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Ombres au tableau de la République

Écrit par Philippe Vasset et Clément Fayol Illustré par Léa Taillefert
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Ombres au tableau de la République
Comment le street art est entré à l’Élysée
Épisode 1
Comment le street art est entré à l’Élysée
Macron et l’histoire secrète de sa Marianne (1/2). Une toile street art trône à l’Élysée depuis 2017. Sa provenance intriguait…
Ombres au tableau de la République
Épisode 2
Ombres au tableau de la République
Macron et l’histoire secrète de sa Marianne (2/2). Après l’élection de 2017, la presse commence à s’intéresser à la toile…
En cours de lecture
Alors que la toile trouve sa place dans le bureau du président à l’Élysée, les communicants de Macron la mettent en scène à tout bout de champ. Mais sa provenance intrigue. Et il s’agit également d’éviter un scandale…
Publié le 19 février 2024

Les couloirs et les salles de réunion de sa société de production de théâtre, encombrés de toiles, témoignent de sa passion. On reconnaît, pêle-mêle, les tags obsessionnels du graffeur JonOne, les compositions en céramique de Space Invader et les panneaux de signalisation détournés par Clet Abraham. « J’ai commencé par acheter une quinzaine d’œuvres, puis je n’ai plus jamais arrêté », résume Jean-Marc Dumontet, mince, barbe taillée sur profil acéré et costume près du corps, devant un thé Earl Grey dans les bureaux de JMD Production. C’est ainsi que l’homme de théâtre et d’affaires s’est mis à fréquenter la galerie de street art de Mehdi Ben Cheikh et les enchères d’Urban Art. De multiples sérigraphies de Shepard Fairey, aka Obey, y ont été vendues, ouvrant l’artiste à un public plus fortuné.

Dumontet fait partie de ces riches amateurs. Toutefois, comme d’autres collectionneurs, il s’est rapidement mis à regretter que l’Américain ne produise pas de pièces uniques – les affiches sérigraphiées sont tirées à des centaines d’exemplaires. L’artiste, qui réalise une grande partie de ses ventes en France grâce à la galerie Itinerrance, a fini par entendre le message : fin 2016, il exécute une version peinte de sa Marianne, deux fois plus grande que l’originale. Le tableau fait 1,8 m sur 1,3 m, quand l’affiche ne mesurait que 60 cm sur 45 cm. La peinture est mise en vente par Mehdi Ben Cheikh.

Un prêt très secret

De son côté, Emmanuel Macron cherche, dans sa course à la présidence, à prendre du relief, et à se défaire de son image trop lisse. Lors du meeting de février 2017 à Lyon, il a martelé « Liberté, Égalité, Fraternité » à une foule enthousiaste. Dumontet était là. Il fait partie de ses conseillers, en matière culturelle, mais intervient également dans la rédaction de certains discours. Quelques jours après le rassemblement, il s’enquiert auprès de Mehdi Ben Cheikh : la Marianne, que Shepard Fairey vient de peindre, a-t-elle été achetée ? Le galeriste l’a proposée à quelques-uns de ses collectionneurs sans trouver preneur. Dumontet indique qu’il est intéressé. La transaction se fait en quelques jours. Pour 67 000 euros. Le vendeur justifie le prix par la taille du tableau et surtout par le caractère unique de l’œuvre. Le poster sérigraphié se vend, lui, à 3 000 euros.

Désormais propriétaire de la toile, Dumontet apporte sa Marianne à la permanence parisienne d’En marche, un petit local situé rue de l’Abbé-Groult, près de la porte de Versailles, à Paris. Il l’accroche dans l’espace dédié au candidat, une salle de réunion un peu vide, au sixième étage. Emmanuel Macron reste mystérieux sur son origine : seul son entourage immédiat sait à qui elle appartient. Jean-Marc Dumontet, pour sa part, prend soin de ne jamais en revendiquer la propriété publiquement. Quelques semaines plus tard, la journaliste Sophie des Déserts, venue interroger Emmanuel Macron sur son rapport aux femmes pour Vanity Fair, la remarque et en fait mention dans son article. C’est la première association entre le futur président et le tableau.

La valeur de la toile dépasse, de loin, le plafond des dons et cadeaux autorisés pour un candidat, fixé à 7 500 euros.

À mesure que l’élection approche, et qu’Emmanuel Macron monte dans les sondages, Jean-Marc Dumontet blague avec la poignée de personnes qui savent que la toile est à lui : si leur candidat est élu, sa Marianne va à l’Élysée ! Le 7 mai 2017, le candidat d’En marche l’emporte sur Marine Le Pen avec 66,1 % des suffrages exprimés et, une semaine plus tard, il est intronisé. Début juin, la blague devient réalité. Dédaignant les fastes du Salon doré, qui a servi de bureau au général de Gaulle, à François Mitterrand et à Nicolas Sarkozy, le nouveau président s’installe à côté, dans le salon dit d’angle, que préférait également Valéry Giscard d’Estaing. C’est sa femme Brigitte qui supervise l’ameublement. Rien que du très moderne : siège Jouin aux montants tubulaires, bureau de travail en béton conçu par le designer Francesco Passaniti, tapisseries de Pierre Alechinsky et Hans Hartung. Face au nouveau chef de l’exécutif, la Marianne de Shepard Fairey.

Très vite, la question du statut du tableau, jusqu’alors ignorée, se pose. La valeur de la toile dépasse, de loin, le plafond des dons et cadeaux autorisés pour un candidat, fixé à 7 500 euros. Quelques mois plus tôt, l’adversaire malheureux d’Emmanuel Macron, François Fillon, a eu le plus grand mal à justifier les costumes Arnys d’une valeur de 48 500 euros que lui a offerts le lobbyiste Robert Bourgi. La confusion que le candidat des Républicains a longtemps entretenue entre son patrimoine personnel et celui de l’État est présente dans tous les esprits.

Personne n’a envie de commencer le quinquennat avec une affaire du même genre : le symbole de la Marianne, aussi beau soit-il, ne vaut pas un scandale. Fraîchement nommé, le cabinet d’Emmanuel Macron rédige un accord de prêt stipulant que Jean-Marc Dumontet met son tableau à disposition de la présidence, et ce sans rémunération. Un document réalisé a posteriori pour éviter d’éventuelles contestations. Le tableau étant en possession d’Emmanuel Macron depuis sa campagne électorale, il pourrait être considéré comme un don en nature, très strictement encadré par les lois de financement électoral. La convention de prêt du tableau, ainsi que l’identité du propriétaire de la toile, ne restent ainsi connues que du tout premier cercle du chef de l’État.

Devant la toile avec Bono

Dans les premiers mois du quinquennat, la Marianne de Shepard Fairey devient l’incarnation picturale du « en même temps » macronien : tout en cherchant à véhiculer l’image d’un président en prise avec la jeunesse, elle témoigne, en creux, d’un pouvoir à l’exercice restreint, cantonné à une poignée de fidèles. Et plus le véritable détenteur de la toile est occulté, plus cette dernière se retrouve surexposée par les services de communication de la présidence. L’œuvre fait sa première apparition officielle deux mois après l’élection, lors de la visite du chanteur Bono. Sur l’une des photos diffusées par l’Élysée, on voit Emmanuel Macron, stratégiquement placé devant le symbole, discutant avec le leader de U2. Sur les réseaux sociaux, le maire du XIIIe arrondissement, Jérôme Courbet, like le cliché, rappelant que la toile fut, d’abord, une fresque dans sa circonscription.

Pour sa première interview télévisée, le 15 octobre 2017, le président fait installer les journalistes autour d’une table Knoll à plateau de marbre placée… sous le tableau bleu, blanc, rouge. Durant l’entretien, les cameramen multiplient les plans de coupe sur l’image. Et le 31 décembre 2017, c’est encore devant elle que le président prononce ses premiers vœux, suscitant un nouveau flot de commentaires. « Itinerrance fournit l’Élysée », s’enthousiasme le galeriste Mehdi Ben Cheikh. « Comme un petit air de Paris 13 dans le bureau de travail du président », abonde Jérôme Coumet, le maire de cet arrondissement.

Les versions sur l’origine de la toile se multiplient. Chacun a sa théorie, son tuyau 100 % sûr.

La presse commence à s’intéresser à la provenance de l’encombrante toile : Le Parisien rappelle qu’il s’agit d’un hommage aux victimes du 13 novembre 2015, tandis que le magazine lifestyle GQ croit savoir qu’il s’agit d’un cadeau de Shepard Fairey au couple présidentiel. D’autres insinuent qu’il s’agirait de la partie émergée de la collection d’art privée d’Emmanuel Macron. D’un don non déclaré d’un personnage sulfureux. Les versions se multiplient. Chacun a sa théorie, son information exclusive, son tuyau 100 % sûr.

S’il reste silencieux, et ne revendique toujours pas la propriété de l’œuvre, Jean-Marc Dumontet continue à s’activer dans l’entourage présidentiel. Il propose même deux autres pièces de sa collection : un panneau de signalisation détourné par Clet Abraham et le fameux globe Earth Crisis que Fairey était venu exposer au premier étage de la tour Eiffel en 2015, avant les attentats qui lui avaient inspiré sa Marianne. L’Élysée accepte ces nouveaux prêts et, selon un mécanisme désormais éprouvé, signe avec le producteur deux autres conventions. Le globe Earth Crisis sert ainsi d’arrière-plan aux photos immortalisant les rendez-vous écologiques du président, comme sa rencontre, le 12 février 2024, avec l’envoyé spécial américain pour le climat John Kerry.

Capitalisant sur l’intérêt suscité par son tableau lors des vœux de 2017, le producteur de spectacles s’implique dans la préparation du discours de fin d’année 2018. Et, début janvier 2019, lorsque le conseiller en communication de la présidence, Sylvain Fort, quitte son poste, il s’investit dans la recherche d’un successeur, invoquant des instructions présidentielles. Près de trente candidats, dont plusieurs porte-paroles de grands groupes, sont auditionnés dans les bureaux de JMD Productions. Seule une poignée seront emmenés, par Dumontet, à l’Élysée pour rencontrer, sous le regard de l’omniprésente Marianne, Emmanuel Macron, parmi lesquels le publicitaire Clément Léonarduzzi, alors président de Publicis Consultants et le communicant Franck Louvrier, ancien conseiller du président Nicolas Sarkozy. À peine sortis du bureau d’angle, les candidats shortlistés appellent la presse, qui relate l’opération. L’épisode vaut à Dumontet des portraits peu flatteurs dans Le Point et Le Monde. Finalement, l’Élysée désignera le successeur de Sylvain Fort, Joseph Zimet, sept mois plus tard seulement.

Cachez cette Marianne

Pâlissante après le pataquès des conseillers en communication, l’étoile de Dumontet reprend peu à peu des couleurs. Le 22 juin 2019, le producteur amène Shepard Fairey à l’Élysée pour rencontrer Emmanuel Macron. Une première tentative, en 2017, avait échoué : le président n’était pas disponible, et c’est sa femme Brigitte qui avait accueilli l’artiste. Très impressionné, Fairey n’avait osé s’asseoir à la place du président et avait dédicacé la monographie de son œuvre debout. Cette fois-ci, le lendemain du jour de la Fête de la musique, Emmanuel Macron accueille l’auteur de sa Marianne et son galeriste, avant de poser avec eux pour un selfie. Une seule personne reste dans l’ombre : Jean-Marc Dumontet, qui prend la photo.

Depuis, le tableau n’a plus pris la lumière médiatique. Il est certes toujours accroché à l’Élysée, dans le bureau d’angle, mais seuls les proches peuvent encore le voir. Lors de la seconde campagne présidentielle, la toile n’a plus été utilisée par les communicants, qui ont renouvelé leurs symboles. Jean-Marc Dumontet a continué à soutenir le président, mais de manière plus distante. Il monte parfois au front sur des plateaux de télévision, ou distille des commentaires aux journalistes depuis son bureau du VIIIe arrondissement. Le producteur continue en revanche à collectionner du street art, même s’il a ralenti le rythme de ses achats d’œuvres de Shepard Fairey. Il en possède quatre, dont deux, dit-il dans un sourire, « sont exposées à l’Élysée ». Une fierté. Mais pas seulement. La Marianne a considérablement bénéficié de son séjour sous le regard présidentiel. De l’aveu même de l’homme d’affaires, le tableau vaudrait aujourd’hui quatre fois plus que son prix d’achat. Jean-Marc Dumontet assure cependant que sa motivation n’a jamais été financière. « J’ai acheté 67 000 euros ce tableau qui en vaut aujourd’hui 300 000, mais je n’ai jamais acheté une œuvre pour la revendre », jure-t-il.

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