et Pays Basque, a perdu plus de la moitié de sa population en trente ans. « Il y a bien longtemps qu’on a entendu le rire d’un enfant dans le quartier », a glissé un jour mon oncle berger avec tristesse. Mon grand-père n’a pas déposé de veau dans mon berceau, mais je porte son prénom. Passionné de livres et curieux du monde, il avait relancé la ferme familiale au sortir du stalag et de la Seconde Guerre mondiale. C’est sur ses terres que je travaille aujourd’hui. Peut-être le sentiment fraternel qui me rapproche d’Albert se nourrit-il de cette conscience mâtinée de culpabilité.
Un monde se déchire
Quand je suis rentré de mon premier séjour au Mexique, après avoir terminé mon parcours universitaire, j’ai travaillé sept ans durant dans un syndicat paysan basque. Cela m’a permis de défendre une agriculture qui avait fait vivre ma famille, mais aussi d’approfondir ma compréhension d’un monde rural en mutation. Mutations qui engendrent des drames individuels silencieux. J’ai accompagné des dizaines de paysans subissant des décisions dont la rationalité scientifique et administrative allait souvent à l’encontre de la réalité du terrain. Une grande partie de la violence se situe là aujourd’hui : si une mesure ou une amélioration technique ne fonctionne pas, alors tout l’échec repose sur l’agriculteur. Or les échecs répétés poussent des personnes souvent seules à cesser l’activité et à couper le lien transgénérationnel à la terre.
Avec d’autres, nous luttions au syndicat pour que les paysans, même de petites exploitations, puissent percevoir les aides européennes. Dans le même temps, le libre-échange, qui avait poussé des cultivateurs mayas à se soulever, percutait aussi de plein fouet les campagnes pyrénéennes. En 1992, quand l’EZLN votait la guerre là-bas, la France agricole se déchirait et manifestait violemment contre les orientations prises dans le cadre de l’Uruguay Round, cycle de négociations internationales ayant abouti à la création de l’Organisation mondiale du commerce.
La puissante FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), poussant d’abord les agriculteurs à aller dans la rue, avait rapidement accepté que la production agricole européenne entre sur ce vaste marché mondialisé. Les producteurs allaient devoir désormais vendre aux prix des cours mondiaux, particulièrement bas. Leurs pertes seraient compensées par des subventions allouées en fonction des surfaces et de la productivité. Autrement dit, les propriétaires d’exploitations les plus grosses et les plus productives allaient bénéficier de la majorité des aides. La froideur statistique masque mal une apocalypse : en France, en trente ans, le nombre de fermes est passé d’un million à 500 000. Ce qui a été vécu à l’échelle de mon village s’est produit dans toutes les campagnes.
Une porte vers l’inframonde
Rodolfo s’engage dans un layon, je lui emboîte le pas, Albert ferme la marche. Nous partons explorer une lagune avec le voisin, qui travaille aussi pour U Yich Lu’um. Comme il y a vingt ans, nous voilà dans la forêt, débattant avec un troisième camarade, que nous interrogeons sur le nom des plantes en maya. Nous repérons les traces de dinde sauvage ou de cerf quand, tout à coup, la végétation verdit et se fait plus haute. « Mira ! s’emballe Albert – “Regarde !” Des orchidées ! » Au son de l’exclamation, deux oiseaux à la queue prolongée de plumes irisées surgissent d’une masse fraîche et sombre, dissimulée derrière des lianes parsemées des fleurs favorites de mon ami. Un cénote ! C’est la première fois que j’en vois un. Il s’agit d’une cavité dans le sol, qui donne accès à l’une des plus grandes réserves souterraines d’eau du continent américain, courant sous la roche blanche du Yucatan – la même qui alimentait les grandes cités. C’est aussi une porte vers l’inframonde des Mayas. La région de Sanahcat en est constellée.
Alors, comme il y a vingt ans dans la jungle de Calakmul, nous nous asseyons et discutons du sens de ce que nous avons observé. De l’impossibilité de donner une valeur à une telle richesse, du système de goutte-à-goutte qui pourrait être tiré depuis la cavité pour arroser des légumes, des roches sur lesquelles pourrait être posé un rucher à mélipones… Rodolfo ne veut plus travailler à Mérida, ni vendre sa parcelle – il a subi la pression de voisins qui voulaient le pousser à la vendre. Je sais que ces mots sonnent comme une victoire pour Albert.
Le sisal a rasé la forêt
À quelques centaines de mètres de la parcelle surgissent les ruines d’anciennes écuries. Sur un tertre, une grande maison coloniale éventrée laisse s’échapper des frondaisons de ficus à ses fenêtres. Ce sont les restes d’une dépendance de l’hacienda du village. « Construite sur les fondations d’un temple des anciens », précise Rodolfo. En 1519, lorsque les premiers Espagnols touchaient les berges du Yucatan, mes ancêtres commençaient à construire la maison où j’habite. Le village d’Albert, lui, n’existait pas. Mais les conquistadors avaient droit à une récompense – la mercedes – pour leurs efforts, offerte par leur capitaine et sujette à l’approbation du roi. Il s’agissait le plus souvent de terrains, marquant le début de la propriété privée sur les terres mayas. Les autochtones étaient regroupés et confiés au colon qui les exploitait. Sanahcat, le village d’Albert, est né du rapprochement des habitats dispersés en un seul village ou paroisse, en vue de l’évangélisation et de l’asservissement.
Avec le développement des haciendas de sisal, cette organisation a duré près de deux siècles et transformé le Yucatan en une immense monoculture. Il faut dire que la plante a deux facultés exceptionnelles : elle pousse quasiment sur la roche, sans eau ni engrais, et possède des fibres extrêmement résistantes. Pour moi, la couleur blonde du sisal, son odeur âcre et chaleureuse, son tranchant me renvoient avec plaisir aux dernières bottes de foin carrées de la ferme familiale, au tournant des années 1980. Pour Albert, c’est une culture qui a rasé la forêt maya et exposé son grand-père à des scènes inouïes de violence : les journaliers qui ne faisaient pas leur quota de ballots étaient attachés et fouettés au sang. Après la réforme agraire, à la fin des années 1930, qui a redonné les terres aux communautés, c’est l’État qui a pris en main la transformation et la commercialisation du sisal. Les paysans sont passés du statut de quasi-esclaves à celui de petites mains d’un capitalisme d’État. Et ce jusqu’aux années 1980, quand le marché du sisal s’est effondré avec l’avènement des cordes synthétiques.
Aujourd’hui, les projets agricoles que le gouvernement a promus – sisal, piment, vaches – ont tous cessé. Pour mon dernier jour, nous présentons la récolte hebdomadaire d’Albert et ses collègues sur la place principale du village, à côté du vendeur de tacos. Pour la première fois depuis des années, des denrées cultivées à Sanahcat y sont vendues. En une heure, nos étals sont vides. « Nous pourrions vendre trois fois plus cher au marché Slow Food de Mérida, sourit mon ami. Mais pour atteindre l’autonomie alimentaire du village, nous préférons rester ici, dans l’espoir de susciter des vocations. »
Le président des constructeurs
En haut de l’escalator qui mène à l’embarquement, à l’aéroport, une exposition de photos dont les légendes sont écrites en maya et traduites en espagnol retrace le passé archéologique du Yucatan. Ma gorge se noue : ces panneaux sont presque cachés, comme si les voyageurs ne devaient pas trop savoir où ils avaient mis les pieds. J’entends Yamili, la sœur de mon ami, me raconter le profond racisme subi encore aujourd’hui. Je revois les irréparables saignées dans la forêt yucatèque, causées par le mégaprojet de train maya, destiné à relier les pôles touristiques côtiers aux sites archéologiques – projet initié par ce même Andrés Manuel López Obrador que nous soutenions il y a vingt ans, devenu entretemps président et soutien des grands constructeurs. Je ressens à nouveau ma stupeur quand Rodolfo m’a donné le prix du maïs qui sert de repas à ses bœufs : le même qu’à la bourse de Chicago, ou à la coopérative de ma commune.
Et puis ma gorge se dénoue au souvenir des saluts brefs et amicaux lancés par mon frère maya quand il se promène dans son village. « Héou ! » Les mêmes onomatopées campagnardes que je me surprends à utiliser chez moi. Le visage maculé de terre rouge d’Ixchel, la fillette d’Albert au milieu des rangs de tomates. Je vois Felipe, son grand frère, moquant le gringo venu lui apporter son goûter en retard, au portail de l’école. Quelques minutes plus tôt, j’ai pris une grande inspiration pour donner des abrazos à mes amis. « Reviens, c’est bien de t’avoir par ici. » Non, « c’est à votre tour de venir ».