Le laboratoire a des allures de cuisine en pleine inspection d’hygiène. La cuisine d’un restaurant après le coup de feu, quand tout est briqué. Les lave-vaisselles ont cessé de tourner. Les appareils de stérilisation, ceux qui ressemblent à des robots à pâtisserie sophistiqués, patientent sagement. Les visiteurs en charlotte et blouse blanche observent leur reflet sur les plans de travail en acier. Ce ne sont pas des inspecteurs pourtant, mais des scientifiques venus d’Afrique du Nord pour découvrir la mystérieuse recette du petit laboratoire niché à l’extrême sud du continent.
En connaisseurs, ils savourent, écoutent, prennent des notes. Et s’imprègnent de la puissance du lieu, dont la réputation n’est plus à faire. Afrigen est une planète à part, un terrain d’expérimentation dont l’équipe est animée par une ambition de super-héros : sauver le monde, ni plus ni moins. Un commando de savants s’active pour démocratiser la production de vaccins et, ainsi, épargner des millions de vies dans les pays les plus pauvres. À sa tête, Petro Terblanche, qui a embauché tout ce que le pays compte de talents soucieux de mettre leurs compétences au service de ce big bang.
À deux pas d’un ghetto du Cap
Tout s’est accéléré durant la pandémie de Covid-19, quand Afrigen s’est lancé dans la production d’un vaccin alternatif. Depuis, le labo vise plus loin, entraînant son lot de migraines pour les patrons de Moderna, Pfizer et BioNTech. Car la brigade de Petro Terblanche espère bien casser leur monopole sur l’ARN messager. Cette technologie révolutionnaire pourrait en effet devenir un bouclier contre la malaria ou la tuberculose – des fléaux dans nombre de contrées miséreuses. Mais ce n’est pas tout : la boss de cette minuscule entreprise entend former les experts des nations les moins favorisées pour qu’eux aussi puissent maîtriser le procédé et gagner en indépendance.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui soutient le petit labo rebelle depuis juin 2021, a affublé cette opération de partage de savoir-faire d’un nom de start-up : le « hub de transfert de technologie de l’ARN messager ». En réalité, le labo fait avec les moyens du bord, en mode débrouille. Afrigen est planqué dans une zone industrielle en périphérie du Cap, juste à côté de la mal-nommée « Freedom Way ». De part et d’autre de cette voie, des abris façonnés de bric et de broc forment un bidonville, où ses habitants, enfermés dans leur précarité, vivent dans des cabanes en tôles ondulées et rouillées qui résistent tant bien que mal à la force du vent. Un township où des gamins transforment en ballons les bouteilles jonchant le sol. Et où la misère ronge jusqu’à la dernière cloison de fortune.
Déclaration de guerre
C’est là que, tout début décembre 2022, une équipe coréenne est venue faire la visite. Aujourd’hui, c’est au tour des Tunisiens, qui déambulent avec application entre les tuyaux et les cuves bien nettoyées. « Les patrons de Big Pharma [terme qui désigne les plus puissantes entreprises pharmaceutiques mondiales, ndlr] ne m’intimident pas », répète Petro Terblanche, tout en flegme, dans ce qui ressemble à une déclaration de guerre. La partie est pourtant loin d’être gagnée. Entre lutte et coups bas, lobbying et dépôts de brevet, les mois qui viennent vont être décisifs.
La façade d’Afrigen est faite de briques orangées, à la Brooklyn. Son parc de stationnement déborde de voitures jusqu’à la pelouse et au trottoir d’en face. Le petit labo a grandi vite. Deux autres entrepôts à l’autre bout de la rue ont été investis en renfort pour l’usine flambant neuve. Il y avait urgence. En mai 2020, l’eau a pénétré dans l’ancien hangar, en pleine pandémie. La zone doit pourtant être ultra-aseptisée, sans quoi les certifications chimiques et pharmaceutiques nécessaires à la commercialisation du futur vaccin ne peuvent être attribuées. « J’en ai pleuré », confie la directrice, en pantalon rouge, veste noire et haut à pois.
Devant la cheffe de la résistance et son 1,70 m, on se sent court sur pattes, comme si sa confiance en l’avenir la grandissait.
Petro Terblanche a pris la tête du laboratoire en 2018, qui ne comptait alors que huit salariés. De cette époque, elle a gardé des habitudes de patronne de petite entreprise. Elle répond elle-même à ses courriels. Appelle par son prénom chaque membre de son escouade, désormais composée de 122 employés – les deux tiers sont des femmes et la moyenne d’âge de 37 ans. Une boîte colorée de Quality Street illumine son bureau, accolé à la réception, avec vue sur le parking. Deux fauteuils et une modeste table basse se serrent.
Elle s’y installe, à la même hauteur que ses convives. Pourtant, devant la cheffe de la résistance et son 1,70 m, on se sent court sur pattes, comme si sa confiance en l’avenir la grandissait. Elle qui, enfant au début des années 1960, a vécu « pauvrement » dans une propriété agricole au cœur d’une réserve naturelle du nord de l’Afrique du Sud. De ses aïeux, des Français huguenots chassés par les catholiques, elle a hérité un teint de porcelaine ; de sa langue maternelle, l’afrikaans – ce dialecte dérivé du néerlandais des colons hollandais –, les « r » roulés.
La longue course de Petro
Son père cultivait le tabac, le blé et le soja au milieu des plaines parsemées de grands arbustes, derrière lesquels pouvaient débouler à tout moment un rhinocéros, un gnou ou une girafe. En plein régime ségrégationniste, l’enfant s’amusait avec les filles et fils des ouvriers agricoles noirs de la ferme. « Ils étaient mes meilleurs amis, évoque Petro dans un sourire permanent, encadré d’une crinière brune. Nous jouions au foot, à la poupée, il n’y avait pas de différence entre eux et moi à mes yeux, alors qu’il y en avait bien une dans le pays… »
Pas de différence non plus avec ses deux frères, à qui elle a passé ses jeunes années à prouver qu’elle pouvait escalader, monter ânes et chevaux aussi bien qu’eux, si ce n’est mieux. C’est devenu sa passion. La patronne d’Afrigen a secouru ces dernières années sept canassons maltraités par leur propriétaire. Sur une étagère en bois de son QG trônent quatre imposantes figurines chevalines et une ribambelle de trophées argentés d’équitation, aux côtés de statuettes dorées, récompenses de son travail.
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La cavalière regrette de ne plus pouvoir pratiquer. Ni s’adonner au footing, elle qui a bravé sans difficulté le mythique marathon de Boston (aux États-Unis) – après un doctorat en cancérologie de l’université de Pretoria, la capitale d’Afrique du Sud, elle a passé six mois à Harvard pour étudier la santé publique internationale. « J’y étais lorsque Nelson Mandela a été libéré de prison, se souvient-elle. Je n’oublierai jamais ce moment… J’étais abasourdie, je suis restée scotchée sur place dans la foule, je n’en revenais pas. » Un chamboule-tout qui l’a convaincue de rentrer au pays en 1990. Quarante ans plus tard, l’esprit de lutte de Nelson Mandela l’a confortée dans sa décision de se lancer dans cette autre « longue course », comme elle qualifie souvent la compétition mondiale aux vaccins.
Les habitants du pays n’ont jamais eu droit au vaccin de Moderna, « le plus performant » selon Petro Terblanche.
En février 2021, les Sud-Africains ont d’abord eu accès au vaccin AstraZeneca contre le Covid-19, mais la campagne a été suspendue, du fait d’une efficacité « limitée » face au variant local. Puis les doses de Johnson & Johnson sont arrivées, mais 2 millions d’entre elles ont dû être retirées à la suite d’« un problème de non-conformité » lors de la fabrication aux États-Unis. Enfin, des négociations houleuses ont abouti à la commande de 20 millions de piqûres Pfizer-BioNTech. En revanche, les habitants du pays n’ont jamais eu droit au vaccin de Moderna, « le plus performant » selon Petro Terblanche : celui-ci qu’elle a entrepris de reproduire.
Instaurer un rapport de force
Le marché sud-africain, moins rentable que d’autres, n’était pas la priorité du laboratoire américain. Par précaution, sa direction a quand même déposé un brevet dans le pays pour protéger ses droits de propriété intellectuelle, qui fait que, pendant vingt ans, Moderna peut y jouir du monopole en matière de commercialisation.
D’où cette question : à quoi bon se lancer fin 2020 dans la quête d’un vaccin contre le Covid-19 si les puissants avaient déjà verrouillé la maîtrise de la pandémie alors en cours, voire de celles à venir ? Réponse de résistant : pour montrer qu’un petit labo à deux pas du ghetto est capable de maîtriser l’ARN messager, placer l’univers de la science devant le fait accompli et instaurer un rapport de force. Pour créer un précédent, qui ne serait que le début d’une longue série.