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Bluff bourguignon
Bluff bourguignon
Épisode 1
Bluff bourguignon
(1/2). Alexandru va devenir le chauffeur d’un millionnaire ukrainien propriétaire d’un château en Bourgogne. Mais tout n’est qu’illusion.
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Un escroc plus ou moins mort
Épisode 2
Un escroc plus ou moins mort
(2/2). Contre toute attente, Alexandru est nommé gérant du château de La Rochepot par son patron. Les ennuis ne font que commencer.
Alexandru, jeune Moldave fraîchement débarqué en France, avait signé pour être le chauffeur de « Monsieur Rudolph », un millionnaire ukrainien en exil devenu propriétaire du château de La Rochepot, en Bourgogne. Trois ans plus tard, il atterrit au tribunal aux côtés de son patron.
Article à retrouver dans cette revue
Arnaques, crimes et vies de château
Revue XXI n°64
Arnaques, crimes et vies de château
Deux ans après le début de la guerre en Ukraine, « XXI » vous embarque dans la zone grise entre Russie et Europe.
Printemps 2024

Alexandru Arman a toujours eu une excellente mémoire des dates. Il se souvient comme si c’était hier de la soirée du 30 octobre 2015 à l’hôtel Levernois. Avec sa femme, Ekaterina, et leur fille âgée de 5 ans, ils ont été invités par son nouvel employeur, l’épouse de celui-ci, Alla, et leurs quatre enfants pour une quinzaine de jours dans un cinq-étoiles, à Beaune, en Bourgogne. « C’était un endroit de rêve, on n’avait jamais vu ça », sourit encore le trentenaire au visage poupin et au physique d’armoire à glace. Ce soir-là, alors que les convives découpent leur volaille de Bresse au restaurant gastronomique, l’hôte s’éclipse pour prendre un appel qu’il a semblé attendre durant tout le dîner. L’assiette est encore fumante lorsqu’il revient. Attrapant un serveur au vol, il commande du champagne et, tout en se rasseyant calmement, annonce : « On est propriétaires d’un château ! »

L’autre date qu’Alexandru Arman n’est pas près d’oublier, c’est le 5 octobre 2018. Trois ans après. Ce jour-là, en début d’après-midi, les derniers touristes de la saison prennent leurs desserts sur la terrasse du château de La Rochepot, bel et bien devenu propriété de son employeur. Quand, soudain, Alexandru se retrouve aux premières loges d’un ballet de gyrophares et de sirènes hurlantes : « Police, ouvrez ! » Comme il l’apprendra plus tard et à ses dépens, le parquet de Dijon a saisi un an auparavant la section de recherches d’une enquête sur les nouveaux châtelains. La police aux frontières et l’agence européenne de police criminelle Europol sont aussi sur le coup, soupçonnant l’homme au champagne d’être la clef de voûte d’une escroquerie internationale et d’une opération de blanchiment ultra sophistiquée commise en bande organisée. 

D’interrogatoires interminables en détention provisoire, après avoir été traité comme un criminel, le modeste Moldave jusqu’alors sans histoires se retrouve à partager le banc des prévenus avec son patron, lors de leur procès, qui s’ouvre en novembre 2022 à Nancy. À leurs côtés, quatre femmes sont également poursuivies : l’épouse et la maîtresse de l’escroc ukrainien, l’ancienne gérante de la société chargée de l’exploitation du château ainsi qu’une avocate du barreau de Paris. Pas exactement le French way of life que le jeune père de famille était venu chercher lorsqu’il avait accepté cet emploi – certes non déclaré.

Un patron sans nom

Un homme d’affaires ukrainien, engagé en politique, qui a quitté son pays pour fuir la guerre et se réfugier à Paris, cherche des personnes de confiance, et plus précisément un chauffeur particulier parlant russe et français. C’est ainsi que la femme a présenté la mission à Alexandru, dans un français parfait mâtiné d’un léger accent russe, quand elle lui a téléphoné au printemps 2015. Un ami qui fréquente la même église orthodoxe que lui en région parisienne lui avait signalé le bon plan. Alexandru Arman vient alors de débarquer de Moldavie, avec un diplôme en économie internationale et la promesse d’un avenir meilleur pour sa famille dans un pays dont il a baragouiné la langue au cours de ses études. Sa large carrure lui a valu des propositions d’embauches dans le BTP, mais ça ne l’intéresse pas. 

Le premier rendez-vous avec « Rudolph » a lieu à la terrasse d’un café parisien, non loin de l’Arc de Triomphe. « Il attendait déjà quand je suis arrivé, raconte le trentenaire à la barre du tribunal. Pour moi, c’était une sorte de réfugié politique, qui avait quitté l’Ukraine pour de bonnes raisons. » Ils ont le même âge, mais la ressemblance s’arrête là. « Rudolph » affiche une mine fière dans son costume gris Hermès, assis aux côtés d’une grande Ukrainienne, mince et classe, aux cheveux châtains, dénommée Kateryna Rusanova. La femme du téléphone. « Elle était manifestement son bras droit et une amie de la famille. En tout cas, ils se comportaient comme des amis. »

Alexandru est si désespéré qu’il est prêt à travailler pour 1 000 euros par mois. Trois billets de 500 euros glissent sur la table.

Le recruteur ne demande pas son patronyme au futur employé – et ne donne pas le sien non plus –, mais s’enquiert de savoir si celui-ci possède une voiture, le permis, et s’il connaît Paris, avant de l’interroger sur ses prétentions salariales. Alexandru n’en a pas : il est si désespéré qu’il est prêt à travailler pour 1 000 euros par mois. Trois billets de 500 euros glissent sur la table. C’est la première fois que le Moldave en voit.

Avec ses tuiles vernissées, ses deux tours rondes et son côté forteresse bâtie sur un site escarpé, le château de La Rochepot semble tout droit sorti d’un conte de fées. Deux ponts-levis, un puits de 72 mètres creusé dans le roc et une chapelle du XIIe siècle viennent parachever ce que les guides décrivent comme le « fleuron touristique » du village du même nom. Blottie en contrebas, la petite commune viticole de 288 habitants entretient son allure de carte postale bourguignonne, en Côte-d’Or, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Beaune. Tout autour, la nature s’épaissit, luxuriante, tandis que les vaches charolaises paissent. 

Après avoir bourlingué sur un petit chemin boisé qui grimpe, la Citroën C6 aux vitres teintées d’Alexandru Arman se gare devant les douves sous le soleil de ce 23 juin 2015. À son bord, Rudolph, accompagné de Kateryna Rusanova. Dans une Mercedes noire, Alla, la femme de son nouveau patron, les attend déjà. Peu maquillée, les yeux bleus perçants et les cheveux cendrés, l’Ukrainienne a fait le déplacement depuis Cannes où elle réside, loin de la grisaille de l’avenue Raymond-Poincaré, à Paris, où vit son mari. Alexandru reste dans la voiture. Une habitude depuis qu’il est chauffeur à plein temps. La visite est organisée par l’agence parisienne Patrice Besse, spécialisée dans la vente de « biens de caractère ».

Le bouddha de l’impératrice

Voilà trois ans que la bâtisse médiévale joue la belle endormie. La veuve de Sadi Carnot, président de la Troisième République, en a fait l’acquisition en 1893, avant de la léguer à son fils. À l’époque, le bâtiment était en ruine et Lazare Hippolyte Sadi Carnot a entrepris durant les vingt-six années suivantes de le rénover et de le décorer. Dans une chambre tout en chinoiseries, un bouddha offert à son père par la dernière impératrice de Chine est devenu la touche exotique préférée des touristes. Ouvert au public depuis les années 1960, le château a accueilli jusqu’à 30 000 visiteurs lors de ses meilleures saisons. Il a même été, selon Le Journal de Saône-et-Loire, le troisième monument le plus visité de Bourgogne, après les Hospices de Beaune et l’abbaye de Fontenay ! Pour être mis en vente en juin 2012.

L’annonce a provoqué l’émoi des Larochepotois. Ici, chaque famille est fière de compter au moins un homme ayant participé à la rénovation, du vivant du colonel Carnot. Tous les écoliers du département l’ont visité. Et c’est dans son parc qu’on se promène le dimanche après un déjeuner arrosé. En cet été 2015, les habitants craignent que leur monument devienne la résidence secondaire d’un riche étranger peu impliqué. Heureusement, l’héritière, Sylvie Carnot, ne souhaite pas vendre au plus offrant. « Le futur postulant au rôle d’occupant devra prouver son engagement de conservation et de respect total, pour espérer un jour devenir maître des lieux », a-t-elle posé comme condition dans l’annonce, du haut des collines de San Francisco où elle habite. Ainsi, malgré les centaines de requêtes, l’agence ne fait pas visiter à n’importe qui. 

L’offre de ces Ukrainiens, amoureux de bons vins et de culture française, est retenue. Deux millions et demi d’euros. Et les tâches d’Alexandru Arman évoluent : « À la demande de monsieur, j’ai souscrit un abonnement à mon nom à la conciergerie John Paul à Paris. Avant qu’il m’en parle, j’ignorais que ce type de services existait. » Par le biais de cette entreprise, celui qui devient homme à tout faire réserve des billets de spectacle, des hôtels cinq étoiles, va chercher en boutique des vêtements, de la maroquinerie ou de l’horlogerie de luxe, comme ces boutons de manchettes Fabergé qu’il récupère chez Victor Mayer, ou ces montres à 20 000 euros pièce qui l’attendent chez Rolex ou Chaumet. Toutes les factures sont préparées à l’avance au nom d’Alexandru Arman, qui les règle avec les cartes bancaires des différentes sociétés de son employeur : Lesla Corp, Histore Corp, Sailine Corp ou Vergadain. « Je ne me posais pas la question du pourquoi ni du comment, parce que je ne pensais pas faire quelque chose de mal », se justifie Arman.

Monsieur Rudolph évoque une truffière, un négoce de vin, un héliport et même un bar perché.

Pendant ce temps, au village, les Ukrainiens ne chôment pas. Kateryna Rusanova – Katya pour les intimes – se présente aux habitants comme la gérante du château, chargée par le nouveau propriétaire de le « développer ». Comme par le passé, les artisans du coin sont sollicités. Le projet est d’en faire un « lieu de vie », dit-elle en français, à la fois pôle culturel et œnologique. Kateryna y met toute son énergie, multipliant les devis de rénovation et les commandes. Elle passe six mois pendue au téléphone pour régler les problèmes d’électricité, de gaz et d’Internet, embaucher des salariés, rouvrir la billetterie et programmer les visites guidées pour la nouvelle saison, qui doit débuter au printemps 2016.

De son côté, celui qui se fait appeler monsieur Rudolph par les habitants rencontre le maire, Jérôme Billard, à qui il confie son souhait d’investir dans la commune. Peut-être pourrait-il financer la rénovation du toit de l’église ? Ou racheter l’hôtel-restaurant à l’entrée du village ? Il évoque un budget de plusieurs dizaines de milliers d’euros et des projets de construction, plus ambitieux les uns que les autres : une truffière, un négoce de vin, un héliport sur un terrain attenant et même un bar perché dans les arbres. La SARL Château de La Rochepot ouvre une boutique dans les anciennes écuries. Premier achat : des dizaines de caisses de vin Billard Père et Fils, le domaine viticole du premier édile.

« Les Feux de l’amour », version slave

L’habitacle de la berline d’occasion aux vitres teintées, payée par son patron en coupures de 200 et 500 euros, doit avoir un côté confessionnal pour que celui-ci s’y épanche autant. « Un jour, il m’a montré une pièce d’identité roumaine et m’a dit qu’il s’appelait Marius Daniel Mirza, raconte l’ancien chauffeur. Sur Internet, j’ai essayé de faire des recherches, j’ai rentré ses nom et prénoms mais je n’ai rien trouvé. » Alexandru Arman n’est pas là pour juger. Même s’il aime comparer à une série romantique la vie sentimentale de son patron. Les Feux de l’amour, version slave : séparé mais pas divorcé d’Alla – sa femme et mère de ses quatre enfants –, Rudolph/Marius entretient depuis plus d’un an une relation sentimentale avec une certaine Olga Kalina, fille d’une riche famille ukrainienne, qui dirige un salon de coiffure chic à Kiev.

Quelques mois à peine après avoir été embauché, Alexandru Arman fait sa connaissance : il réserve pour les amants quatre nuits au Château Hôtel Mont Royal, à La Chapelle-en-Serval, un cinq-étoiles au cœur de la forêt de Chantilly, pour 40 000 euros. « Il m’a dit qu’il fallait que je comprenne qu’Olga n’était pas sa femme et que je ne devais pas raconter que je l’avais vue avec lui. » Pourtant, à compter de l’acquisition du château, la présence de la maîtresse se fait plus régulière. « Et à partir de l’été 2016, les problèmes ont commencé », résume Alexandru encore dépité. 

Les impayés s’accumulent. Plombier, électricien, architecte… Tous les artisans viennent trouver Kateryna.

« La saison avait démarré en avril et tout se passait bien. Le service de restauration avait été mis en place et j’avais commencé à monter le dossier pour les Bâtiments de France, se remémore Kateryna Rusanova. Et puis, il n’y a plus eu d’argent sur le compte. » Les impayés s’accumulent. Plombier, électricien, architecte, terrassier… Tous les artisans qui avaient foncé tête baissée viennent la trouver. Sauf qu’en réalité, ce n’est pas elle qui gère l’argent : « Je n’avais qu’un pouvoir de signature donné par l’épouse, Alla, gérante de droit, qui faisait les virements pour les salaires et factures sur mon feu vert. » 

Au même moment, elle découvre qu’Olga est la maîtresse de Rudolph. « Olga est ici chez elle », la met-on en garde. « Je ne comprenais plus quel était mon rôle. Olga mettait son grain de sel partout, et avec tellement de mauvais goût : elle était peintre à ses heures et voulait accrocher ses propres tableaux dans le château, quand j’imaginais plutôt des affiches liées aux grandes maisons de vin. Je me suis sentie agressée professionnellement. » Kateryna n’a plus les coudées franches. « En deux jours, tout a basculé. » 

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