« Ils ont augmenté les prix par deux, donc je ne suis pas resté », se plaint Ludivine sur la page Ohm Énergie d’une plate-forme de comparaison de prix. « Forte augmentation des tarifs quinze jours après la souscription », abonde Didier, visiblement énervé. Entre juillet et octobre 2022, des milliers de clients d’Ohm Énergie reçoivent un e-mail ou un texto intitulé « Augmentation de vos factures d’électricité ». L’ancien tarif et le nouveau y apparaissent en vert fluo. Du simple à plus du double. Le plan « churn » a bien été lancé.
Mais faire partir près de 80 000 abonnés en quelques semaines, sur un total d’environ 200 000, ça se voit. Sur Twitter – devenu X depuis –, la secousse s’amplifie quand les mécontents interpellent des personnalités politiques. Le sénateur communiste Fabien Gay relaie leur colère. « Contrairement à son nom, il n’est pas très sympathique, ce monsieur, blague François Joubert lors d’une réunion avec les managers de l’entreprise. J’ai passé la journée avec les journalistes à éteindre le feu… » Le patron regrette que cette histoire mette sa société « dans le collimateur de tout le monde, de toute la presse », même si la ministre de la Transition énergétique de l’époque leur « a été plutôt favorable ». Agnès Pannier-Runacher a en effet pris la défense d’Ohm Énergie, expliquant que son ministère était « intransigeant » concernant les accès régulés au marché de l’énergie et que « les clients peuvent aussi résilier leur contrat à tout moment ».
Comment engranger des bénéfices records
Malgré cette pression qu’il n’avait pas anticipée, l’ancien trader maintient le cap. Lorsque le médiateur national de l’énergie est saisi à la suite de nombreuses plaintes reçues, Joubert ne panique pas non plus. Il se rend fin août à la convocation de l’institution chargée des litiges avec les consommateurs. Et la semaine suivante, le service client d’Ohm Énergie annonce le recrutement de Leila Marouf, qui officiait jusque-là comme « juriste senior droit de l’énergie » chez ce même médiateur. Interrogée à ce sujet, l’entreprise assure qu’il n’y a « aucun lien de cause à effet entre un RV [rendez-vous] avec le médiateur et l’arrivée d’une nouvelle collaboratrice y ayant travaillé le même jour ».
Tout est bon pour continuer à « churner ». Pendant ce temps, la phase suivante a déjà commencé. Dès septembre 2022, la fonte des contrats en gestion permet de revendre sur les marchés les surplus de mégawattheures. Le butin est à portée de main, enfin. À partir d’octobre, Ohm Énergie, historiquement acheteur, devient très largement vendeur. Comme d’habitude, l’entreprise fait appel à Axpo, son intermédiaire en mégawattheures. Le groupe installé à Baden, près de Zurich, est chargé chaque fin de mois d’en acheter ou d’en vendre sur les marchés. C’est donc Axpo qui effectue, le 21 novembre 2022, un premier virement de 10,9 millions d’euros à Ohm. Suivront des versements similaires les mois suivants.
À la fin de l’hiver, la trésorerie de l’entreprise de François Joubert dépasse les 130 millions d’euros. Le directeur financier, Adrien Barral, s’applique à vérifier que les fonds sont bien virés. Le trentenaire doit se pincer : dire que la société peinait à trouver l’équilibre financier l’année précédente ! « Ohm Énergie n’avait jamais réalisé de bénéfices jusqu’à présent, on avait fait au maximum 700 000 euros. Et encore, c’était en jouant sur les règles comptables pour afficher un bénéfice », confie-t-il à notre partenaire Complément d’enquête.
Dans un contexte de crise inédite de l’énergie, mieux vaut éviter de nouveaux coups de projecteur.
Quand les premiers millions sont encaissés, le directeur, en vieux routier du trading, ne laisse toujours rien transparaître. Aucune euphorie ni discours triomphaliste. Au contraire, la discrétion reste de mise. En interne, les chiffres demeurent son domaine réservé – une nouvelle fois, seuls le directeur des opérations et celui des finances sont mis dans la confidence. Dans un contexte de crise inédite de l’énergie, mieux vaut éviter de nouveaux coups de projecteur. Et ce d’autant qu’un article du Point identifie « le plan secret des fournisseurs pour s’enrichir pendant la crise ». Dans la foulée de cette publication, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) se mobilise. Début septembre 2022, elle mandate un agent enquêteur. Pas de quoi inquiéter François Joubert qui confie au sien, l’ex-haut fonctionnaire de la CRE, Julien Maréchal, la charge de répondre aux accusations.
Pendant des mois, la passe d’armes a lieu sous cape. L’institution chargée de surveiller que les règles sont respectées demande des précisions, envoie des questions et résume ses griefs. En apparence, François Joubert est serein, persuadé qu’il a joué réglo et que la CRE fait du zèle sous la pression du ministère de l’Économie. Par e-mail, il cherche à rassurer les troupes après un article du Parisien annonçant l’ouverture d’une enquête. « Sur la forme, nous sommes bien entendu surpris et déçus de cette décision, Julien et moi-même ayant rencontré la CRE il y a une dizaine de jours sans qu’aucun manquement à nos obligations ne nous soit reproché, écrit-il dans un message à tous ses employés. Sur le fond, nous sommes confiants sur le fait que cette enquête nous permettra d’établir qu’Ohm Énergie n’a pas manqué à ses obligations. »
Comment se délester sur EDF
De son côté, la Commission de régulation de l’énergie est persuadée qu’Ohm a triché. L’agent enquêteur l’accuse dans sa note de « déformation intentionnelle du portefeuille » en été et de « demande excédentaire » d’accès à des tarifs régulés. Comprendre : les clients ont été utilisés pour acheter sur les marchés, puis mis dehors pour revendre beaucoup plus cher lorsque les prix ont augmenté. Le rapport conclut que ces pratiques sont « de nature à porter gravement atteinte au fonctionnement du marché de l’énergie ».
Au total, écrit l’auteur, entre août et octobre 2022, du fait des manipulations d’Ohm, « les autres fournisseurs ont supporté des surcoûts compris entre 11 millions d’euros et 80 millions d’euros, la borne haute étant sans doute la plus proche de la réalité ». Les documents internes auxquels la CRE n’a pas eu accès montrent qu’en réalité il s’agit de près de 100 millions d’euros sur la totalité de la période. Quant aux « autres fournisseurs », il s’agit en fait d’EDF : l’opérateur national, qui n’a pas le droit de refuser de clients, a été contraint d’accepter les transfuges. Pour les approvisionner, il a racheté de l’électricité sur le marché libre au moment même où les prix atteignaient des sommets. En incluant tous les fournisseurs alternatifs, le surcoût dépasse le milliard d’euros pour EDF (contactée, l’entreprise a refusé d’en dire plus).
Ohm Énergie n’est en effet pas le seul fournisseur en cause. À partir de l’été 2022, EDF assure accueillir 100 000 nouveaux clients par mois. Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la Transition énergétique, qui a défendu Ohm dans un premier temps, promet maintenant de la fermeté face aux « fournisseurs voyous ». Mais il n’y a rien d’illégal dans le procédé. C’est le système de mise en concurrence qui est cassé. Certes, le consommateur n’est pas perdant – sauf s’il ne change pas de fournisseur à temps –, mais c’est bien le cas d’EDF – et donc du contribuable, puisque l’entreprise est détenue à 100 % par l’État. Au total, l’opérateur public a perdu 1,5 milliard d’euros en achetant de l’énergie d’urgence à cause de ses concurrents.
« Perquisition. Merci de quitter les bureaux », lancent les policiers aux employés présents.
Une quinzaine de policiers avec brassards s’agglutinent devant les portiques de sécurité de la tour Montparnasse en ce matin d’avril 2023. Arrivés à l’étage des bureaux d’Ohm Énergie, ils annoncent la couleur : « Où est François Joubert !? » C’est un mardi, et le chef est encore dans l’Eurostar en provenance de Londres. « Perquisition. Merci de quitter les bureaux », lancent-ils aux employés présents. Plusieurs ordinateurs sont saisis, dont ceux de Julien Maréchal et Leila Marouf, les deux anciens agents publics passés de l’autre côté de la barrière. Les limiers envoyés par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), le gendarme des bonnes pratiques commerciales dépendant du ministère de l’Économie, cherchent à prouver qu’il y avait malice derrière les accordéons de prix signalés par les consommateurs en colère.
Peine perdue. Comme on le saura quelques semaines plus tard, les policiers n’ont pas récupéré de preuves, celles-ci se trouvant uniquement dans des présentations comptables ou discussions internes qui n’ont pas été saisies. Le « plan » est, de toute façon, difficile à prouver sans tous les éléments et documents que nous avons consultés. Les détails ont principalement été partagés lors de réunions, à l’oral.
Et puis, depuis la mise en œuvre du coup, chez Ohm Énergie, la valse des salariés a commencé. Plusieurs ont quitté l’entreprise, écœurés par son ambiance de travail et ses pratiques commerciales. La directrice marketing est partie, tout comme le directeur financier, Adrien Barral. Depuis Mexico où il s’est installé, le jeune homme commente les chiffres, dégoûté par le fonctionnement du secteur : « Dans un certain nombre de cas de figure, et notamment en utilisant au mieux les failles de la régulation, la seule façon pour un fournisseur d’électricité de faire de l’argent, c’est de nuire à l’intérêt général, déplore celui qui a rejoint l’entreprise sans rien connaître du secteur de l’énergie et qui en dénonce aujourd’hui les travers. Aucune entreprise n’a un discours honnête, ce n’est pas qu’Ohm. » Fin 2023, il quitte l’entreprise, décidé à changer de vie, s’inscrivant en fac de philosophie. Recruté dès le départ du trentenaire, son successeur reste en poste quelques semaines seulement.
Comment esquiver la presse
François Joubert, lui, continue ses allers-retours en Eurostar. Durant les derniers mois de notre enquête, il a refusé de nous rencontrer pour répondre à nos questions. Une agence de communication a justifié ce refus par e-mail : « Nous ne sommes pas habilités à commenter une enquête de la CRE qui n’est pas encore close. » Et d’ajouter : « Nous avons, de notre côté, la conviction, quelles que soient les péripéties, d’offrir une énergie plus verte et moins chère. » Interrogée ensuite par écrit, l’entreprise s’est bornée à nier catégoriquement avoir voulu faire fuir ses clients : « Nous avons augmenté nos prix comme les boulangers ou les transporteurs parce que nous ne pouvions pas faire autrement. Aurions-nous dû vendre à perte et faire faillite comme tant de nos compétiteurs ? » Quant aux profits records réalisés, Ohm Énergie n’a pas répondu dans le détail. L’agence de communication a lourdement insisté sur les résultats de la filiale trading d’EDF, l’ancien employeur de François Joubert, oubliant les pertes colossales du groupe causées par la transhumance de clients fuyant les fournisseurs alternatifs.
La CRE et la DGCCRF ont refusé de nous parler. Julien Maréchal et Leila Marouf n’ont pas donné suite, et l’entreprise a répondu à leur place : « Concernant les collaborateurs d’Ohm Énergie : ceux-ci ont rejoint la société après avoir répondu à une annonce, passé un processus de sélection et respecté un préavis usuel de trois mois chez leur employeur précédent. »
Ohm se garde bien de publier ses comptes 2022-2023, enfreignant ses obligations légales.
Malgré tout, Ohm Énergie continue aujourd’hui à vendre de l’énergie, en promettant un prix inférieur à celui du tarif réglementé, ainsi que des offres « vertes » et « sans nucléaire », voire des tarifs préférentiels grâce à une supposée intelligence artificielle. Des promesses farfelues pour se distinguer de la concurrence alors que l’entreprise achète, comme les autres, ses électrons sur les marchés. Dans le même temps, Ohm se garde bien de publier ses comptes 2022-2023, enfreignant ses obligations légales. Les enquêtes de la CRE et de la DGCCRF sont toujours ouvertes, mais n’y changeront rien. Même si ces institutions parvenaient à démontrer des abus de tarifs réglementés – ce qui nécessite de prouver des intentions malignes –, la sanction la plus sévère serait une amende proportionnelle au chiffre d’affaires précédent. Quelques millions d’euros. Une somme largement provisionnée par le prévoyant patron.
Entre-temps, les actionnaires, installés au Royaume-Uni, au Liechtenstein, au Luxembourg, en Suisse, à Hongkong ou à Monaco, attendent que les 100 millions de trésorerie accumulés durant la crise énergétique ruissellent. Détenant 65 % des parts de la maison mère londonienne, l’ancien trader a réussi son coup. Sans se ranger pour autant. Le 1er février 2024, quand l’État a annoncé une augmentation des tarifs réglementés de l’énergie de 10 %, Ohm Énergie a lancé une nouvelle campagne de réclame, promettant aux consommateurs des contrats qui permettent « d’effacer les deux dernières augmentations tarifaires ». Il faut attirer le chaland. Pour être gagnant à tous les coups, le trading de mégawattheures sous tarifs réglementés a besoin de clients. Quitte à les faire partir quand la bise est venue.